La confrontation informationnelle sur la question du glyphosate

Le glyphosate est l’insecticide le plus utilisé dans le monde. Autrefois la propriété de Monsanto, le brevet est tombé dans le domaine public dans les années 2000, ce qui fait qu’il est actuellement produit et utilisé par de nombreux acteurs, aussi bien pour l’agriculture que pour protéger les zones urbaines ou industrielles des mauvaises herbes.
Les recherches sur l’éventuelle toxicité du glyphosate ont longtemps été rendues difficiles du fait qu’elles étaient difficiles à réaliser et très coûteuses. Cependant, les améliorations technologiques ont permis de réduire drastiquement les couts des recherches et donc leur augmentation quantitative ainsi que qualitative de par les meilleurs instruments de mesure.
Les études sur les effets du glyphosate ont gagné en qualité dès lors que la masse de données a été assez conséquente pour que les différentes agences de santé internationales puissent les recouper et enfin donner leur avis sur ce produit. L’année 2015 est importante à plusieurs titres, car elle voit la publication de deux rapports évaluant le risque cancérigène du glyphosate par deux des plus importantes agences de santés au monde, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC, dépendant de l’organisation mondiale de la santé) et l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (AESA ou EFSA en anglais, agence dépendant de l’UE chargée de l'évaluation des risques dans le domaine des denrées alimentaires).
Ces deux évaluations sont d’une importance cruciale, car elles arrivent quelques mois avant que l’Union Européenne ne se prononce pour ou contre la prolongation de l’autorisation du glyphosate, et ce, pour une durée de 15 ans.
Le renouvellement qui paraissait comme facilement acquis, a donc été remis en question par les avis contradictoires donnés par les deux agences, qui marquent le début d’une polémique qui, à l’heure actuelle n’est pas encore clause

Deux études scientifiques contradictoires
Tout commence par la publication, en mars 2015, d’une étude de grande ampleur du CIRC sur plusieurs pesticides, dont le glyphosate. Cette étude se basant sur des analyses ayant étés publiées dans des revues scientifiques (mais venant d’universités, d’organismes de recherches ou d’entreprises liées au secteur étudié) est arrivée à la conclusion que, bien que limitées, il y avait des évidences classant le glyphosate comme substance cancérigène probable pour l’être humain. Or, en novembre 2015, l’AESA publie également son étude, qui, à la différence de celle du CIRC, déclare qu’il était improbable que le glyphosate soit cancérigène pour l’homme. Leur travail a repris les mêmes études que celle du CIRC mais a également eu accès à de très nombreuses études non publiées et inaccessibles d’industriels du secteur des pesticides.
Les deux études ont eu des méthodologies différentes. Alors que pour celle de l’AESA, l’analyse n’a porté que sur la substance chimique du glyphosate seule, dans celle du CIRC, le glyphosate a également été étudié en association avec les coformulants (autres substances associées au glyphosate pour faire le désherbant) pour prendre en compte les effets d’associations.
Il faut également ajouter qu’alors que le CIRC a employé des personnalités du milieu scientifique et publié leurs noms pour l’étude, l’AESA n’a pas divulgué l’identité de son personnel affecté à l’étude concurrente et qu’il convient de préciser que l’agence a de nombreuse fois été critiquée de par le fait que nombre de ses membres soient sujet à des conflits d’intérêts de par leurs liens avec de grands groupes industriels de leur secteur.
De plus, les experts de l’AESA se sont basés sur un pré rapport rendu par l’Allemagne via son institut fédéral d’évaluation des risques dont les noms des membres participants n’ont pas été dévoilés, certains membres de l’agence étant accusés de conflits d’intérêts de par le fait que plusieurs d’entre eux soient employés par les grandes industries de produits chimiques.
Par ailleurs, chaque autre pays de l’Union avait envoyé un expert pour examiner les résultats de l’étude avant sa finalisation, ces derniers sont plus dans une optique de défendre l’opinion de leur pays que de la leur.
Il convient de signaler que la commission européenne avait demandé à l’AESA de tenir compte de l’étude concurrente du CIRC. Ce qu’a fait l’AESA en ajoutant également d’autres études auxquelles le CIRC n’avait pas eu accès (notamment celles des industriels non publiées).

Polémique entre deux agences de santé
Les résultats différents de ces deux études aux méthodologies différentes ont rapidement amené à un affrontement entre les deux organismes, ou chacun essayait de de nuire à la crédibilité de l’étude adverse.
Tout a commencé quand l’un des membres de l’étude du CIRC, le professeur Christophe Portier (qui a travaillé sur l’étude mais non sur l’avis final en raison de ses liens avec une ONG environnementale) a, quelques jours après la publication de l’étude de l’AESA, demandé au commissaire européen à la santé Vytenis Andriukaitis, de ne pas tenir compte des conclusions de l’AESA qu’il estimait faussées. S’en est suivi une réponse en janvier 2016 par Bernhard Url, le chef de l’AESA, qui a démenti les accusations du professeur Portier tout en ajoutant que bien que l’étude du CIRC était importante, elle « « ne saurait être comparée aux évaluations du risque plus complètes menées par des autorités comme l’AESA ». »
Face à ces accusations, ce n’est autre que le directeur du CIRC, Christopher Wild, qui a répondu à son homologue de l’AESA pour lui répondre que, contrairement à cette dernière, le CIRC ont souvent reçu de nombreux éloges pour leur transparence, leur ouverture et leur indépendance scientifique. Il a par ailleurs demandé au directeur de revenir sur ses propos sur le CIRC en vue de la rencontre prévue entre les deux organisations qui sera finalement annulée étant donné les tensions présentes.
Quelques jours seulement avant que la commission européenne ne rende son verdict sur l’autorisation, l’OMS (organisme supervisant le CIRC) rend un nouvel avis statuant que le glyphosate n’est probablement pas cancérigène. Elle ne se présente cependant pas en opposition avec celle du CIRC car ils présentent leur étude comme complémentaire à celle de leur organe. Elle traite en effet de la possible présence du glyphosate dans l’assiette des consommateurs ainsi que des possibles conséquences, et non dans un aspect plus général comme l’a fait le CIRC. Cet affrontement entre les deux agences de santé a également eu pour conséquence de galvaniser les opposants de longue date à l’herbicide en leur donnant un argument de notoriété scientifique de taille. On compte parmi eux de nombreuses organisations non gouvernementales, dont les plus impliquées pendant cette période ont étés Greenpeace et Avaaz. Ces dernières ont utilisé une stratégie d’influence sur plusieurs niveaux mais ayant pour même finalité de pousser les dirigeants politiques à ne pas autoriser une nouvelle fois le glyphosate.

L’intervention des ONG
Tout d’abord, les ONG ont cherché à influencer les opinions publiques, espérant que ces dernières auront un impact direct ou indirect sur les décideurs politiques. Elles y parviendront tout d’abord en exposant leur nouveau combat sur leur site internet, afin de sensibiliser les personnes y ayant accès pour qu’ensuite, ces dernières puissent sensibiliser leur entourage. Une fois que le nombre de personnes proches de ces associations auront été informées, les ONG organiseront des manifestations, conjointement avec une prise de contact avec les médias traditionnels afin que leur message soit le plus entendu. Il convient d’ajouter que les manifestations organisées ont aussi bien pour but de gagner en visibilité que de faire infléchir les décideurs politiques.
C’est ce qu’a entrepris Avaaz, en orchestrant des manifestations à Bruxelles pendant la période de négociation sur le glyphosate en mai 2016, cela couplé à la remise d’une pétition signée par près de 1,4 millions de personnes au parlement européen.
L’ONG s’est également servie de ses milliers de membres moins actifs (ceux ne se contentant que d’actions depuis leur domicile) afin de les encourager à envoyer des messages et appels aux parlementaires européens et membres de leurs gouvernements respectifs pour faire infléchir leurs positions. Le groupe estime que cela, avec le soutien d’ONG locales, a permis de faire changer la position de pays qui étaient plutôt favorable au glyphosate tel que l’Allemagne, l’Autriche, le Grèce, le Portugal, la Suède et l’Italie. En comparaison, Greenpeace, plus habituée aux actions chocs, a mené une offensive de moindre envergure et similaire sur certains points à celle d’Avaaz avec une pétition et diverses déclarations médiatiques comme la dénonciation du nouveau rapport de l’OMS.

La réaction des entreprises
En face d’eux se trouvent les différents acteurs défendant les intérêts des entreprises productrices de pesticides (Monsanto en tête et de nombreuses entreprises allemandes) ainsi que des organisations d’agriculteurs. Sous l’égide des premières, les différents lobbyistes se sont réunis pour former la Glyphosate Task Force (GTF) afin de gagner en efficacité et en lisibilité. Pour contrer la publicité négative entreprise par les ONG environnementales, le groupe a lancé, à son initiative, un site pour sensibiliser le grand public sur le glyphosate et ses effets tels qu’ils sont présentés par les principaux acteurs du secteur des pesticides. Il y est décrit que « L’ensemble des évaluations effectuées par des autorités réglementaires du monde entier, pendant plus de quarante ans, ont confirmé que le glyphosate ne pose aucun risque inacceptable pour les humains, les animaux, ni l'environnement. », ce qui permet même d’inclure l’étude du CIRC classant le glyphosate comme cancérigène car la notion de « risque inacceptable » couvre une définition large. La Glyphosate Task Force a également entrepris, par la voix de Richard Garnett (lobbyiste de Monsanto et chef de la GTF) des opérations de communication plus directes à l’attention des médias et des particuliers pour se lamenter de la politisation du dossier ainsi que des échecs des pays européens à s’entendre et des conséquences catastrophiques qu’aurait, selon eux, une interdiction du glyphosate sur l’agriculture européenne du fait de l’absence d’alternative à cet herbicide.
Par ailleurs, la GTF s’est adjointe les services de l’agence de relations publique Genius afin d’améliorer son image auprès des particuliers et des politiciens. Celle-ci est spécialisée dans l’agrochimie et possède une expertise de défense des intérêts des entreprises productrices d’herbicides pour lesquelles elle a travaillée. Elle est également liée à l’AESA ainsi que l’organisme fédéral allemand d’évaluation des risques. Cette structure est en charge de la pré-évaluation de l’étude de l’AESA. Ce type de contacts s’avère utile pour défendre au mieux les intérêts de la GTF. Il n’est pas interdit de penser que la GTF ait mené sur ce sujet, avec le concours de Genius, des opérations d’influence ciblées auprès des membres des institutions européennes et nationales.

Le choix de la Commission
Les acteurs politiques ayant un impact sur le déroulement du vote sont principalement la commission européenne et le conseil des ministres où les des pays présentent leur point de vue. Le parlement européen, du fait de son rôle consultatif sur le dossier, n’a pas de vrai pouvoir sur les décisions, et se contentera de voter des résolutions non contraignantes assez proches de ce vers quoi va évoluer la position de la commission. Cette dernière se trouve au centre du processus car c’est à elle que revient la décision finale si les 27 présents ne parviennent pas à s’entendre.
La commission partait sur une nouvelle prolongation pour quinze ans quand l’étude du CIRC a changé la donne, transformant ce qui s’annonçait comme une simple formalité en casse-tête. Dès lors, la commission, ayant souvent été accusée de partialité et de dérives technocratiques, a décidé de tout faire pour essayer de garder une position neutre, prenant une position de médiateur envers les intérêts divergents des différents pays réunis au conseil des ministres afin de leur laisser la décision finale.
Dans un souci de clarté ainsi que pour mettre fin à la polémique entre le CIRC et l’AESA, Vytenis Andriukaitis, le commissaire européen à la santé, a demandé à la Glyphosate Task Force de rendre publiques les études non publiées sur lesquelles s’est basée l’AESA pour son évaluation du glyphosate. Cela sera accordé par la GTF des mois après le vote concernant le glyphosate, et dans des conditions drastiques (seulement une partie des données est accessible, et uniquement dans des salles sécurisées où il est impossible de prendre des photos).
Après l’échec d’une première proposition du fait de l’impossibilité des pays à s’entendre, la commission fera des concessions envers les opposants au glyphosate : un renouvellement temporaire de 18 mois seulement afin d’avoir plus d’informations sur la toxicité du produit ainsi qu’une interdiction de certains coformulants jugés comme toxiques. Cela permettrait de faire une synthèse des deux études concurrentes car le glyphosate garderait une présomption d’innocuité (comme le décrit l’AESA) alors que le mélange de ce produit avec ces coformulants sera considéré comme dangereux et donc interdit (comme le conclut le CIRC).
Cependant, la commission est confrontée à l’intransigeance des parties prenantes du conseil des ministres. En effet, bien que la majorité des Etats présents soient pour une nouvelle autorisation du glyphosate, leur importance démographique (il faut au moins 65% de la population de l’UE qui soit pour) ne leur permet pas de faire passer cet accord, ce qui a entrainé de nouvelles réunions et, qui, malgré les concessions de la commission, n’ont pas permis d’aboutir à une décision commune.
Il s’avère en effet que plusieurs pays, via leur ministre envoyé au conseil, se sont progressivement opposés, ou abstenus dans le vote, d’autant plus que selon les sondages publiés durant cette crise, les deux tiers des européens étaient opposés à cette prolongation.
La France était au départ l’un de seuls pays opposés à l’accord, mené par la ministre de l’écologie Ségolène Royal. Cette dernière considère que l’action de la France a permis d’entrainer avec elle certains pays qui étaient initialement favorable au glyphosate. Elle a par ailleurs déclaré que face aux accommodements de la commission, il n’était plus possible de continuer à voter contre et qu’il était plus judicieux de rassembler les pays hésitants autour de l’abstention afin de bloquer le vote. Il convient d’ailleurs de noter que les prises de positions des différents ministres de l’écologie des pays ont créé certaines tensions avec leurs homologues du ministère de l’agriculture, les deux ministères ayant en cette occasion, des intérêts divergents. Il en résulte qu’en juin 2016, face à l’échec des négociations, et afin d’éviter un vide décisionnel qui interdirait de fait le glyphosate, la commission a été forcée de passer outre l’inaction du conseil et d’imposer ce qu’elle avait proposé dans sa concession : une autorisation du glyphosate pour 18 mois, en attendant une nouvelle évaluation par l’agence européenne des produis chimiques ainsi que l’interdiction de certains coformulants.
Cette décision de la commission n’est donc que temporaire, et il est probable que les mêmes problèmes refassent surface, avec les mêmes acteurs mobilisant les mêmes stratégies, la seule incertitude concerne les protagonistes présents au conseil des ministres : en effet, différentes élections générales auront lieu dans les pays européens et risqueront d’amener de nouvelles majorités politiques avec des opinions différentes.


Maxime Decaux