En avril 2015, suite aux répressions des manifestations libertaires à Hong Kong, le groupe de hackers Anonymous lance une campagne de cyber attaques contre les sites du gouvernement chinois en faveur de la démocratie et de la liberté d’expression(1). Si la Chine est fréquemment l’objet d’un grand nombre de cyber-attaques aux motifs politiques, également appelées « hacktivisme », la campagne d’Anonymous médiatisée par les medias occidentaux est assez peu représentative de la cyber-société chinoise. Elle représente davantage une attaque de l’opinion internationale des internautes(2).
L’Idiosyncrasie de l’internaute chinois
En Chine, le système politique a cadré très tôt internet et réussit à canaliser la croissance rapide et le « potentiel subversif » de la technologie. De ce fait, le cyberespace chinois possède aujourd’hui des « paramètres fondamentaux » issus d’une combinaison complexe de caractéristiques nationales et universelles. L’identité de l’internaute Chinois est ainsi assez éloignée d’une vision occidentale axée sur la rationalité, le libéralisme et la social-démocratie. Cette identité s’est déployée en deux tendances prédominantes. La première et la plus importante est un phénomène de consumérisme affiché. La deuxième tendance est la progression d’un nationalisme proche de l’agenda étatique. Ces deux tendances culturelles sont réfléchies et exploitées par l’appareil d’état depuis le début de l’ouverture du pays par Deng Xiaoping(3). La tendance consumériste révèle une adhésion de la population à la politique d’un régime qui a permis une hausse du niveau de la vie à tous les niveaux de la société. C’est une tendance passive qui protège le gouvernement plus qu’elle ne le met au défi. La tendance nationaliste joue un rôle plus actif, susceptible de défier le gouvernement.
Pourquoi la « génération Y » chinoise n’est pas la prolongation de la génération Tiananmen
La forme prise par l’hacktivisme en Chine est fortement liée à des influences sociales et historiques. Les manifestations contre le parti communiste en 1989 ont conduit le gouvernement à la création d’un programme éducatif patriotique axé sur les humiliations nationales subies par le pays. Son objectif est de fédérer le peuple Chinois contre l’étranger lorsque l’identité nationale du pays se trouve menacée. Il y a donc un paradoxe car ce sentiment d’unité nationale face à l’étranger ne peut s’exprimer dans des manifestations publiques, interdites depuis les répressions de Tiananmen. L’internet en Chine ainsi que l’hacktivisme se sont développés en même temps que les programmes d’éducation patriotique. Cette coordination a contribué à forger l’orientation politique de la communauté des hackers Chinois. Le chercheur Craig Webber a en effet démontré que l’activité sur les forums hacktivistes augmentait et diminuait au gré du sentiment de menace nationale(4).
L’ « hackerisme », ou l’hacktivisme à la chinoise
Les medias occidentaux spéculent souvent sur des cyber-attaques en provenance de Chine qui seraient « téléguidées » par l’armée chinoise. Selon un rapport d’Etat américain(5), ces attaques puissantes servant les intérêts de la Chine sont le fait de hackers chinois nationalistes. Leurs mauvaises coordinations et leurs objectifs symboliques à caractère politique non-alignées sur ceux de l’armée le prouvent. Ces objectifs sont même devenus une caractéristique permettant aux analystes d’identifier des cyber-attaques en provenance de Chine. Selon le chercheur Nir Kshetri, les hackers chinois se sentent la responsabilité de protéger leur pays et de se battre contre ce qu’ils considèrent comme de l’impérialisme dans le cyberespace. Ainsi plusieurs « cyber-guerres » ont déjà éclaté avec des hackers taïwanais, indonésiens, japonais et américains. Lorsque des hackers Chinois voient l’honneur de leur pays attaqué, ils considèrent comme nécessaire une action pour en restaurer la gloire et l’intégrité(6).
Les hacktivistes chinois ne jouent pas seulement sur le théâtre extérieur. Depuis l’arrivée d’internet les internautes et dissidents ont un moyen d’action sur les membres corrompus du parti. Ce phénomène a pris de l’ampleur avec le réseau social Weibo(7). Mais cette auto investissement des internautes contre les dysfonctionnements du gouvernement reste in fine bénéfique au pays. L’actuel président Chinois Xi Jinping a fait de la lutte contre la corruption l’un de ses principaux chevaux de bataille(8). Ainsi, l’internaute contestataire comme le dissident et l’hacktiviste concourent à fortifier le gouvernement.
Le chercheur Jack Qiu propose le terme « hackerisme » pour qualifier l’hacktiviste chinois. Il veut ainsi dissocier l’hacktiviste libertaire occidental du chinois à tendance collectiviste et aux positions politiques favorables à l’état et aux entreprises nationales.
L’hacktivisme : un exutoire pour la protestation
L’hacktivisme est un moyen relativement sûr pour le gouvernement chinois de permettre l’expression de la colère populaire tout en évitant les risques d’un mouvement politique physique de masse comme il est arrivé à Tiananmen ainsi qu’en plusieurs autres villes de Chine en 1989. L’hacktivisme devient dès lors un exutoire moins dangereux pour évacuer la colère patriotique et le sentiment d’humiliation national encouragé par le gouvernement. Pour son rôle de soupape, l’hacktivisme n’est pas encouragé par l’Etat, mais toléré(9). L’Etat chinois possède d’ailleurs des canaux de communication avec les hacktivistes en cas de montée des tensions trop importantes(10). Le chercheur Jack Linchuan Qiu qualifie l’hacktivisme Chinois de « catharsis de la libido politique » plutôt que de participation citoyenne organisée ou de mouvement social pérenne.
D’autres exutoires sont en cours d’expérimentation par le gouvernement chinois avec le réseau social équivalent à Twitter : Weibo. Twitter a joué un rôle important dans la communication et la synchronisation des opérations politiques d’hacktivistes occidentaux comme Anonymous. Le gouvernement ne se met pas pour autant en danger en livrant cet outil à ses citoyens. En effet, si les messages hostiles à l’égard du gouvernement n’y sont pas censurés, les messages appelant au rassemblement physique pour des contestations le sont. La Chine essaye ainsi de développer une société civile qui changerait la relation des Chinois à leur gouvernement. Pour ne pas en perdre le contrôle, le parti garde cependant une main dessus en l’« occupant » via des militants politiques rémunérés pour y produire des messages favorables(11).
L’hacktivisme en Chine ne pose aujourd’hui pas de menace pour le régime, il fait partie d’une stratégie réfléchie dont il est un risque maitrisé. L’hacktivisme ne saurait en l’état servir de courroie de transmission pour des idées libertaires et démocratiques telles que prônées par Anonymous.
Albert de Mereuil
Notes
1 [E3] http://pastebin.com/4m99Enug
2 [C2]The Internet in China: Data and Issues, Jack Linchuan Qiu, October 1, 2003 http://www.usc.edu/schools/annenberg/events/normanlearcenter/icbak/Papers/JQ_China_and_Internet.pdf
3[C2]The Internet in China: Data and Issues, Jack Linchuan Qiu, October 1, 2003 http://www.usc.edu/schools/annenberg/events/normanlearcenter/icbak/Papers/JQ_China_and_Internet.pdf
4 [B1] Hacktivism, A Theoretical and Empirical Exploration of China’s Cyber Warriors, Craig Webber et Michael Yip, 2011 http://eprints.soton.ac.uk/272350/1/59_paper.pdf
5 [A1] 2007 Report to congresse of the U.S.-China economic and security review commission : http://origin.www.uscc.gov/sites/default/files/annual_reports/2007-Report-to-Congress.pdf
6 [B2] Cybercrime and cyber-security issues associated with China: some economic and institutional considerations, Nir Kshetri 2013
7 [F3] China's Corrupt Elite are Caught in the Net, Umberto Bacchi, 2012, http://www.ibtimes.co.uk/china-corruption-party-communist-internet-403003
8 [F3] La croisade anti-corruption de Xi Jinping se durcit, Charles-Edouard Bouée, 2014, http://www.huffingtonpost.fr/charlesedouard-bouee/la-croisade-anti-corruption-xijinping-durcit_b_4758547.html
9 [B2] Hacktivism: a Theoretical and Empirical Exploration of China’s Cyber Warriors, Craig Webber et Michael Yip, 2011 http://eprints.soton.ac.uk/272350/1/59_paper.pdf
10 [C2]Source humaine : Paul Denlinger, traducteur et expert sur la Chine
11 [C2] How Weibo is changing China, Insight
L’Idiosyncrasie de l’internaute chinois
En Chine, le système politique a cadré très tôt internet et réussit à canaliser la croissance rapide et le « potentiel subversif » de la technologie. De ce fait, le cyberespace chinois possède aujourd’hui des « paramètres fondamentaux » issus d’une combinaison complexe de caractéristiques nationales et universelles. L’identité de l’internaute Chinois est ainsi assez éloignée d’une vision occidentale axée sur la rationalité, le libéralisme et la social-démocratie. Cette identité s’est déployée en deux tendances prédominantes. La première et la plus importante est un phénomène de consumérisme affiché. La deuxième tendance est la progression d’un nationalisme proche de l’agenda étatique. Ces deux tendances culturelles sont réfléchies et exploitées par l’appareil d’état depuis le début de l’ouverture du pays par Deng Xiaoping(3). La tendance consumériste révèle une adhésion de la population à la politique d’un régime qui a permis une hausse du niveau de la vie à tous les niveaux de la société. C’est une tendance passive qui protège le gouvernement plus qu’elle ne le met au défi. La tendance nationaliste joue un rôle plus actif, susceptible de défier le gouvernement.
Pourquoi la « génération Y » chinoise n’est pas la prolongation de la génération Tiananmen
La forme prise par l’hacktivisme en Chine est fortement liée à des influences sociales et historiques. Les manifestations contre le parti communiste en 1989 ont conduit le gouvernement à la création d’un programme éducatif patriotique axé sur les humiliations nationales subies par le pays. Son objectif est de fédérer le peuple Chinois contre l’étranger lorsque l’identité nationale du pays se trouve menacée. Il y a donc un paradoxe car ce sentiment d’unité nationale face à l’étranger ne peut s’exprimer dans des manifestations publiques, interdites depuis les répressions de Tiananmen. L’internet en Chine ainsi que l’hacktivisme se sont développés en même temps que les programmes d’éducation patriotique. Cette coordination a contribué à forger l’orientation politique de la communauté des hackers Chinois. Le chercheur Craig Webber a en effet démontré que l’activité sur les forums hacktivistes augmentait et diminuait au gré du sentiment de menace nationale(4).
L’ « hackerisme », ou l’hacktivisme à la chinoise
Les medias occidentaux spéculent souvent sur des cyber-attaques en provenance de Chine qui seraient « téléguidées » par l’armée chinoise. Selon un rapport d’Etat américain(5), ces attaques puissantes servant les intérêts de la Chine sont le fait de hackers chinois nationalistes. Leurs mauvaises coordinations et leurs objectifs symboliques à caractère politique non-alignées sur ceux de l’armée le prouvent. Ces objectifs sont même devenus une caractéristique permettant aux analystes d’identifier des cyber-attaques en provenance de Chine. Selon le chercheur Nir Kshetri, les hackers chinois se sentent la responsabilité de protéger leur pays et de se battre contre ce qu’ils considèrent comme de l’impérialisme dans le cyberespace. Ainsi plusieurs « cyber-guerres » ont déjà éclaté avec des hackers taïwanais, indonésiens, japonais et américains. Lorsque des hackers Chinois voient l’honneur de leur pays attaqué, ils considèrent comme nécessaire une action pour en restaurer la gloire et l’intégrité(6).
Les hacktivistes chinois ne jouent pas seulement sur le théâtre extérieur. Depuis l’arrivée d’internet les internautes et dissidents ont un moyen d’action sur les membres corrompus du parti. Ce phénomène a pris de l’ampleur avec le réseau social Weibo(7). Mais cette auto investissement des internautes contre les dysfonctionnements du gouvernement reste in fine bénéfique au pays. L’actuel président Chinois Xi Jinping a fait de la lutte contre la corruption l’un de ses principaux chevaux de bataille(8). Ainsi, l’internaute contestataire comme le dissident et l’hacktiviste concourent à fortifier le gouvernement.
Le chercheur Jack Qiu propose le terme « hackerisme » pour qualifier l’hacktiviste chinois. Il veut ainsi dissocier l’hacktiviste libertaire occidental du chinois à tendance collectiviste et aux positions politiques favorables à l’état et aux entreprises nationales.
L’hacktivisme : un exutoire pour la protestation
L’hacktivisme est un moyen relativement sûr pour le gouvernement chinois de permettre l’expression de la colère populaire tout en évitant les risques d’un mouvement politique physique de masse comme il est arrivé à Tiananmen ainsi qu’en plusieurs autres villes de Chine en 1989. L’hacktivisme devient dès lors un exutoire moins dangereux pour évacuer la colère patriotique et le sentiment d’humiliation national encouragé par le gouvernement. Pour son rôle de soupape, l’hacktivisme n’est pas encouragé par l’Etat, mais toléré(9). L’Etat chinois possède d’ailleurs des canaux de communication avec les hacktivistes en cas de montée des tensions trop importantes(10). Le chercheur Jack Linchuan Qiu qualifie l’hacktivisme Chinois de « catharsis de la libido politique » plutôt que de participation citoyenne organisée ou de mouvement social pérenne.
D’autres exutoires sont en cours d’expérimentation par le gouvernement chinois avec le réseau social équivalent à Twitter : Weibo. Twitter a joué un rôle important dans la communication et la synchronisation des opérations politiques d’hacktivistes occidentaux comme Anonymous. Le gouvernement ne se met pas pour autant en danger en livrant cet outil à ses citoyens. En effet, si les messages hostiles à l’égard du gouvernement n’y sont pas censurés, les messages appelant au rassemblement physique pour des contestations le sont. La Chine essaye ainsi de développer une société civile qui changerait la relation des Chinois à leur gouvernement. Pour ne pas en perdre le contrôle, le parti garde cependant une main dessus en l’« occupant » via des militants politiques rémunérés pour y produire des messages favorables(11).
L’hacktivisme en Chine ne pose aujourd’hui pas de menace pour le régime, il fait partie d’une stratégie réfléchie dont il est un risque maitrisé. L’hacktivisme ne saurait en l’état servir de courroie de transmission pour des idées libertaires et démocratiques telles que prônées par Anonymous.
Albert de Mereuil
Notes
1 [E3] http://pastebin.com/4m99Enug
2 [C2]The Internet in China: Data and Issues, Jack Linchuan Qiu, October 1, 2003 http://www.usc.edu/schools/annenberg/events/normanlearcenter/icbak/Papers/JQ_China_and_Internet.pdf
3[C2]The Internet in China: Data and Issues, Jack Linchuan Qiu, October 1, 2003 http://www.usc.edu/schools/annenberg/events/normanlearcenter/icbak/Papers/JQ_China_and_Internet.pdf
4 [B1] Hacktivism, A Theoretical and Empirical Exploration of China’s Cyber Warriors, Craig Webber et Michael Yip, 2011 http://eprints.soton.ac.uk/272350/1/59_paper.pdf
5 [A1] 2007 Report to congresse of the U.S.-China economic and security review commission : http://origin.www.uscc.gov/sites/default/files/annual_reports/2007-Report-to-Congress.pdf
6 [B2] Cybercrime and cyber-security issues associated with China: some economic and institutional considerations, Nir Kshetri 2013
7 [F3] China's Corrupt Elite are Caught in the Net, Umberto Bacchi, 2012, http://www.ibtimes.co.uk/china-corruption-party-communist-internet-403003
8 [F3] La croisade anti-corruption de Xi Jinping se durcit, Charles-Edouard Bouée, 2014, http://www.huffingtonpost.fr/charlesedouard-bouee/la-croisade-anti-corruption-xijinping-durcit_b_4758547.html
9 [B2] Hacktivism: a Theoretical and Empirical Exploration of China’s Cyber Warriors, Craig Webber et Michael Yip, 2011 http://eprints.soton.ac.uk/272350/1/59_paper.pdf
10 [C2]Source humaine : Paul Denlinger, traducteur et expert sur la Chine
11 [C2] How Weibo is changing China, Insight