Intoxication, perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé.

Stéphane Horel est une journaliste spécialisée dans l’étude du lobbying et de son impact sur la décision publique. Dans son dernier ouvrage, Intoxication, (La découverte 2015) où elle raconte la bataille qui a opposé, à Bruxelles, des fonctionnaires de la Commission, des députés européens, des scientifiques et des ONG aux lobbyistes des industries et… d’autres fonctionnaires et députés européens, elle reprend, en la détaillant et complétant, la brochure « A toxic affair »


Le titre est bien choisi, car le mot intoxication a deux définitions : au sens propre : « Ensemble des troubles dus à l'introduction, volontaire ou non, dans l'organisme d'une ou de plusieurs substances toxiques », et, au sens figuré « Mise en condition des gens, visant à imposer des idées ou à exercer sur eux une influence qui diminue leur sens critique. »
L’intoxication au sens premier du terme, c’est celle que nous subissons du fait de l’action des perturbateurs endocriniens (Voir Perturbateurs endocriniens, la menace invisible, par Marion Jobert et François Veillerette), un problème que la Commission Européenne a pris en compte en 2006, lors de la révision des conditions de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, c’est-à-dire les pesticides.
Cette révision, pilotée par la Direction Générale de l’Environnement (DG Environnement), est marquée par un changement fondamental : les produits en cause ne seront pas évalués en fonction du risque qu’ils font courir, mais en fonction de leur dangerosité intrinsèque. On parle de hazard based cut-off criteria, critères qui permettent au régulateur de prévenir les dommages plutôt que d’attendre qu’ils surviennent, même en l’absence de preuve formelle d’un risque.
Le processus de révision aboutit à la promulgation du « Règlement pesticides » en 2009, malgré l’opposition du Royaume-Uni. Ses conséquences sont incalculables car il impactera fatalement le fonctionnement du règlement REACH.
Mais le règlement pesticides ne peut fonctionner sans que l’on sache de quoi l’on parle : d’où la mission confiée à une équipe animée par Andréas Kortenkamp, professeur de toxicologie humaine à l’Université de Brunel (Londres), pionnier des études de l’effet cocktail. Il faut des bases au vote des critères étayant la directive, qui doit être validée au plus tard le 14 décembre 2013.
Publié début 2012, le Rapport sur l’état de la science sur les perturbateurs endocriniens, dit « rapport Kortenkamp », après avoir démontré l’ampleur du problème, préconise une batterie de critères qui comprenant le mode d’action du produit chimique, la sévérité, la puissance ou l’irréversibilité des effets, critères à utiliser en complément les uns des autres afin de maintenir le champ de vision le plus ouvert possible, à l’opposé de ce que réclament le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’industrie chimique qui défendent un critère unique de puissance des effets (potency). Critère largement arbitraire et sans justification d’un point de vue scientifique. Pour Andreas Kortenkamp, « la puissance compte quand il faut étiqueter et réglementer des substances à la toxicité aiguë, de celles qui font tomber raide mort dès leur absorption ; ça se complique pour les perturbateurs endocriniens : leur toxicité est jugée si importante et si dangereuse que l’on ne considère plus la puissance. »
Le rapport Kortenkamp, porté par la DG Environnement et favorablement accueilli par les ONG, est d’emblée combattu par les lobbies industriels et leur kyrielle de consultants et de scientifiques appointés, qui appliquent la stratégie du doute systématique, une stratégie inventée par l’industrie du tabac et reprise par les producteurs d’énergies fossiles pour discréditer l’hypothèse d’une origine anthropique du changement climatique.
Une stratégie désormais bien documentée, entre autres via l’ouvrage de Naomi Oreskes et Erik Conway Merchants of doubt (Marchands de doute, Le Pommier 2014), et décrite par l’historien des sciences Allan Brandt : « Un large éventail d’industries a a attentivement étudié la stratégie de l’industrie du tabac. Elles en sont ainsi arrivées à mieux comprendre les fondamentaux de l’influence dans la science et la valeur de l’incertitude et du scepticisme pour détourner les réglementations, se défendre lors de litiges et conserver leur crédibilité en dépit du fait qu’elles commercialisent des produits connus pour nuire à la santé publique. Elles en sont aussi arrivées à comprendre que l’invention d’une controverse scientifique mine les notions de bien commun… ».
Cette stratégie est appliquée par les lobbyistes qui, à Bruxelles, sont aussi nombreux que les fonctionnaires européens et qui disposent de moyens leur permettant de renforcer les convaincus, ébranler les opposants, décider les indécis, pour en définitive « capturer le législateur », alors que les ONG, faute de moyens, ne peuvent cibler que les indécis.
Les enjeux, les acteurs et leurs stratégies étant ainsi mis en place, on peut assister aux étapes de la bataille.
D’abord, c’est une agence européenne qui s’invite dans le débat : l’European Food Safety Agency, qui dépend de la Direction Générale Santé et Consommateurs (DG SANCO), annonce qu’elle va « dresser le bilan des connaissances disponibles », ce que le rapport Kortenkamp vient de faire. L’EFSA est connue pour les conflits d’intérêts de ses experts et dépend d’une DG présentée par les ONG comme ouverte aux sollicitations de l’industrie, qui demandait son intervention depuis la publication du rapport Kortenkamp. L’EFSA publie son avis le 20 mars 2013. Surprise : il n’est pas aussi catégorique, dans le sens du risque fondé sur la puissance, que l’escomptait l’industrie : c’est qu’il a fallu tenir compte du rapport de l’OMS sur le même sujet publié en février 2013. Seule la phrase de conclusion n’a pas été modifiée…
Ensuite, deux agences, une allemande, une britannique, le bureau fédéral d’évaluation des risques (BfR) et le Department of Food and Rural Affairs (DEFRA) critiquent le rapport Kortenkamp, en reprenant les arguments de l’industrie. Mais la DG Environnement persiste et signe.
Alors les lobbies industriels fournissent des prévisions apocalyptique sur l’impact économique d’une application des mesures préconisées par la DG environnement, relayées au sein de la Commission par, entre autres, la directrice générale de l’EFSA.
Mais le contexte de négociation du traité de libre-échange transatlantique (TAFTA) vient donner aux lobbies européens l’appui d’une industrie américaine qui n’a pas digéré le règlement REACH, qui impose aux producteurs de prouver l’innocuité de leur produit, renversant ainsi la charge de la preuve. Pour Crop Life America, organisation des fabricants de pesticides : « en tant que socle des décisions réglementaires, l’évaluation des risques fondée sur la science ne doit pas être renversée par une application incorrecte (et souvent politiquement motivée) du principe de précaution ».
Plus explicite encore, une eurodéputée britannique publiera dans le Wall Stret Journal un éditorial intitulé « La science poubelle (junk science) menace le libre-échange ». Sous- titre : « Une campagne européenne contre les « perturbateurs endocriniens » pourrait faire capoter les discussions sur le commerce transatlantique».
Et au moment où va se tenir la réunion des différentes DG de la Commission pour valider les critères élaborés par la DG Environnement, la firme Bayer exige une étude d’impact par un courriel adressé directement à l’une des trois secrétaires générales adjointes de la Commission, dans sa langue maternelle, l’Allemand.
Simultanément, des « experts » demandent l’intervention de la conseillère scientifique du président de la Commission, une britannique connue par ailleurs pour son soutien aux OGM et qui, le 2 juillet 2013, tranche en faveur des demandes de l’industrie.
Le même jour, la secrétaire générale de la Commission envoie une note qui enlève largement la main à la DG Environnement.
A peu près au même moment, dix-huit rédacteurs en chef de revues scientifiques publient un éditorial commun : « Une approche de précaution sans fondement scientifique nourrit les recommandations de la Commission Européenne sur la réglementation des perturbateurs endocriniens, et défie le sens commun, la science bien établie et les principes d’évaluation des risques ». Parmi les signataires, très peu sont des spécialistes des perturbateurs endocriniens. La grande majorité, en revanche, est liée à l’industrie, ce que Stéphane Horel se fera un plaisir de démontrer. Et le 4 septembre 2013, la Commission confirme qu’elle lance une étude d’impacts dont la durée pourrait retarder d’un an la publication de critères de définition des perturbateurs endocriniens.
Des options de critères sont enfin proposées en juin 2014, peut-être suite au mécontentement de plusieurs Etats membres, dont la Suède et la France. Il y en a quatre dont ceux de la DG Environnement et… le critère de puissance.
En septembre 2014, une conséquence de l’arrivée de la Commission Juncker est le dessaisissement de la DG environnement au profit de la DG SANCO (qui deviendra en janvier 2015 DG SANTE) sur la question des perturbateurs endocriniens.
Le Commissaire à la santé insiste sur sa volonté de transparence. Pour Stéphane Horel, « Pour ce qui est de la transparence en tout cas, c’est plutôt sur l’autoroute de l’opacité que le Commissaire et sa DG SANTE roulent à tombeau ouvert et sans ceinture. »…
L’exemple de la tentative à ce jour avortée de réglementation des perturbateurs endocriniens est exemplaire à plus d’un titre :
• En termes de santé publique, car les perturbateurs endocriniens apparaissent comme une cause majeure de ces maladies non transmissibles qui ont pris le relais des maladies infectieuses comme principale causes de mortalité,
• En termes de science politique, en révélant les aléas de la décision politique basée en principe sur la recherche de l’intérêt général, appuyée sur le principe de précaution et basée sur la recherche scientifique, confrontée aux intérêts particuliers s’appuyant sur une instrumentalisation de la science : les résultats de la recherche académique financés sur fonds publics sont désormais contestés au nom de la « sound science » financée par des intérêts privés.
• Plus concrètement, le cas interpelle sur ce qu’il faut bien appeler les dysfonctionnements de l’Union Européenne : rôle trop faible dévolu au Parlement Européen, rapport de force déséquilibré en faveur des lobbies, manque de transparence malgré un droit à l’information dont, heureusement, l’auteur a su faire bon usage…