La tentative ratée de rachat de Sika par Saint-Gobain

Le 8 décembre 2014 Saint-Gobain, Groupe Français, informe dans un communiqué de presse ses actionnaires et la presse de son projet d’acquisition du contrôle de Sika, Groupe Suisse. Le projet pour Saint-Gobain est simple, acquérir pour 2,3 milliards d’euros la holding Schenker Winkler Holding AG (SWH). Cette holding contrôlée par les héritiers du fondateur de Sika (famille Burkard), par une subtilité du droit des affaires suisse, ne détient que 16,1% du capital mais 52,4% des droits de vote au Conseil d’administration. Par cette stratégie Saint-Gobain n’a pas à lancer une OPA ni à acheter la majorité des actions pour prendre possession de Sika. Normalement effective fin 2015, cette prise de contrôle hostile par Saint-Gobain de Sika est toujours au point mort, en cause : le rapport de force engagé entre un premier groupe Saint-Gobain – Burkard et un second réunissant entre autres les actionnaires et les investisseurs institutionnels opposés au projet.

La politique africaine de containment de St Gobain
Saint-Gobain est le leader mondial de l’habitat, il conçoit, produit et distribue des matériaux industriels. Placoplatre, Point P, Lapeyre, Sekurit, Norton, Weber, PAM sont une petite partie des marques du groupe français. En 2016, son chiffre d’affaire dépassait les 39 milliards d’euros et il employait plus de 170 000 personnes dans 67 pays. Sa politique de développement s’appuie sur la croissance externe c’est à dire sur des acquisitions d’actifs ou d’entreprises extérieures à l’entreprise. Par cela le Groupe peut joindre à ces activités des activités complémentaires en émergence, diminuer la concurrence par absorption ou encore augmenter son volume d’activité et toucher une nouvelle clientèle. Cette forme de croissance n’est pas dénuée de risque et doit être mûrement réfléchie et stratégiquement organisée. Sika est quant à lui le leader mondial de la chimie de la construction et le numéro deux mondial des adhésifs et joints pour ses applications industrielles. Ce groupe suisse a un maillage international puissant, puisqu’il est implanté dans 80 pays. Il emploie plus de 15 000 employés, avec un chiffre d’affaire, en 2016 de 5,75 milliards de francs (5 milliards d’euros).
Le discours public de Saint-Gobain pour motiver sa prise de contrôle de Sika, est la présence de nombreuses synergies et complémentarités entre les deux groupes. Saint-Gobain omet de préciser qu’ils sont aussi en concurrence dans le métier du mortier. Ce secteur apparait comme un élément clé de la stratégie d’expansion de Sika, ce qui in fine pourrait nuire aux résultats de Saint-Gobain par le biais de sa filiale Weber. L’implantation soutenue de Sika dans les pays africains à hauts potentiels de croissance (Tanzanie ou Nigeria) ainsi que sa croissance à deux chiffres dans ce secteur dérange le géant français. On se retrouve alors devant un rapport de force du fort au faible où Saint-Gobain dans une approche visible et bruyante tente de prendre le contrôle d’un groupe 8 fois plus petit que lui en ne prévoyant seulement qu’un accord de vente « inébranlable » avec la famille Burkard (Guillaume Texier chef des finances du groupe français). Entretien diffusé le 05.11.2016). Cet accord avec les héritiers est la (seule) pierre angulaire de la stratégie de Saint-Gobain oubliant ainsi les autres parties prenantes, n’identifiant ni leur niveau d’intérêt ni leur pouvoir de communication et de barrage. Ainsi le 8 décembre, date du communiqué de presse, les autres parties prenantes de Sika prenaient seulement connaissance de l’accord Saint-Gobain – Burkard et la volonté de prise de contrôle hostile de Saint-Gobain.

La contre-attaque suisse
La stratégie de Sika a été rapide et organisée. En avril 2015, le conseil d’administration et la direction décide de limiter les droits de vote de SWH à 5% durant l’assemblée générale. Cette limitation porte exclusivement sur toutes les décisions associées à la vente de leurs blocs d’action au groupe français. L’origine de ce recours, prévoyant la limitation des droits de vote d’un actionnaire lors de tout changement de propriétaire, est tout simplement l’appréciation de l’article 4 des statuts de l’entreprise Suisse elle-même...
En réaction, la famille Burkard a porté l’affaire devant le Tribunal cantonal de Zoug où elle a été déboutée en octobre 2016. La justice zougoise a renvoyé la famille au contexte de l’entreprise et à la négociation avec la direction de Sika. La décision du tribunal a été portée en appel. Dans ce bras de fer et en réponse, la famille héritière a été capable de bloquer la rémunération des membres du conseil depuis 2015 en utilisant leur majorité de vote.
Sika s’aide aussi d’investisseurs institutionnels. La Fondation Ethos soutien par exemple bec et ongle la direction de Sika et est reconnue comme beaucoup comme le bras armé de l’activisme actionnarial helvétique (Paul Coudret, 2013). Cette fondation représente le quart du 2eme pilier suisse avec une fortune d’environ 216 milliards de Francs. Elle regroupe 228 caisses de pension et institutions suisses. Cet acteur proche du pouvoir politique suisse n’est pas actionnaire chez Sika mais de par sa puissance, son influence et son image de fond d’investissement « responsable » elle donne des recommandations de votes et des conseils aux actionnaires et aux entreprises.
Sika peut aussi compter sur le soutien de ses actionnaires minoritaires mais puissant représenté par le fond d’investissement Columbia Threadneedle (3% des actions), le fond d’investissement Fidelity International (2%) et le fond d’investissement Cascade appartenant à Bill Gates (8,23% des actions). Le fond de Bill Gates a participé par exemple au procès contre la Famille Burkard Deux administrateurs de Sika ont été poursuivis sous prétexte qu'ils avaient aidé à cette prise de contrôle illégale. Jusqu’à mars 2017, la direction de Sika pouvait aussi compter sur le fond d’investissement Southeastern Asset Management de Nassef Sawiris, milliardaire égyptien administrateur de Lafarge Holcim, autre concurrent de Saint-Gobain.

Un affrontement indirect mais aussi juridique
La bataille se joue donc en termes d’influence et devant la justice mais Sika joue aussi une stratégie de croissance ayant pour but de démontrer sa capacité de croissance en dehors du giron français. Ainsi Sika pèse 5,5 fois plus que le prix payé par Saint-Gobain en décembre 2014 et représente la moitié de la capitalisation boursière du groupe Français contre un quart en 2014. La stratégie de croissance débutée par Jan Jenisch (ancien DG de Sika), depuis embauché par Lafarge Holcim (en remplacement d’Éric Olsen) continue avec Paul Schuler. Selon Reuters celui-ci a déclaré vouloir investir un maximum d‘un milliard de francs par an, contre 200 millions à 300 millions de francs par an auparavant. Au premier semestre 2017, Sika a acquis quatre sociétés dans le domaine du mortier. Dans cette période 5,7% des 8% de hausse des ventes s’expliquent par la politique de croissance externe. La croissance de Sika est telle que le prix proposé par Saint-Gobain, il y a 3 ans, est maintenant obsolète. Selon le cabinet Bernstein, la prime (différence entre le prix achat et le prix action) correspondant à l’offre de 2014 ne représenterait que 4% en avril 2017. Et toujours selon ce cabinet l’offre sera même en dessous du prix du marché en fin 2018.
L’affaire est toujours en cours. Le résultat de l’appel sera rendu dans les prochaines semaines, en cas de refus en appel le groupe Saint-Gobain – Burkard pourrait amener l’affaire devant le tribunal fédéral de Lausanne allongeant encore d’un an la procédure. Le contrat entre les deux partenaires ayant débuté le 8 décembre 2014 a été repoussé au 31 décembre 2017 avec la possibilité de prolonger encore jusqu’au 31 décembre 2018. Certains commentateurs parlent de doute chez la famille du fondateur qui serait de plus en plus apte, devant l’enlisement de la situation, à parler offre de rachat avec Sika ou ses actionnaires. Si Saint-Gobain venait à perdre la partie, il pourrait consacrer l’enveloppe dans l’achat d’autres acquisitions. La dernière en date : la compagnie de mortier Megaflex en Argentine (11 octobre 2017).

Pierre Lasry

Sources :

• Agences de presse financière Bloomberg et Reuters.

• Paul Coudret (2013). Comprendre la Bourse... pour y réussir. Lextenso éditions. P 277.
Journaliste économique et conseiller économique de la Direction générale de la Banque cantonale de Fribourg (Suisse) et de la Chambre de commerce et d’industrie de Fribourg.