L214, association militant pour l’abolition de la viande, est connue pour ses prises de positions sur la fermeture des abattoirs. Ses méthodes de sidération combinant images chocs et vidéos difficilement soutenables, le plus souvent sans élément de contexte, suscitent une émotion immédiate prenant le dessus sur le raisonnement du spectateur qui les visionnent. S’en suit un complément d’attaque informationnelle couplant pétition et dépôt de plainte provoquant un étalement dans le temps de l’attaque initiale.
Le 03 novembre 2016, l’abattoir de Limoges subit une attaque informationnelle orchestrée par l’association L214. Des vidéos sont publiées conjointement par cette association et le journal Le Monde, leurs donnant instantanément une dimension nationale. Le sujet de l’abattage des vaches gestantes, pratique réglementée et respectée par l’abattoir de Limoges comme l’indique Le Monde dans sa publication, est porté à l’attention du public générant des centaines de milliers de vues et plus de 50 000 signatures le 1er jour pour interdire l’abattage des vaches gestantes. Cet article va se concentrer sur les particularités de cette attaque et la guerre informationnelle qui s’en suivra.
Un contexte particulier
Cette attaque informationnelle, lancée le 03/11/2016, s’inscrit dans un contexte tout à fait exceptionnel. D’abord l’abattoir de Limoges est le plus grand abattoir public de France situé sur le territoire Limousin regroupant le cheptel le plus important de France en vache allaitantes.
Ensuite le nombre d’actions de L214 contre les abattoirs est en accélération forte depuis mi-2015 : de 10 articles publiés durant les 8 années précédentes représentant moins de 5% de sa publication presse, ce n’est pas moins de 12 actions qui seront menées contre les abattoirs entre mi-2015 et fin 2016 représentant cette fois plus de 30% de sa publication sur cette même période. Le contenu du message est très clair : tous les abattoirs sont à l’image de ceux dénoncés dans les actions de L214 et donc manger de la viande provenant d’un abattoir n’est pas éthique compte-tenu du mal-être animal qu’il génère.
Sur la même période, de nouveaux financements venant d’associations américaines soutenant directement ou indirectement des entreprises développant des techniques de fabrication de viande artificielle viennent soutenir L214.
Également, cette attaque se déroule quelques jours avant le dépôt d’une proposition de loi relative au « Respect de l’animal en abattoir ». Cette proposition de loi fait suite au rapport d’une commission d’enquête portant sur les « conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs » qui s’est déroulée de mars à septembre 2016 à la suite d’images mises en ligne par L214 au sujet de l’abattoir d’Alès. Malgré l’audition de L214 dans le cadre de cette enquête ne portant pas sur le sujet de polémique de l’abattage des vaches gestantes (les termes même de «vaches gestantes » ou bien « abattoir de Limoges » ne faisant pas partie du rapport adopté le 20/09/16) et possédant des premières images dès 6 mois avant leur publication, celle-ci n’a pas pris l’initiative d’interpeller les parlementaires pourtant en plein travaux sur le thème des abattoirs, afin qu’ils introduisent le sujet de l’abattage des vaches gestantes dans leur réflexion. Ce choix ne permettra d’introduire ce sujet qu’au travers d’un amendement en janvier 2017 et d’une autre proposition de loi en mars 2017 dont l’un sera rejeté et l’autre ne verra jamais le jour compte-tenu de la non-réélection de son porteur au mois de juin de la même année.
Enfin et pour la première fois, l’auteur des images et des vidéos, un employé en CDI à l’abattoir de Limoges, témoigne à visage découvert. C’est l’élément essentiel de cette attaque informationnelle.
Un lanceur d'alerte à visage découvert : une opportunité tactique pour L214
Pour la première fois dans le cadre des attaques informationnelles contre les abattoirs, celle-ci a un visage. Celui d’un employé d’origine Espagnol, travaillant depuis 7 ans à l’abattoir, père célibataire de 2 enfants et ayant un parcours de vie difficile. En face, le plus gros abattoir public au sein d’un des plus gros territoires de la filière bovine française et qui de plus est géré par la municipalité. Le faible idéal contre le fort idéal. Cette typologie va créer dés le début un rapport fort-faible qui complique les possibilités de ripostes efficaces et va de fait, en personnifiant l’attaque de départ, offrir de multiples opportunités pour la faire durer et l’amplifier. C’est ainsi que pendant 3 mois, le lanceur d’alerte va occuper l’espace médiatique au travers d’articles de presse régionaux, de manifestation devant la municipalité et de vidéos expliquant sa démarche personnelle et sincère mais contribuant à la mise en valeur des arguments de L214 vis-à-vis des abattoirs et de l’élevage en général. Cette première phase se terminera le 16/02/2017 par un reportage d’Envoyé Spécial intitulé « Abattoir, des bourreaux ou des hommes ».
Des ripostes instantanées courageuses mais renforçant les messages de L214 :
Le même jour que l’attaque, les politiques et les responsables de l’abattoir se présentent courageusement devant la presse. Malheureusement leur déclaration : « la polémique de l’abattoir de Limoges peut s’appliquer à 100% des abattoirs Français », ne fait que renforcer le contenu du message de fonds de L214 : ce que l’on voit à Limoges arrive dans tous les abattoirs et donc si ce n’est pas éthique à Limoges, aucune pratique dans n’importe quels abattoirs ne l’est.
D’autres déclarations portent sur le fait que la motivation du lanceur d’alerte serait la vengeance à la suite d’un refus de formation de la direction, stigmatisant davantage celui-ci et accentuant le rapport fort-faible de la situation, au désavantage de l’abattoir.
Quelques jours plus tard, un communiqué de presse indique que la Municipalité va débloquer prioritairement un budget de 350K€ pour améliorer les conditions d’abattage. Cette action louable mais médiatisée au cœur de la polémique, renforce le message de L214 : sans actions chocs rien ne bouge alors que les moyens existent, légitimant alors ses méthodes auprès de ses militants et de ceux qui hésitent à les rejoindre.
1er round en faveur de L214
Cette première bataille se déroulant entre novembre 2016 et février 2017 semble être remportée par L214 sur les terrains des images et de la polémique. Celle-ci a mené une attaque informationnelle par le contenu de manière indirecte pour la 1ère fois via le 1er lanceur d’alerte qui a accepté de témoigner sur le fonctionnement d’un abattoir à visage découvert. Également, les ripostes essentiellement politiques des premiers mois vont bénéficier à L214 sur les terrains de la légitimité et de la crédibilité. Enfin, L214 dispose maintenant d’un personnage clé en Limousin, personnifiant le combat contre les abattoirs, qu’elle va aider à monter en puissance afin que celui-ci occupe le terrain médiatique permettant ainsi à l’attaque initiale de durer plus longtemps que celles menées sur les autres abattoirs.
Cinq ans de prolongation de guerre de l'information dans ce dossier
Le 13/10/2017, le lanceur d’alerte annonce qu’il est en train d’écrire un livre sur les 7 années passées à l’abattoir de Limoges qu’il publiera le 22/05/2018 à 4000 exemplaires, tout en enchainant les témoignages. Début 2019, celui-ci se déclare candidat aux élections Européennes et occupe le terrain médiatique lui permettant de rappeler les messages associés à l’attaque de départ. Après sa défaite aux Européennes et jusqu’en 2021, il est interviewé à plusieurs reprises et participe à des manifestations à Limoges aux côtés de L214 autour du message « rien n’a changé ». Début 2021, il communique sur son projet de création d’une petite structure de restauration végétarienne intégrant un lieu de vie et d’échange autour de l’écologie et du bien-être animal puis au mois d’octobre 2021, son témoignage fait partie de la BD « Lanceur d’Alerte », relayant à nouveau l’attaque de novembre 2016.
Livre, campagne électorale, interviews, articles de presse, BD et peut-être demain lieu de restauration végétarien à Limoges véhiculant les messages de L214 (fermons les abattoirs, abolissant l’élevage), jamais L214 n’aurait pu encercler à ce points les consciences et aussi longtemps, plus de 5 ans, sans le témoignage à visage découvert et l’action sincère de ce lanceur d’alerte.
Durant la même période, les responsables de l’abattoir travaillent leurs messages et mènent une contre-offensive en communicant sur les solutions apportées aux points soulevés par L214 lors de son attaque initiale à savoir :
. L’amélioration du bien-être animal par de l’installation de nouveaux équipements,
. Le renforcement des formations des salariés,
. L’augmentation du nombre de représentants de la protection animale au sein de l’abattoir.
Ils indiquent également que l’abattage des vaches gestantes n’est pas remis en cause, faute de modifications réglementaire ou législative.
Début 2018, les dirigeants communiquent sur le retour à la normal de l’activité de l’abattoir et parviennent à prendre la main en présentant aux médias, élus et partenaires, les nouveaux investissements réalisés en matière d’économie d’énergie. Cela permet de contrer le message récurrent de L214 associant une certaine fatalité dans le lien élevage/catastrophe écologique. Même si l’initiative de l’abattoir pour ces investissements sera quelque peu nuancée par l’inopportun rapport de la Cours Régionale des Comptes de 2019 pointant entre autres des rejets irréguliers depuis plus de 15 ans de ses effluents dans le réseau d’assainissement collectif, aucune offensive directe contre celui-ci ne sera menée sur le terrain écologique par L214.
Fin 2020 l’état lance un plan de modernisation des abattoirs dans le cadre de France Relance d’un montant de 115M€. Le cahier des charges est placé sous les thèmes de la protection animale (expression citée 10 fois) et de la sécurité au travail. Le message contenu suggère que les projets retenus colleront aux revendications des militants de L214. C’est dans ce contexte que l’abattoir de Limoges, passé depuis sous la gouvernance de la Communauté d’agglomération de Limoges Métropole, annonce le 28/01/2022 investir 6M€ dans sa modernisation dont 2M€ venant de France Relance. Elle communique sur l’introduction de plus d’installations de vidéosurveillance et d’équipements pour la réception des animaux tout en améliorant l’ergonomie des postes de travail.
Avantage à l'abattoir de Limoges mais renforcement probable de L214 sur le temps long
Cette seconde bataille se déroulant sur une période de plusieurs années voit une reprise de contrôle du champ informationnel par les responsables de l’abattoir. Agissant sur le terrain de la contre-information, ils démontent point par point l’argumentaire de l’attaque initiale par des éléments objectifs et vérifiables sans subir de nouvelles offensives majeures directes. Les investissements réalisés, couplés à ceux à venir ne peuvent que rejoindre les préoccupations des militants sincères de L214 et sa pérennité financière n’est pas remise en cause aux regards de l’accroissement de la demande. Sur le théâtre de Limoges et plus généralement sur le territoire national, les dirigeants de L214, dont les motivations profondes sont l’abolition de tous types d’élevage (ce qui passe par la fermeture des abattoirs), ne verront pas d’un bon œil le soutien de l’Etat et des collectivités dans l’accroissement de la compétitivité des abattoirs pour les prochaines années. Précisons à ce propos que la réglementation de l’abattage des vaches gestantes n’a pas évolué en France et où la vidéo-surveillance aux postes de saignée n’est pas obligatoire.
Néanmoins, la longueur de ce rapport de force entre L214 et l’abattoir de Limoges n’a pu que déclencher de nouvelles adhésions locales et de nouveaux dons, ressources essentielles de l’association (les vidéos étant toujours accessibles par internet presque 6 ans plus tard). Rien qu’en 2016, L214 connait sa plus grande croissance du nombre de ses membres en une année (+150%).
Rappelons qu’en 2015, L214 employait 12 salariés et bénéficiait de moins de 10 000 membres. En 2021, son budget est de l’ordre de 5M€ (+8M€ de réserve), emploie plus de 77 salariés et bénéficie de plus de 50 000 membres. Il ne faut pas douter de la volonté de L214 à accroître sa capacité de pénétration dans les entreprises (comme dans le cas de l’abattoir Bigard de Cuiseaux en octobre 2021) et de recueil d’informations (comme dans le cas de l’abattoir de Sobeval en février 2020). Ses permanents vont continuer de se professionnaliser dans le but de mener de nouvelles offensives informationnelles de grande qualité. A l’heure où le parti animaliste voit sa résonnance accrue en France, il est urgent pour la filière des abattoirs de prendre en compte la montée en puissance de L214.
Rémi NOGUERA
Auditeur en MSIE - Executive MBA en Management Stratégique et Intelligence Economique