L’appel d’offre de l’Australie pour le renouvèlement de sa flotte sous-marine : analyse des stratégies d’influence des acteurs

Le 24 août 2016, le journal The Australian révèle une fuite massive de données confidentielles (22 400 pages) chez DCNS, à propos du modèle de sous-marin Scorpène. Les données sensibles dévoilées concernent le modèle des antennes, des sondes, du système de communication et de navigation, du système de lance-torpille, des capacités motrices et de la signature sonore. Cette dernière donnée est la plus sensible : connaitre la signature sonore d’un bâtiment le rend immédiatement moins furtif, puisque l’on sait alors ce que l’on doit chercher pour le détecter. Cambera aurait pu craindre des fuites ultérieures pour le modèle Barracuda, ce qui aurait pu compromettre définitivement la position française, surtout connaissant la valeur hautement stratégique de cette donnée dans la demande australienne. The Australian révèle alors que plusieurs officiels étatsuniens auraient dénoncé la négligence de la France et son incapacité à préserver des secrets militaires. Des raisons de confidentialité vis-à-vis des systèmes de combat américains, qui seront installés sur les sous-marins australiens, auraient pu être avancées pour justifier un véto des Etats-Unis. Cette attaque informationnelle fut possible suite au vol de ces données sensibles à DCNS, en Inde, en 2011. Par la suite, elles ont été transmises à The Australian.
Le constructeur de défense navale DCNS, l’un des fleurons de l’industrie française, a remporté cette année l’appel d’offre lancé par l’Australie afin de remplacer sa flotte sous-marine. Plusieurs acteurs et stratégies d’influence étaient alors en jeu.

Le jeu japonais


Les Japonais, via le consortium Mitsubishi-Kawasaki, étaient les grands favoris pour remporter l’appel d’offre. La politique étatsunienne de rapprochement entre l’Australie et le Japon, afin de contenir l’accroissement de puissance chinois dans la région Pacifique, ainsi que l’amitié personnelle entre les Premiers ministres Shinzo Abe et Tony Abbott, ne laissait aucun doute pour Tokyo quant au dénouement du choix de Cambera.
L’Etat japonais, qui souhaite crédibiliser sa récente volonté d’investir le marché de la Défense à l’international, soutient alors officiellement Mitsubishi-Kawasaki, et finance une campagne publicitaire dans les aéroports et les transports australiens. Toutefois, le consortium commet une erreur stratégique majeure en n’envoyant aucun représentant à la conférence « Sea 1000 Australian’s future submarine », alors même qu’il y avait été invité. Cette absence fut remarquée et permit au français DCNS et à l’allemand TKMS, qui s’y rendirent, de prendre davantage de visibilité.
C’est au cours d’une visite du Ministre de la Défense japonais, Kenji Wakamiya, à Cambera, que les journalistes australiens commenceront à émettre des doutes sur la crédibilité de l’offre japonaise, jugée trop déconnectée des enjeux d’emploi et de transfert technologique défendus par les acteurs intérieurs de la vie politique australienne. Conscient d’une dégradation de la position japonaise dans l’opinion publique du pays, Wakamiya déclare alors, dans The Australian, que le Japon est prêt à opérer un transfert de technologies d’un niveau jusque-là réservé uniquement aux Etats-Unis, soulignant alors le statut d’allier stratégique majeur de l’Australie pour le Japon.
En définitive, la stratégie japonaise aura été trop confiante vis-à-vis de ses concurrents, dont la participation était considérée par les autorités japonaises comme étant de pure forme et n’ayant aucune chance d’aboutir. Le soutien originel étatsunien pour le choix du Japon, dans une logique de rapprochement régional Australie-Japon-Etats-Unis, ainsi que la présence, au sein du comité de conseil de l’appel d’offre, de l’ancien secrétaire d’Etat à l’US Navy, Donald Winter, fut perçu comme le garant irréfutable du succès futur de l’offre nipponne. Par conséquent, l’influence japonaise ne fut que passive puis défensive, jamais offensive à l’encontre de ses concurrents. En outre, la stratégie de Tokyo resta confinée aux sphères officielles et médiatiques australiennes, et aucune réelle démarche d’intelligence économique ne fut mise en place pour pénétrer d’autres réseaux d’influence.

Le jeu allemand


Le groupe TKMS mena, quant à lui, une véritable campagne d’influence pour remporter l’appel d’offre australien. La Chancelière Angela Merkel s’impliqua personnellement dans cette lutte et aurait, dès le sommet du G20, organisé en Australie en novembre 2014, présenté l’offre allemande comme un gage de neutralité et d’apaisement avec la Chine, à l’inverse du Japon qui entretient des relations tendues avec Pékin et est perçu comme le relais de l’influence étatsunienne dans la région. Ce choix de la « neutralité allemande » fut de nouveau soutenu, en mars 2016, par Hanz Atzpodien, le patron de TKMS, qui prédit une dégradation des relations sino-australiennes en cas de victoire japonaise. TKMS réussit à atteindre de très près le cercle d’influence restreint du nouveau Premier ministre australien, Malcom Turnbull. En effet, TKMS est membre de la Chambre australo-allemande du commerce et de l’industrie (AHK). Or, il se trouve que la présidente de cette chambre de commerce n’est autre que Lucy Turnbull, l’épouse du Premier ministre. Lors de sa venue en Australie, Angela Merkel fut ainsi invitée par Mme Turnbull à une réception organisée par l’AHK. Là, elle avait séduit son auditoire en vantant la constitution future d’une zone de libre échange entre l’Union européenne et l’Australie, et la place que pourraient y tenir les entreprises australo-allemandes. Par la suite, au cours du « dîner australo-allemand de l’industrie », furent présent Angela Merkel, Lucy Turnbull et enfin Hanz Atzpodien, le patron de TKMS. Ainsi, il est certain que le statut ultérieur de Mme Turnbull aura favorisé le positionnement de TKMS au sein de l’appel d’offre australien.
La divulgation par les médias des liens indirects existant entre l’épouse du Premier ministre et TKMS eut un impact négatif sur l’opinion publique australienne, qui joua en défaveur de l’image du groupe allemand. En outre, le sous-marin de TKMS fut jugé trop bruyant par l’Australie, qui réclamait une signature sonore la plus faible possible. Or cette information cruciale ne faisait pas partie de l’appel d’offre officiel émanant des autorités australiennes, car cette dernière avait été classifiée. TKMS ne put donc, via son cercle d’influence, obtenir cette donnée technique que Lucy Turnbull ignorait sans doute elle-même.

Le jeu français 


En novembre 2014, le Ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, se rend en Australie afin de participer aux cérémonies du centenaire du départ de soldats australiens vers l’Europe et la France, durant la Première guerre mondiale. C’est là que, pour la première fois, il évoque la question des sous-marins avec son homologue australien, David Johnston. Le 19 novembre 2014 est créée DCNS Australie, une filiale du groupe installée à Cambera. Les Français recrutent alors, en avril 2015, un acteur hautement stratégique : Sean Costello, ancien directeur de cabinet de David Johnston. Par cette « prise », DCNS s’assurait le soutien d’un homme rompu aux enjeux de la Défense australiens. Selon les dires de Costello, ce dernier n’aurait eu aucun problème à travailler avec les Japonais. Par conséquent, c’est bien la réactivité et la pertinence de DCNS qui lui permit d’obtenir ce coup d’avance. Par la suite, le départ de Tony Abbott, favorable au choix du Japon, en septembre 2015, donne espoir à DCNS de pouvoir lutter à armes égales contre Mitsubishi-Kawasaki.
Dans le même temps, Paris invite un officier australien à embarquer sur un sous-marin nucléaire français de classe Rubis. De nombreux acteurs français ont fais le déplacement en Australie : le vice-amiral Charles-Henri de la Faverie du Ché, ou encore le numéro deux de la DGRIS (la délégation générale des relations internationales et de la stratégie). En outre, Bernard Rogel, le chef d’état-major de la marine française, insuffle un plus grand partage du renseignement avec l’Australie. De même, il invite plusieurs officiers australiens à participer à des missions sur des bâtiments français. Enfin, il proposa à une frégate australienne d’accompagner le Charles de Gaulle dans les eaux du Golfe persique. Le but est alors de montrer à Cambera l’interopérationnabilité des dispositifs français et étatsuniens. Sujet important pour l’Australie, qui est membre de l’Otan et très proche des Etats-Unis pour tout ce qui concerne sa Défense. De plus, il est prévu que Raytheon ou Lockheed Martin équipe les futurs sous-marins.
Par ailleurs, en avril 2015, Alain Morvan reçoit sur le site DCNS de Cherbourg Kevin Andrews, le Ministre de la Défense du gouvernement Turnbull, qui revient alors d’une visite de chantier de TKMS, en Allemagne. Après son passage à Cherbourg, Andrews est reçu par Le Drian à Paris. Ce dernier vante alors la supériorité de DCNS sur ses concurrents : TKMS n’a jamais construis de sous-marins de 13 000 tonnes, et Mitsubishi-Kawasaki a peu d’expérience avec des partenaires étrangers (à l’inverse de DCNS qui a livré des sous-marins au Chili, au Brésil, à la Malaise et à l’Inde). Paris organisera par la suite une conférence de presse à Cherbourg, afin de faire découvrir aux journalistes australiens les caractéristiques du Barracuda.
Le Drian travaille constamment à créer de la synergie entre les différents acteurs français, et des réunions avaient lieu toutes les deux semaines entre DCNS, Thalès, la DGA, des experts de la Marine Nationale et, lorsqu’il le pouvait, l’ambassadeur de France en Australie.
En mars 2016, Hervé Guillou, patron de DCNS, avertit l’Australie des dangers de l’utilisation de batteries lithium-ion dans les sous-marins japonais, au vu de certains accidents de batteries ayant pris feu, notamment dans des voitures. A l’inverse, DCNS propose des batteries fonctionnant au plomb-acide, présentées comme plus sûres. DCNS accentuera cette attaque en comparant l’offre japonaise à un amateur inexpérimenté cherchant à débuter en alpinisme en commençant par l’ascension de l’Everest. Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale du groupe, a quant à elle joué la corde sensible auprès de Cambera, en précisant que le choix japonais annoncerait un futur désastre pour la Défense australienne et, surtout, que même les Etats-Unis en auraient en réalité conscience. Cet argument est pertinent auprès de l’Australie, qui s’engage dans son plus gros projet militaire depuis la Seconde guerre mondiale. De plus, la politique étatsunienne de rapprochement Australie-Japon pesait beaucoup sur le choix initial de Cambera. En prévision, Jean-Yves Le Drian s’était assuré auprès de son homologue étatsunien, Ashton Carter, en juillet 2015, que Washington ne s’opposerait pas au potentiel succès de l’offre française. Un proche du Président Obama avait alors rassuré les Australiens, en leur affirmant que le choix d’un Européen ne remettrait pas en cause l’alliance stratégique avec les Etats-Unis. Dans cette logique, Hervé Guillou rassura de même l’Australie en lui signifiant que le choix des sous-marins français n’affaiblirait en rien sa relation stratégique avec le Japon, du fait de la puissance des intérêts géographiques et défensifs communs. Toutefois, il permettrait un renforcement stratégique France-Australie, ce qui entrainerait donc en définitive un accroissement des marges de manœuvre de Cambera.

Les cercles d'influence français 


Deux investissements ont sans doute permis à la France d’accroitre son poids au sein des négociations avec l’Australie. On a vu que DCNS a, très tôt, créé une filiale en Australie pour la confier à Sean Costello, ancien directeur de cabinet de l’ancien Ministre de la Défense australien. Cet acteur était par conséquent au fait des enjeux concrets de la demande australienne. Ceci explique la capacité de DCNS d’avoir axé son offre technologique sur la signature sonore de très faible intensité de ses sous-marins ; caractéristique fondamentale pour l’Australie, mais qui n’avait pas été spécifiée dans l’appel d’offre car elle était alors classifiée. C’est pourquoi, notamment, TKMS n’a pu satisfaire la demande de Cambera, qui jugea ses sous-marins trop bruyants. Ainsi, on peut imaginer que la grande connaissance des problématiques de Défense australiennes par Costello a permis à DCNS de mieux saisir les enjeux souterrains de l’appel d’offre et de proposer un bâtiment qui correspondait réellement aux besoins de l’Australie.
En outre la France, via Thalès et DCNS, s’est investi dans la quête d’une plus grande interopérabilité entre les membres de l’OTAN. C’est pourquoi ces deux groupes français sont membres du consortium NCOIC : le Network Centric Operations Industry Council Interoperability, qui réunit plusieurs acteurs publics et privés, et qui vise à créer toujours plus de synergie et d’interopérabilité entre secteurs de pointe, tels que les technologies de communication ou la Défense. Il se trouve que le Ministère de la Défense australien en fait aussi partie, de même que les entreprises étatsuniennes Raytheon et Lockheed Martin, retenus pour proposer des équipements d’attaque sur les futurs sous-marins australiens.
Le NCOIC est un acteur important pour l’OTAN (qui est par ailleurs présent dans son conseil consultatif), du fait de son rôle d’harmonisation, qui permet par la suite de mener des projets et des missions en commun. En outre, Raytheon et Lockheed Martin font partie des membres fondateu
rs de cet immense consortium technologique.
Aussi, le choix français était d’une certaine façon, un coup gagnant aussi pour les Etats-Unis, puisqu’il permettait une plus grande intégration des systèmes français, australiens et étatsuniens, au moment où la flotte française devient un partenaire de premier plan de l’US Navy dans l’Océan indien, devant celle du Royaume-Unis, en retrait dans la région depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

Robin Terrasse
Etudiant de la formation SIE 20