Transhumanisme en France : la bataille de l’information a déjà commencé

« De tous les biens terrestres, la jeunesse physique est à l'évidence le plus précieux ; et nous ne croyons plus aujourd'hui qu'aux biens terrestres. »
Michel Houellebecq, « Les particules élémentaires »

Les enjeux économiques, éthiques, culturels et politiques du transhumanisme font probablement partie des défis majeurs que nos sociétés auront à affronter dans les décennies à venir.
En France, une lutte d’influence pour convaincre l’opinion publique et les décideurs se joue déjà entre les partisans de ce courant de pensée et ceux qui sont qualifiés de « bioconservateurs ». Un rapport de force qui mêle philosophie, morale, mais aussi économie.

Qu’est-ce que le transhumanisme ?
À l’origine, le transhumanisme est un mouvement intellectuel américain prônant l’utilisation des progrès de la technique afin d’améliorer les performances physiques et cognitives du corps humain. Depuis son apparition dans les années 70, le courant s’est structuré et internationalisé : on trouve désormais une myriade d’associations ou de personnalités médiatiques transhumanistes à travers le monde et notamment en France. Mais le transhumanisme n’est pas qu’un mouvement intellectuel, c’est aussi un puissant secteur économique amené à prendre une place de plus en plus importante dans nos sociétés notamment à travers les entreprises spécialisées dans la robotique et dans le séquençage d’ADN.
Pour les tenants du transhumanisme, l’Homme a vocation à se modifier et à s’améliorer en utilisant les techniques qui lui sont offertes. Il n’y aurait donc aucune raison de fixer une limite aux capacités physiques ou cognitives de l’être humain. A contrario, les critiques et les opposants du transhumanisme partagent tous la conviction que l’Homme n’a pas vocation à être transformé et amélioré par la Science. En somme, pour les « bio conservateurs », le paradigme transhumaniste serait une sorte de « péché d’hybris » qui soulèverait d’importants problèmes éthiques.

Présentation des acteurs

L’importation des idées transhumanistes est relativement tardive en France, et suscite de nombreuses réticences intellectuelles. En 2003, un collectif et un site internet intitulé « les Mutants » fait son apparition. Fondé par Peggy Sastres et Charles Müller, deux journalistes scientifiques, le site reste relativement confidentiel, partageant et traduisant pour l’essentiel des textes et des prises de positions souvent radicales d’auteurs américains. Si le mouvement disparaît quelques années plus tard, il reste la première source d’influence et d’information sur le transhumanisme en France.
En 2016, plusieurs acteurs diffusent les thèses transhumanistes sur internet et dans les médias. Ces acteurs sont en concurrence entre eux : des divergences idéologiques et des enjeux économiques structurent « le champs social » du transhumanisme à la française, pour reprendre la terminologie bourdieusienne.

    - Le premier type d’acteurs se forme des représentants et des réseaux français des entreprises américaines. Plusieurs entreprises d’outre-Atlantique, et notamment Google, développent ouvertement une stratégie économique calquée sur une vision transhumaniste. Google est aujourd’hui le leader mondial dans les NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), plus spécifiquement dans deux domaines : le séquençage ADN (à travers l’entreprise Calico) et la robotique (avec sa filiale Boston Dynamics). Raymond Kurzweil, véritable chef de file du mouvement transhumaniste, est depuis 2012 l’ingénieur en chef de Google. Ces dernières années, ce dernier multiplie les promesses technologiques, comme en 2014 lors d’une conférence à Vancouver où il annonce que l’homme pourra télécharger son cerveau dans un ordinateur d’ici 2030. En 2008, Raymond Kurzweil et Google fondent « l’Université de la Singularité » (le terme singularité (singularity) est un concept qui défend l’idée que la civilisation humaine sera un jour inévitablement dépassée par l’intelligence artificielle). Cette Université est chargée de former des journalistes, des hommes politiques ou encore des dirigeants d’entreprises afin de familiariser ceux-ci avec la vision transhumaniste. Cette université est présente en France depuis 2015 à travers son représentant en France, le médecin et entrepreneur algérien Zak Allal. Elle organise de nombreuses conférences et formations avec des écoles et des entreprises françaises.


    - Le transhumanisme tel qu’il est défendu et promu par Google et ses réseaux est néanmoins contesté par un autre acteur important en France : l’Association Française Transhumaniste. Apparue en 2010 sous l’impulsion de plusieurs universitaires et intellectuels, cette association défend un transhumanisme « à la française » reprochant aux acteurs de la Silicon Valley (comme Google) de défendre un transhumanisme trop libéral économiquement et potentiellement porteur d’une société inégalitaire. Son président, Marc Roux, ne masque pas son parcours politique à la gauche de la gauche. L’Association Française Transhumaniste s’affirme comme étant « techno-progressiste », cherchant à joindre le progrès technologique et le progrès social. L’AFT diffuse les thèses transhumanistes en France, tout en défendant une posture plus prudente que les grands groupes américains sur les risques de dérives que pourraient entraîner à terme les progrès de la technique appliqués à l’être humain. Très active, l’association publie sur son site une multitude d’articles et de contenus, s’adressant moins à des professionnels (comme l’Université de la Singularité) qu’a l’ensemble des citoyens.


    - Enfin, le transhumanisme en France est défendu par des personnalités médiatiques diverses, comme le philosophe Luc Ferry par exemple, qui a publié en avril 2016 « la Révolution Transhumaniste » ou encore Laurent Alexandre. Ce dernier, médecin et chef d’entreprise (fondateur du site internet Doctissimo), intervient très régulièrement dans les médias et des conférences sur le thème du transhumanisme, estimant que le développement exponentiel des technologies (notamment dans la manipulation génétique) conduira à un allongement de la durée de vie. Mais Laurent Alexandre n’est pas seulement l’une des figures médiatiques du transhumanisme, c’est également un acteur économique. Depuis 2010, il est à la tête de l’entreprise belge DNA Vision spécialisée dans le séquençage ADN. Le transhumanisme n’est donc pas, pour Laurent Alexandre, qu’un enjeux intellectuel, c’est aussi une perspective économique.


    - La pensée transhumaniste est ainsi diffusée en France par une multitude d’acteurs, aux intérêts et aux stratégies parfois opposés. Mais qui sont leurs adversaires communs, ceux qu’ils qualifient de « bioconservateurs » ? Si la critique du projet transhumaniste rencontre en France un certain écho (d’avantage qu’aux Etats-Unis par exemple), la guerre de l’information reste clairement déséquilibrée. Les acteurs ouvertement hostiles au projet transhumaniste, proposant une analyse et un contre-discours clairs sont rares et dispersés. Il s’agit en premier lieu de certains philosophes ou d’universitaires, engagés sur la question. Par exemple, Jacques Arnould, théologien et ingénieur agronome chargé des questions d’éthique au Centre National d’Etudes Spatiales, alerte dans de nombreuses conférences sur les risques d’apparition d’une société élitiste voire eugéniste. C’est aussi le cas de Jean-Michel Besnier, philosophe et professeur à Paris IV qui place son discours sur le terrain de la métaphysique, arguant que le projet transhumaniste, en voulant repousser la mort de l’individu, menace le sens-même de la vie. Aux côtés de cette poignée d’intellectuels, plusieurs collectifs et sites internet s’organisent, comme « sciences-critiques.fr », « piecesetmainsdoeuvre.com », plusieurs mouvements anti-OGM et le mouvement « Technologos ». La plupart de ces plates-formes et réseaux sont relativement confidentiels et radicaux : les militants du collectif « Technologos » affichent une certaine méfiance à l’égard de la technique et le mouvement « pièces et mains d’oeuvres » revendique clairement son positionnement « luddiste ». Toutefois, ces mouvements peinent encore à exister médiatiquement et à diffuser leur message à grande échelle.



Méthodes et moyens d’action

En France, le transhumanisme est représenté par différents courants aux convictions idéologiques divergentes. Ces derniers luttent entre eux pour imposer leur propre vision transhumaniste. Mais ce sont aussi de puissants acteurs économiques qui cherchent à s’assurer du soutien et de la bienveillance de l’opinion et des pouvoirs publics.
Comme nous avons pu le voir, la pensée transhumaniste est apparue en France dès le début des années 2000, mais le phénomène s’est accéléré après 2010 avec l’apparition de l’Association Française Transhumaniste puis avec la place croissante qu’a pris ce courant de pensée dans la stratégie économique des grands groupes américains, comme Google. Le géant de la Silicon Valley mise pour son travail d’influence sur son « Université de la Singularité », financée à hauteur de 1,5 million d’euros par Google et fondée par Ray Kurzweil et Peter Diamandis, deux transhumanistes assumés. En France, l’antenne locale de l’Université organise de nombreuses conférences et des journées de formation avec des grands groupes et des écoles d’ingénieurs, comme en octobre 2015 avec Telecom Paris Tech. Le Crédit Agricole avait alors noué un partenariat avec l’Université américaine pour organiser un concours d’innovation où le vainqueur a reçu une bourse de 35 000 dollars pour suivre le programme d’été de l’Université en Californie.
Si l’Université de la Singularité suscite l’intérêt des médias français, le rôle de Google dans son fonctionnement et son financement provoque également une méfiance et alimente la controverse. Ziak Allal, représentant de l’université américaine en France et ancien élève se plaint régulièrement dans la presse d’être associé systématiquement aux déclarations et aux positionnements transhumanistes des fondateurs de l’université, se défendant pour sa part de tout parti-pris idéologique sur le sujet.
L’Association Française Transhumaniste, n’étant pas associée à une grande entreprise étrangère, compense ainsi son manque de moyens financiers par une image plus sympathique. L’AFT se différencie par une posture « techno-progressiste ». Avec un discours plus mesuré et plus attentif aux dérives possibles du transhumanisme, son fondateur Marc Roux est quasi-systématiquement convié aux conférences et aux débats sur le sujet : conférence le 1er mars 2016 « comment la science transcende la création » à la Toulouse School of Economics, colloque le 9 mars 2016 à Paris intitulé « un autre transhumanisme est possible ! » organisé par l’Institut des Sciences de la communication (ISCC) de l’université Paris-Sorbonne… L’association mise aussi sur une production de contenus web (articles, vidéos) particulièrement importante, dans une perspective essentiellement pédagogique. L’AFT n’est donc pas sur la même ligne idéologique que les transhumanistes de la Silicon Valley, mais ne vise pas le même public, privilégiant le grand public au monde professionnel spécialisé.
Face à ces deux acteurs concurrents, la critique du transhumanisme peine à proposer une autre grille de lecture et un autre système de valeurs. Hormis quelques exceptions comme le philosophe Jean-Michel Besnier qui profite régulièrement du rôle de « contradicteur » lors de débats ou de conférences sur le sujet, les critiques du projet transhumaniste peinent à faire émerger dans le débat public leurs opinions. Seuls quelques ouvrages philosophiques en librairie et une poignée de sites, souvent radicaux, proposent un contre-discours « bioconservateur ».

Depuis 2010, les partisans intellectuels et les acteurs économiques du transhumanisme ont donc réussi à s’implanter en France. Si la plupart d’entre eux, comme Laurent Alexandre, se plaint régulièrement d’une culture française qui serait peu réceptive aux propositions transhumanistes, il semblerait celle-ci n’ait rencontré aucun contre-discours capable de contester leur lecture des enjeux sociaux et technologiques à venir. Profitant de la curiosité des médias, le transhumanisme à la française sort peu à peu de la confidentialité pour se faire connaître et diffuse ses différents courants dans l’opinion publique et auprès des acteurs économiques. Il n’en demeure pas moins vrai que les discours sur la recherche de l’immortalité sont encore perçus comme des prédictions qui relèvent plus du fantasme que de la science. Une partie non négligeable de l’opinion publique semble peu réceptive à cette recherche de l’éternité de la vie humaine.

Robin Padilla