Pussy Riot contre Poutine : l’agitprop à l’ère 2.0

Attendue comme le nouveau clip d’un chanteur à la mode ou la saison inédite d’une série télévisée à succès, la toute dernière vidéo des Pussy Riot, Chaïka, postée sur You Tube en février, rencontre sur Internet un vif succès. Le groupe contestataire russe s’attaque cette fois aux fils du procureur général de Russie, Iouri Tchaïka, accusés de blanchiment d’argent et d’enrichissement suspect. Dans cette vidéo, fidèles à leur style provocateur, les jeunes femmes se mettent en scène en uniforme bleu, celui des procureurs russes, dans une parodie déjantée, frappant des prisonniers et chantant à la gloire des pots-de-vin devant un portrait géant de Vladimir Poutine. Relayant une communication publiée sur son site par la Fondation anti-corruption de l’opposant Alexeï Navalny, les Pussy Riot souhaitaient mettre leur notoriété à profit pour donner à l’information une résonance internationale. Et de fait, deux jours seulement après sa mise en ligne, leur clip avait déjà été visionné plus de 1,2 million de fois ! Ironie du sort, Iouri Tchaïka n’est autre que le procureur qui avait fait condamner les Pussy Riot en 2012 – et qui se retrouve ainsi victime du « monstre médiatique » qu’il a contribué à créer. Reste à savoir si, au-delà du buzz suscité par l’affaire, ce type de communication, à la rencontre de la manifestation carnavalesque et des nouvelles technologies de l’information, parvient effectivement à toucher sa cible.

Hooliganisme online
Cette vidéo est la dernière en date d’une longue série initiée en 2011, date à laquelle le groupe punk féministe russe Pussy Riot est créé. Les causes que défendent ses membres vont de la promotion des droits des femmes en Russie à la lutte anti-corruption en passant par l’opposition à Poutine. Pour contourner l’interdiction de rassemblement et la censure des medias traditionnels, elles font le choix du happening et du web. Elles organisent des performances artistiques non autorisées, qu’elles filment et publient sur Internet : sites, blogs, réseaux sociaux. Elles s’inscrivent en cela dans une tradition russe où ce type de prise de parole à mi-chemin entre politique et spectacle n’est pas nouveau. En témoigne par exemple l’affrontement par vidéos interposées, diffusées sur le Net dans le cadre de la campagne présidentielle 2012, de collectifs féminins pro- et anti-Poutines, Armée de Poutine versus Première fois, tenant des propos très suggestifs dans des mises en scène passablement dénudées. Au regard de ces jeunes femmes très médiatisées, les Pussy Riot restent quant à elles relativement peu connues de l’opinion russe, et plus encore internationale, jusqu’à leur happening dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, en 2012, où elles chantent « Marie, mère de dieu, chasse Poutine ! ». L’objet de la manifestation est de dénoncer l’alliance entre le pouvoir politique et le patriarche Cyrille, qui a appelé à voter pour Poutine aux présidentielles. Jugée profanatoire, l’exhibition leur vaut un procès pour vandalisme et incitation à la haine religieuse. L’événement n’a somme toute rien d’exceptionnel en Russie, où les arrestations d’opposants politiques ne sont pas rares ; mais l’effet viral du web donne à l’événement une ampleur inattendue. Postée sur Internet, la vidéo de la performance des Pussy Riot fait le tour des réseaux sociaux. Les jeunes femmes, jusqu’alors inconnues, accèdent en quelques jours à une célébrité internationale. Partout dans le monde, l’opinion s’indigne du sort qui leur est fait. Des personnalités de tous horizons, d’Hillary Clinton à Madonna, se mobilisent pour réclamer leur libération. Probablement le physique de jeune première de la meneuse du groupe, Nadejada Tolokonnikova, contribue-t-il à rendre le sujet « bankable » : « Pour la première fois en Russie, les Pussy Riot rendent le long et difficile combat pour les droits civiques et politiques sexy, intellectuel et créatif », souligne Cécile Vaissié, spécialiste de la Russie. Quoiqu’il en soit, l’affaire se révèle pour les Pussy Riot une opération de communication spectaculairement réussie, même si elle se fait pour partie malgré elles – et à leur détriment, puisqu’elles se voient condamner à deux ans de camp de travail. Et bien que le message initial, à savoir la collusion entre Église orthodoxe et régime russe, soit partiellement cannibalisé par le procès, l’objectif ultime est in fine bien atteint : dénoncer les dérives du régime poutinien.

Sanctuarisation et respectabilité apparente
Si l’opinion s’attend à une contre-offensive médiatique massive de la part du pouvoir russe, la riposte est finalement en apparence très limitée. Sur le plan international, qu’il ait conscience de ne pas être en mesure de renverser l’opinion internationale ou qu’il n’en ait cure, le fait est que le pouvoir russe ne cherche pas à endiguer le buzz ni à le contrecarrer en inondant le web d’informations contradictoires. Poutine s’en tient à une posture sobre, s’abritant derrière le droit et la justice de son pays ; il se donne même le beau rôle, après l’emprisonnement des Pussy Riot, en affirmant estimer que les jeunes « délinquantes » ne doivent pas être traitées trop durement : une apparente indulgence censée montrer que la Russie est un pays civilisé. C’est ce que la politologue russe Lilya Chevtsova nomme « l’imitation de la démocratie », dont le clip Chaïka offre un autre exemple parlant : le gouvernement, cédant à la pression médiatique suscitée par la mise en ligne de la vidéo, a annoncé la création d’une commission d’enquête pour examiner les accusations portées contre les fils Tchaïka – commission qui sera supervisée par… Iouri Tchaïka, qui siège au comité anti-corruption ! Sur le plan national, le pouvoir manifeste une volonté plus forte de maîtrise de l’information, visant une sanctuarisation du territoire informationnel russe. L’objectif de contrôle se concentre principalement sur les medias traditionnels, le régime ayant conclu du Printemps arabe l’importance de cloisonner medias traditionnels et réseaux sociaux. Les informations sur les Pussy Riot sont d’abord relayées sur les chaînes de télévision et dans les journaux nationaux avec des commentaires ad hoc, présentant les jeunes femmes comme des émissaires des États-Unis payées par Hillary Clinton pour saper la Russie, avant d’être rapidement reléguées au rang de non-information. Quant aux medias online, les Pussy Riot font les frais de la politique de contrôle des contenus sur Internet (système de filtre web, liste noire de sites interdits…), véritable censure même si elle s’abrite derrière les motifs les plus nobles (lutte contre la pédopornographie, contre la drogue…) ; tous les sites qui publient les clips des Pussy Riots, jugés « extrémistes », sont ainsi bloqués. Le pouvoir mise également beaucoup sur l’autocensure engendrée par un climat menaçant – à raison, si l’on en juge par le cas Ikea, qui de son propre fait supprime de son site une photo postée par un internaute parodiant les Pussy Riot. Cette politique restrictive est d’ailleurs soutenue par les Russes : selon les résultats d’une enquête publiés en août 2015, 49% d’entre eux pensent qu’il est justifié de censurer l’information sur Internet ; et parmi les contenus les plus « dangereux » figurent, en troisième position, les vidéos des Pussy Riot (46%). Autrement dit, si les Pussy Riot semblent avoir gagné la guerre de l’information sur la scène internationale, il est loin d’en être de même dans leur propre pays.

La guerre de l’information par d’autres moyens
L’enjeu est aujourd’hui pour les Pussy Riot d’offrir à leur message la même audience en Russie qu’à l’international – une gageure dans un contexte post-Snowden et ukrainien qui voit la communication online de plus en plus bridée. Pas moins de 32 propositions et projets de lois répressifs à l’égard d’Internet ont été adoptés par la Douma entre juin 2012 et juillet 2014. Dans ce cadre, tous les moyens sont bons pour susciter le buzz. Les Pussy Riot ont ainsi créé en septembre 2014 un site d’information en russe, Media Zona, financé par leurs concerts et discours, pour couvrir l’actualité politique et judiciaire du pays – mais toutes les tentatives d’enregistrement du site auprès du gouvernement se sont avérées infructueuses à ce jour. Début 2015, le groupe a par ailleurs fait une apparition dans la série House of Cards dans un face à face avec Viktor Petrov, double fictif de Poutine - mais la série n’est évidemment pas diffusée sur les ondes russes. Les Pussy Riot ont également été choisies par Amnesty International, aux côtés d’Edward Snowden et Ai Weiwei, pour prêter leur image, en mars 2016, à une grande campagne contre la censure sur le Net, avec pour slogan : « Les autorités ne se contentent pas d’utiliser des menottes et d’arrêter des gens, elles attaquent aussi les medias ». Dernière opération en date, renouant avec la communication la plus traditionnelle, Nadejada Tolokonnikova vient de publier un roman, Désirs de révolution, édité dans le monde entier – excepté en Russie. « L’éditeur qui déciderait de le publier prendrait un énorme risque, explique la meneuse du groupe. […] Mon seul espoir, c’est de le mettre en ligne. Encore faut-il trouver la bonne plateforme. » C’est à un défi de forme autant que de fond que les Pussy Riot se trouvent donc confrontées dans leur guerre de l’information contre Poutine – avec d’ailleurs pour enjeu que le support ne finisse pas par prendre le pas sur le message, qui pourrait in fine finir par se trouver brouillé par sa spectacularisation.