Renouvellement de la flotte sous-marine australienne : la compétition est-elle biaisée ?

Investir dans les sous-marins : une tendance globale


En 2009, dans le livre blanc de la défense du gouvernement australien, est annoncée la construction d’une nouvelle classe de submersibles. Il est question d’en faire construire 12 dans les chantiers navals du sud de l’Australie. L’objectif est d’arrêter un design et de pouvoir mettre à flot le premier sous-marin pour 2025. Ce contrat, estimé entre 20 et 30 milliards de dollars est le plus important au monde sans le domaine des sous-marins et sera structurant pour les prochaines décennies à venir. Depuis la fin des années 90, la marine australienne renouvelle ses moyens avec le programme de frégate Anzac (construit sur place) et le programme de navire d’assaut amphibie classe Canberra (construit par Nanvantia et BAE systems). Il devrait y avoir entre 6 et 12 nouveaux sous-marins.
Ces submersibles doivent faire plus de 4000 tonnes et le futur constructeur doit respecter cinq critères prioritaires : des performances permettant des missions océaniques, une industrialisation en Australie, le maintien de la mise en condition opérationnelle (MCO) au-delà de 2040, l’intégration d'un système de management de combat (CMS) américain et la signature d’un accord de gouvernement à gouvernement. Les premières offres des industriels ont déjà été remises au gouvernement australien. La remise d’une seconde offre (offre engageante) est attendue fin novembre, la décision sera prise à la fin du premier trimestre 2016. Ces sous-marins remplaceront la flotte de Collins, fabriquée par les Suédois de Kockums et entrée en service, après des difficultés de mise au point, à partir de 1996.
L’Australie n’est pas un cas isolé : dans la volonté de se doter ou de renouveler leur flotte sous-marine, 12 pays dans la zone Asie-Pacifique investissent dans les sous-marins et au total 34 pays ont ou vont investir dans des submersibles, d’ici 20 ans. Les pays de la zone Asie-Pacifique qui se dotent d’une flotte de sous-marins, témoignent d’une économie florissante. En effet, les sous-marins sont les équipements navals les plus chers à se procurer, à maintenir en état et à moderniser. Cette volonté est également la prise en compte de possibles vulnérabilités maritimes et d’un risque de menace plus important dans la région. La puissance militaire et navale grandissante de la Chine pousse les pays du Pacifique à réagir, le budget naval chinois est plus important que ceux combinés de l’Australie, du Japon et de la Corée. Acquérir des sous-marins est stratégiquement le bon choix si un pays veut faire face à un rival qui multiplie le nombre de ses navires de guerre.

La justification géostratégique régionale profite au Japon


La Chine accroît sa puissance et sa présence navale dans la région, des pays comme le Japon et l’Australie se rapprochent diplomatiquement et renforcent leurs moyens militaires, tout cela sous les encouragements du grand allié américain. Le gouvernement australien présente les États-Unis comme son allié stratégique majeur et a signé, en 2007, un pacte de sécurité mutuelle avec le  Japon, les trois coopèrent notamment à travers le Trilateral Strategic Dialogue Mechanism ; ils participent également à des exercices militaires bilatéraux et trilatéraux. Le Japon est le second partenaire commercial de l’Australie et en 2013, la ministre des affaires étrangères australienne, Julie Bishop, faisait part du soutien de son gouvernement au Premier ministre Abe : « Nous avons hâte de voir le Japon contribuer de manière plus importante à la sécurité de la région et au-delà – notamment à travers notre alliance commune avec les États-Unis. Nous soutenons l’initiative du Japon de se reformer vers une posture de défense plus normale pour l’aider à jouer un plus grand rôle. »
Le Japon a, par ailleurs, modifié sa constitution pour permettre l’exportation d’armement par ses industries, une première depuis 1947. C’est ainsi qu’en juillet de l’an dernier, les Premiers Ministres Abbott et Abe signèrent un accord pour renforcer le partenariat de sécurité et de coopération militaire entre les deux pays. Puis en  octobre, le Premier ministre australien annonçait qu'il envisageait de faire construire la nouvelle classe de sous-marins par les Japonais, au Japon même, alors que l’un des critères de sélection annoncé était de faire travailler les chantiers navals d'Australie. Pour justifier son choix, Tony Abbott a déclaré vouloir les meilleurs sous-marins pour le meilleur prix, peu importe le lieu de construction. La stratégie du Japon ne passait pas au départ par la relation triangulaire privilégiée avec l'Australie et les États-Unis car la présence de Tony Abbott au pouvoir semblait garantir une victoire nippone sur ce contrat. L’erreur stratégique du Japon a été de minimiser la situation économique de l’Australie et notamment l'emploi. Le fait est que la région la plus touchée par le chômage (taux à 7,9 %) est le sud du pays, région dans laquelle sont installés les chantiers navals. La proposition japonaise de tout construire dans ses propres chantiers a suscité des protestations politiques et la précipitation avec laquelle du Premier ministre Abott a mis de côté la question des emplois, a conduit finalement à un changement de gouvernement et une redistribution des cartes. Le Japon a donc dû revoir sa copie et s’aligner sur les Français et les Allemands. Par sa nouvelle posture de défense, le Japon peut espérer marquer des points sur le marché mondial des équipements militaires.
Cette volonté affichée du Premier ministre australien de passer un accord avec le Japon n’a pas résisté aux pressions internes de son parti et du pays, l’appel d’offres a donc été élargi à l’Allemagne et à la France. L’importance du contrat pour l’emploi et l’industrie navale a même provoqué un changement de gouvernement, Abbott étant finalement remplacé après deux ans au pouvoir par le ministre des communications Malcolm Turnbull. En effet, le nouveau Premier ministre serait plus sensible que son prédécesseur aux retombées sur l’emploi de cette commande. Pour faire tomber son prédécesseur, il a bénéficié du soutien de la classe politique d’Australie du Sud, qui se bat bec et ongle pour que les chantiers navals d’Adélaïde soient chargés de la construction des futurs sous-marins. L’ancien ministre de la défense australien déclarait en février que : « Les sous-marins sont une composante essentielle de la capacité navale australienne et le gouvernement va s’assurer que les futurs sous-marins fourniront les meilleures capacités possible pour le budget le plus adapté aux contribuables australiens, tout en maximisant l’implication de l’industrie locale ». Le gouvernement australien a finalement sélectionné trois industriels dans son CEP (Competitive Evaluation Process) : le Français DCNS, l’Allemand TKMS et le consortium japonais Kawasaki/Mitsubishi.

Le contexte concurrentiel


Trois industriels du même secteur essayent de se tailler la part du lion sur un contrat qui sans doute fera date et peut contribuer à (re)structurer la construction navale au niveau global. Deux rivaux bien établis sur les marchés export font face à un acteur émergent à l'international qui des liens très fort avec le pays client. Suite aux baisses des dépenses militaires en Europe, les industriels européens doivent faire leur chiffre d’affaires à l’étranger. La France et l’Allemagne sont en rivalité économique à travers deux industriels pour l'instant concurrents car leur rapprochement a maintes fois été évoqué et pourrait peut être se concrétiser un jour, comme on l'a vu dans l'armement terrestre (Nexter et KMW).
Un contrat de cette ampleur a d'importantes conséquences sur toute l’industrie navale. C'est le cas chez DCNS qui doit, notamment, compenser la rétractation de son marché domestique. En basant sa proposition sur l'architecture du sous-marin SNA type Barracuda, DCNS peut accélérer le développement de nouveaux systèmes technologiques comme la propulsion anaérobie ou les batteries lithium-ion qui prolongent le temps de plongée et peuvent ensuite être des avantages lors de prochains appels d’offres. Les transferts de technologies sont l’une des clés de la réussite de ce genre de contrat et DCNS a démontré que cela était dans ses intentions et dans ses compétences comme elle l'a déjà fait avec l'Inde, le Pakistan et plus récemment avec le Brésil. La Marine nationale, qui coopère de longue date avec la Royal Australian Navy, joue également son rôle, plus discret mais crucial. Il ne faut pas, en effet, oublier que la France est, avec ses territoires ultramarins, une nation de l’Océanie. À ce titre, elle contribue, avec ses forces navales notamment, à la stabilité de la zone. Dans le cadre des discussions qui se déroulent entre Paris et Canberra, ces aspects sont importants car, au-delà d’un contrat géant, c’est aussi le renforcement de l’alliance franco-australienne qui est en jeu. Avec en toile de fond, notamment, l’inquiétude des Occidentaux face aux velléités expansionnistes de la Chine sur la région Asie/Pacifique. Le fait que la France accepte de céder le design de ses sous-marins de nouvelle génération, des outils hautement sensibles et stratégiques, n’est pas anodin. Il n’y a qu’un seul précédent, celui du projet de vente de 12 SNA du type Rubis au Canada dans les années 80, qui n’avait finalement pas abouti, suite à l’effondrement de l’URSS.

Les arguments français


L’industriel français DCNS est l’un des leaders de la construction de sous-marins dans le monde et sa proposition est un dérivé du Barracuda français, c’est-à-dire basé sur le design de la prochaine classe de sous-marins nucléaires d’attaque français. Le Shortfin Barracuda Block 1 possède une propulsion classique. DCNS avait annoncé au Parlement australien qu’elle prévoyait 70 % de la construction sur place. « Je vois qu’un des soumissionnaires a dit qu’il pouvait assurer une part importante de la construction en Australie, de l’ordre de 70 à 80 % », a déclaré jeudi 17 septembre au Parlement le ministre australien de la Défense, Kevin Andrews. « Si une part plus importante des sous-marins est construite ici, cela veut dire que cela fera plus d’emplois en Australie », a-t-il fait valoir. Pour ce faire, dès novembre 2014, DCNS a ouvert DCNS Australia. Son objectif est de soutenir les efforts de DCNS pour vendre à l’Australie des sous-marins de nouvelle génération. L’industriel français travaillera notamment avec Thales Australia, filiale locale de son actionnaire privé qui a remporté deux contrats en Australie pour des fusils d’assaut et des véhicules blindés. L’avantage de baser le design du futur sous-marin australien sur le Barracuda est que : « Si le Shortfin Barracuda est sélectionné, il sera en service jusqu’en 2060. Et sa plate-forme sera mise à jour avec de nouvelles technologies développées en France et en Australie », a précisé Sean Costello, directeur de DCNS Australie.
DCNS n’est pas seule, le plus haut niveau de l’Etat est engagé dans la bataille. Le 22 septembre 2014, en marge des discussions de préparation de la conférence pour l’environnement de la COP21, François Hollande  avait accueilli Malcolm Turnbull, soulignant alors que « la France et l’Australie partageaient de grandes convergences de vue sur l’ensemble des questions internationales et luttent ensemble contre le terrorisme en Irak et en Syrie ». Le président de la République avait déjà effectué une visite d’État en novembre 2014, la première d’un président français en Australie. La Direction générale à l’armement a notamment déclaré sur le sujet que : « La France est rompue à travailler dans le cadre de coopérations dans un domaine aussi sensible que celui des sous-marins. La DGA et la Marine nationale proposent à l’Australie une coopération au niveau des gouvernements sur la conduite du programme et la maîtrise des risques et du calendrier, sur la coopération opérationnelle entre marines et sur des travaux de R&D communs. » De plus, les très bonnes relations entre Paris et Washington, ainsi que la grande confiance nouée ces dernières années entre l’US Navy et la Marine nationale, sont également un atout. Les futurs sous-marins australiens seront équipés d’armements américains et la perspective de voir ces équipements mis en œuvre sur des bâtiments de conception française ne suscite, apparemment, aucune réticence de la part de Washington.

La concertation publique/privée allemande


TKMS a toujours été un redoutable compétiteur pour DCNS mais pour ce projet ils n’ont pas tous les avantages : ils n’ont pas de grand sous-marin océanique opérationnel, ni dans la marine allemande ni à l’export. Malgré un succès récent dans la région face à DCNS (Singapour), TKMS doit, pour l'occasion, mettre au point le plus gros sous-marin qu’ils n’ont jamais construit, un défi technique majeur. Le gouvernement allemand soutien son poulain, l’ancien ministre de la défense australien et des hauts gradés de la marine australienne sont venus aux chantiers navals de Kiel et ont rencontré à Berlin Ursula Von der Leyen, la ministre allemande de la Défense. Sigmar Gabriel, ministre de l’économie allemand affirme que lui et la Chancelière Merkel ont travaillé dur pour vanter la qualité des chantiers navals allemands, TKMS ayant déjà vendu des sous-marins à 20 pays depuis les années soixante. L’ambassade allemande à Canberra agit comme un VRP de TKMS, selon le Spiegel. Le président du directoire de ThyssenKrupp, maison-mère de TKMS, a notamment demandé que le ministère de la Défense allemand nomme un interlocuteur spécifique pour travailler sur ce projet, ce qui montre une forte intégration et coopération entre le gouvernement allemand, l’armée allemande et TKMS. L'industriel allemand propose un nouveau modèle de bâtiment le Type 216, basé sur les sous-marins Type 212/214. A noter que TKMS a volontairement mis hors compétition son ancienne filiale Kockums, revendue depuis à Saab. TKMS Australia (Adelaïde) a contribué au design et support MCO des frégates Anzac ainsi qu'à la conversion d'un cargo commercial en navire ravitailleur HMAS SIRIUS.
Pour le Japon, ce contrat est une grande opportunité : n’ayant jamais exporté d’armement, remporter ce marché serait très significatif et placerait l'industrie d’armement japonaise comme un nouvel acteur de ce marché au niveau mondial. Le consortium réunissant Kawasaki et Mitsubishi dispose d’un produit qui conviendrait aux Australiens : le sous-marin Soryu, réputé pour son électronique extrêmement avancée. Avec ses 84 mètres de long et ses 4200 tonnes, il entre dans les critères australiens. C’est un sous-marin de type océanique actuellement en service dans la Marine nippone et le seul parmi les trois en compétition.

Les alliances plus fortes que le marché ?


Le partenariat avec l’Australie et l’alliance commune avec les États-Unis évoqués plus haut, place les Japonais dans une position favorable. Néanmoins, cette longueur d’avance initiale s'est érodée avec le changement de gouvernement. Les Japonais n’avaient pas pris en compte la dimension de l’emploi en Australie et ont donc fait machine arrière sur le sujet : « Je pense que nous sommes très confiants dans notre capacité à construire des bateaux en Australie dès le départ », a déclaré un porte-parole du ministère japonais de la Défense, Masaki Ishikawa, en marge d’un déplacement dans une exposition navale à Sydney.
Il n’est pas possible à l’heure actuelle de savoir qui a remporté le contrat. Les offres finales seront remises au gouvernement australien fin novembre et le choix définitif sera normalement annoncé au premier trimestre 2016. Mais dans ce genre d'affaire hautement sensible tant d'un point de vue politique qu'économique il n'est pas rare de jouer les prolongations.

Antoine Pélaprat
Etudiant de la formation SIE 19