Le 14 septembre 2016, l’Union Européenne demande à Apple de régler 13 milliards $ de manque à gagner suite à une évasion fiscale mise en exergue par une enquête initiée par la Commission européenne en 2014. Le 15 septembre 2016, le lendemain de l’annonce faîte par Bruxelles concernant Apple, le département de la Justice américain (DoJ) accuse la Deutsche Bank d'avoir vendu à des investisseurs des produits financiers, adossés à des crédits immobiliers toxiques (subprimes) avant la crise de 2007-2008. En conséquence, le DoJ lui réclame la somme de 14 milliards de dollars. Cette proximité des annonces est-elle un simple concours de circonstance ? Il est permis d’en douter. Ces deux épisodes distincts (lutte contre l’évasion fiscale et lutte contre les pratiques financières douteuses) ont pourtant un point commun : les rapports de force économiques qui opposent sur certains dossiers l’Europe et les Etats-Unis. Une tentative de lecture du dessous des cartes permet d’éclairer les démonstrations de force juridique et fiscale en cours.
La stratégie des Etats-Unis
Dans l’affaire de la Deutsche Bank, les Etats-Unis brandissent l’arme du Droit pour mieux contrecarrer les effets de l’arme fiscale que l’Union Européenne tente d’utiliser contre Apple et éventuellement d’autres entreprises nord-américaines qui ne veulent pas respecter les règles du jeu sur le marché européen.
L’entreprise Apple fait partie des entreprises du GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazone). Cette nouvelle dynamique de développement multinational tire fortement l’économie américaine vers le haut et permet ainsi au pays de rayonner au niveau international. Les autorités américaines ont tout intérêt à soutenir indirectement Apple notamment en exploitant des failles d’entreprises européennes afin d’être dans la meilleure posture de négociation souterraine qui est engagée sur ces dossiers avec les pays influents de l’Union Européenne. Washington joue donc sur deux tableaux : faire pression avec des dossiers comme la Deutsche Bank pour amener l’Europe à réduire la facture qu’Apple et imposer l’extraterritorialité du Droit américain partout là où c’est possible. Mais il existe aussi un autre enjeu.
Les Etats-Unis ont un intérêt stratégique qui dépasse le cadre de la préservation des intérêts commerciaux des GAFA ainsi que les manœuvres juridiques qui visent à mieux contrôler les enjeux marchands en particulier avec les pays émergents. Les accords secrets passés par ces leaders de l’économie numérique avec des agences de renseignement telle que la NSA vise à optimiser la collecte d’informations de masse à un niveau mondial au profit de la pérennité de la puissance américaine. La commission d’enquête sur la crise des subprimes 2008 a débuté début de l’année 2009. L’étude a été réalisée jusqu’en avril 2011. On retrouve à la tête du comité d’enquête deux sénateurs Carl Levin et Tom Coburn siégeant dans différentes commissions. Cependant ces deux derniers siègent dans une commission particulière, celle de la commission du renseignement du sénat. C’est dans cette dernière qu’est pilotée la communauté du renseignement des États-Unis, des agences et des bureaux du gouvernement fédéral des États-Unis. Ils fournissent des informations et des analyses à l’attention des dirigeants de l’exécutif et du pouvoir législatif. Ce cercle « vertueux » est une des clés fondamentales pour comprendre le dessous des cartes.
La contre attaque européenne
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a mandaté la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, pour mettre en œuvre une commission sur les taxes du nom de Taxe 2, où l’on retrouve Alain Lamassoure, Michael Theurer et JeppeKofod. Cette commission a été mise en place suite à la demande de plusieurs pays demandant des indemnisations en raison de la fuite des résultats d’Apple vers l’Irlande. Dans ce pays, Apple était seulement assujettie à une imposition de 1 % en 2014 et de 0,05 % en 2015. Le 16 mars 2016, Apple est invitée par la commission à s’expliquer sur les mouvements de ces flux financiers. La commission spéciale sur la Taxe 2 fait accepter par la Commission européenne leurs recommandations en juillet 2016. Un mois plus tard, les avantages fiscaux dont a profité Apple sont estimés illégaux. Le 14 septembre, la commission débat aux plénières de l’amende demandée à Apple de 13 milliards de $.
Dans le dossier de la Deutsche Bank, la marge de manœuvre du pouvoir exécutif allemand est limitée par le calendrier électoral de la politique intérieure d’outre-Rhin. Au vu de la situation actuelle, marquée notamment par les retombées de la polémique autour de la question migratoire et l’affaiblissement de la CDU, Angela Merkel ne peut prendre le risque de s’exposer de manière trop voyante en apportant une aide financière à la Deutsche Bank. La seconde raison empêchant cette aide de Berlin porte sur les différentes leçons qu’Angela Merkel a faites à l’union bancaire européenne afin de restreindre les aides publiques pour refinancer les banques.
L’Etat américain exploite sa stature de première puissance mondiale pour faire fléchir les autres institutions dans le monde. Cette nouvelle expression d’une volonté impériale se heurte à l’opposition de pays comme la Chine et la Russie ou l’Iran qui cherchent à limiter leurs dépendances à l’égard du dollar et à ne pas subir l’instrumentalisation du droit américain comme élément restrictif de leur propre politique de puissance. Les affaires Apple et Deutsch Bank apportent une dimension supplémentaire aux rivalités géoéconomiques du monde multipolaire qui prévaut aujourd’hui.
Steven Lee Manac