Dès sa création, en 2009, Uber s’est fixé un objectif aussi simple qu’ambitieux : briser partout le monopole historique des taxis en révolutionnant le transport urbain de personnes par voiture grâce à une application de géolocalisation pour smartphone (1). Or, à Paris, concurrencer les taxis c’est avant tout concurrencer G7, qui contrôle l’essentiel du marché. Les deux entreprises se trouvent donc en état de conflit permanent depuis l’arrivée d’Uber dans la capitale française.
Lors du lancement de son service à Paris, en décembre 2011, Uber bénéficie d’un contexte favorable. Le débat récurrent sur la pénurie de taxis dans l’agglomération parisienne a été relancé en 2008 par la commission Attali (2), qui a préconisé la déréglementation de la profession. Sans aller jusqu’à suivre cette recommandation, le gouvernement de François Fillon a opéré une libéralisation partielle du secteur en créant un statut de voiture de tourisme avec chauffeur (VTC) par la loi du 22 juillet 2009 (3). De nombreuses entreprises se sont engouffrées dans la brèche, mais l’offre demeure très en deçà de la demande potentielle.
Les acteurs du conflit
Uber est une start-up américaine créée en 2009 à San Francisco par Garrett Camp, Oscar Salazar et Travis Kalanick (4), l’actuel PDG. Elle a connu un développement international fulgurant, soutenu par d’importantes levées de fonds ; elle peut notamment s’appuyer sur des investisseurs aussi puissants que Google Ventures ou Goldman Sachs (5). Sa valorisation a dépassé les 50 Mds $ – le plus haut niveau jamais atteint par une start-up – en août 2015 (6). Aujourd'hui présente dans 63 pays et plus de 300 villes (7), elle commence à diversifier ses activités, par exemple en proposant un service de livraison de repas. Le nom qu’elle a donné à son unité de R&D résume le but qu’elle s’est fixé : Uber Everything (8).
Héritier d’une entreprise créée en 1905, le groupe G7 s’est développé à partir de 1962 sous l’impulsion d’André Rousselet ; il est aujourd'hui dirigé par son fils, Nicolas Rousselet. Depuis le rachat de son plus gros concurrent, les Taxis Bleus, en 1993, le groupe G7 compte environ 10 000 taxis affiliés, soit 57 % du parc parisien. En complément de sa centrale radio, il commercialise la plupart des produits et services nécessaires aux chauffeurs (location de licences, assurances, lumineux, taximètres, etc.) (9). Son chiffre d’affaires consolidé s’élevait à 318 M € en 2012 (10). Il est donc, et de loin, le groupe plus puissant du secteur.
L’offensive tous azimuts d’Uber
La stratégie d’Uber comporte deux volets. Le premier consiste à déployer ses immenses moyens pour devenir rapidement, puis rester, l’acteur majeur du marché. À cette fin, elle recourt à trois procédés : la communication, pour asseoir sa marque (interventions médiatiques, campagnes publicitaires, organisation d’événements, utilisation des réseaux sociaux, commande d’études (11)), l’influence, pour essayer de remodeler son environnement normatif (lobbying massif en France et dans l’Union européenne) (12), et l’investissement, pour renouveler sans cesse ses offres commerciales.
Le second volet est plus original. Uber ne veut pas seulement conquérir un marché existant : elle veut transformer ce marché. C'est pourquoi elle a engagé une épreuve de force avec l’Etat français à propos d’UberPop, un service permettant à des particuliers de s’improviser chauffeurs. Non seulement elle a, dans un premier temps, refusé de suspendre son service malgré son interdiction par la loi Thévenoud (13), mais elle a contesté cette loi en justice, au niveau national comme au niveau européen (14) ; elle a également suscité une pétition de soutien à UberPop. En somme, elle a tenté d’imposer sa volonté aux autorités publiques afin d’accélérer l’essor de ses activités.
La riposte progressive de G7
Face à l’offensive d’Uber, la priorité de G7 a été de remporter la lutte d’influence normative. Le groupe disposait pour cela de plusieurs ressources. La première est le réseau personnel de ses dirigeants dans monde politique (15). La deuxième est la proximité historique entre le groupe et le ministère de l’intérieur (16), autorité de tutelle des taxis. La troisième est la présidence de l’Union nationale des industries du taxi (UNIT), l’un des principaux syndicats de la profession, qui procure au groupe un moyen de pression sur les pouvoirs publics (grèves, manifestations) et un outil de communication directe (rhétorique de défense d’un intérêt collectif (17)) et indirecte (via les autres syndicats). Cette action a porté ses fruits : la loi Thévenoud a imposé des contraintes supplémentaires aux VTC et interdit UberPop. G7 s’efforce maintenant d’empêcher la remise en cause du statu quo (18).
En parallèle, le groupe a rénové sa stratégie commerciale : il a élargi sa gamme de services ; il a rédigé une charte qualité ; il a étoffé sa communication à destination du grand public, en utilisant les mêmes techniques qu’Uber (19) ; il a intensifié sa recherche de partenariats internationaux pour constituer un front global contre les VTC (20) ; enfin, plus récemment, il a déclenché une bataille tarifaire sur le segment particulièrement compétitif des noctambules du weekend (21).
L’état du conflit
Uber a incontestablement subi des revers : elle a été contrainte de suspendre son service phare, UberPop ; elle a perdu les deux premières manches de sa bataille judiciaire contre l’Etat français (22) ; les évolutions normatives lui ont été défavorables ; la baisse de ses tarifs parisiens a engendré un mouvement de contestation parmi ses chauffeurs (23) ; l’Etat a lancé une application de géolocalisation réservée aux taxis (Le.taxi).
Il est aisé d’attribuer ces revers à la méthode brutale employée par Uber, mais, à bien y réfléchir, pouvait-il en être autrement ? Cette méthode n’est-elle pas inscrite dans son identité même, n’est-elle pas au cœur du pouvoir de fascination qu’elle exerce ? En outre, elle a également remporté d’importants succès : elle est devenue l’acteur majeur du marché français des VTC ; elle a donné naissance à un mot, l’ubérisation, qui résume aux yeux de beaucoup la révolution numérique (24) ; elle a obligé tous ses concurrents à s’adapter.Le conflit n’en est qu’à ses débuts. La guerre éclair ayant échoué, une nouvelle phase commence. Elle se joue sur le terrain commercial, mais plus encore sur le terrain normatif : tandis qu’Emmanuel Macron envisage de « repenser le modèle économique du secteur » (25), la Commission européenne conduit une étude pour déterminer le statut d’Uber (26) et travaille au projet de « marché unique numérique » dont elle a fait l’une de ses priorités.
Stéphane Perrier
Notes :
(1) Travis Kalanick, co-fondateur et PDG d’Uber, s’est vanté d’être un « casseur de trusts né » (« natural born trust-buster ») (« Lunch with the FT : Travis Kalanick », Financial Times, 09/05/2014, http://www.ft.com/cms/s/2/9b83cbe8-d5da-11e3-83b2-00144feabdc0.html [Consulté le 24/10/2015]).
(2) 300 décisions pour changer la France, rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, janvier 2008, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000041/ [Consulté le 24/10/2015].
(3) Loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques.
(4) https://newsroom.uber.com/2010/12/ubers-founding [Consulté le 24/10/2015].
(5) Uber met également en avant, sur son site internet, Lowercase Capital, First Round, Menlo et Benchmark (https://www.uber.com/fr/about [Consulté le 24/10/2015]).
(6)« Uber passe la barre des 50 milliards des dollars de valorisation », LesEchos.fr, 01/08/2015, http://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/021240728330-uber-passe-la-barre-des-50-milliards-de-dollars-de-valorisation-1141426.php [Consulté le 24/10/2015].
(7) « Uber : la start-up la plus chère du monde ? », LePoint.fr, 27/10/2015, http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/uber-la-start-up-la-plus-chere-du-monde-27-10-2015-1977084_47.php [Consulté le 28/10/2015].
(8) « Uber va livrer des repas en dix minutes à Paris », LeFigaro.fr, 13/10/2015, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/10/12/32001-20151012ARTFIG00216-uber-va-livrer-des-repas-en-dix-minutes-a-paris.php [Consulté le 24/10/2015].
(9) « Comment le roi des taxis compte contrer Uber », TempsreelNouvelObs.com, 10/07/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20150212.OBS2398/comment-le-roi-des-taxis-compte-contrer-uber-au-detriment-des-clients.html [Consulté le 24/10/2015].
(10) http://www.groupeg7.com/2012/chiffres.php [Consulté le 24/10/2015].
(11) Elle a par exemple financé une étude auprès du bureau d’études 6-t (Information de l’Observatoire des taxis et VTC, http://observatoire-taxi-vtc.com/analyses-et-productions/un-sondage-surprenant-bilan-de-presentation-6t-sur-uber/ [Consulté le 29/10/2015]). Publiée en septembre 2015, cette étude concluait à un impact favorable d’Uber sur la « mobilité des utilisateurs » ; un mois plus tard, 6-t reprenait ses conclusions dans un article tout aussi élogieux pour Uber (voir http://6t.fr/blog/fr/etude-inedite-sur-limpact-duber-sur-la-mobilite-des-utilisateurs/ et http://6t.fr/blog/fr/uber-un-faiseur-de-mobilite/ [Consultés le 29/10/2015]).
(12) Voir par exemple « Uber beefs up lobbying efforts in Europe to replicate US success », The Independent, 16/12/2014, http://www.independent.co.uk/news/business/analysis-and-features/uber-beefs-up-lobbying-efforts-in-europe-to-replicate-us-success-9927177.html [Consulté le 28/10/2015]. Notons aussi que le directeur général d’Uber pour la France, Thibaud Simphal, a travaillé à la Commission européenne (« Le DG d’Uber France défend son modèle... et admet quelques maladresses », L’Usine digitale, 23/06/2015, http://www.usine-digitale.fr/editorial/le-dg-d-uber-france-defend-son-modele-et-admet-quelques-maladresses.N337132 [Consulté le 28/10/2015]).
(13) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.
(14) Uber a soulevé quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel et a déposé une plainte contre la France auprès de la Commission européenne (voir par exemple « VTC : le Conseil constitutionnel donne partiellement raison à Uber », TempsreelNouvelObs.com, 23/05/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/topnews/20150522.AFP8423/tarification-des-vtc-le-conseil-constitutionnel-donne-raison-a-uber.html [Consulté le 24/10/2015]).
(15) André Rousselet a notamment été haut fonctionnaire, chef de cabinet ministériel, député et directeur de cabinet du président de la République (François Mitterrand) ; Nicolas Rousselet est diplômé d’HEC et membre du Siècle (Who’s Who in France). Jean-Jacques Augier, qui a assuré la transition entre André et Nicolas Rousselet à la tête de G7, a fait partie de la promotion Voltaire de l’ENA et a été le trésorier de la campagne de François Hollande en 2012 (« Des Taxis G7 à Têtu, les mille vies de Jean-Jacques Augier », L’Obs avec Rue89, 04/04/2013, http://rue89.nouvelobs.com/2013/04/04/taxis-g7-a-tetu-les-mille-vies-jean-jacques-augier-tresorier-hollande-241164 [Consulté le 24/10/2015]).
(16) Notons par exemple que Pierre Chassigneux, issu comme André Rousselet du corps préfectoral, et qui a été comme lui directeur de cabinet du président Mitterrand (« Pierre Chassigneux », Les Echos, 17/10/2003, http://www.lesechos.fr/17/10/2003/LesEchos/19012-052-ECH_pierre-chassigneux.htm [Consulté le 28/10/2015]), a remis en 2008 à Michèle Alliot-Marie un rapport sur la profession de taxi prenant le contre-pied des préconisations de la commission Attali, avant de devenir président des Taxis Bleus (« Comment le roi des taxis compte contrer Uber », TempsreelNouvelObs.com, 10/07/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20150212.OBS2398/comment-le-roi-des-taxis-compte-contrer-uber-au-detriment-des-clients.html [Consulté le 24/10/2015]).
(17) Voir par exemple « “On a parmi les meilleurs taxis au monde !” », Le Monde, 08/02/2014, http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/02/08/les-taxis-se-battent-les-deux-bras-lies-dans-le-dos_4362755_3234.html [Consulté le 24/10/2015].
(18) Les syndicats de taxis, dont l’UNIT, ont ainsi refusé de participer à la table ronde que souhaitait organiser Emmanuel Macron à la fin du mois d’août 2015. Par ailleurs, Nicolas Rousselet a rencontré Emmanuel Macron le 9 septembre (« Uber suspendu à une décision du Conseil constitutionnel », Le Monde Economie, 14/09/2015, http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/09/14/le-sort-d-uberpop-revient-sur-le-devant-de-la-scene_4756367_3234.html [Consulté le 24/10/2015]).
(19) Le fait le plus remarquable est l’investissement des réseaux sociaux à partir de 2013 (voir https://twitter.com/taxisg7 et https://fr-fr.facebook.com/TAXISG7). G7 a également commandé deux sondages par le biais des Taxis Bleus (voir http://www.ifop.com/?option=com_publication&type=poll&id=2724 et http://www.opinion-way.com/pdf/resultats_de_l_etude_opinionway_pour_les_taxis_bleus_-_aout_2015.pdf [Consultés le 24/10/2015]).
(20) « Comment G7 résiste aux assauts de la concurrence », LesEchos.fr, 06/02/2014, http://www.lesechos.fr/06/02/2014/LesEchos/21621-048-ECH_taxis---comment-g7-resiste-aux-assauts-de-la-concurrence.htm [Consulté le 24/10/2015].
(21) Réduction de 20% de 22h à 5h pour les 15-25 ans (Taxis G7) et tarif unique de dix euros pour les courses à Paris intra-muros de minuit à 5h (Taxis Bleus) ; ce à quoi Uber a répliqué en baissant ses tarifs parisiens de 20 % (« Uber baisse ses tarifs de 20 % à Paris », LeMonde.fr avec AFP, 08/10/2015, http://www.lemonde.fr/entreprises/article/2015/10/08/uber-baisse-ses-tarifs-de-20-a-paris_4784605_1656994.html [Consulté le 27/10/2015]).
(22) Uber a été condamnée à 100 000 euros d’amende pour « pratique commerciale trompeuse » (la cour d’appel se prononcera le 7 décembre ; l’avocate générale a requis un doublement de l’amende) et l’illégalité d’UberPop a été confirmée par le Constitutionnel le 22 septembre ( « 200.000 euros d’amende requis contre Uber France », LeFigaro.fr avec AFP, 19/10/2015, http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/10/19/97002-20151019FILWWW00307-220000-euros-d-amende-requis-contre-uberpop.php [Consulté le 24/10/2015]). En outre, les directeurs généraux d’Uber pour la France et l’Europe de l’Ouest, Thibaud Simphal et Pierre-Dimitri Gore-Coty, seront jugés en correctionnelle en 2016 (audience prévue les 11 et 12 février) (« Le procès des dirigeants d’Uber renvoyé », Libération, 30/09/2015, http://www.liberation.fr/futurs/2015/09/30/le-proces-des-dirigeants-d-uber-renvoye_1394431 [Consulté le 24/10/2015]).
(23) Des chauffeurs d’Uber ont créé un Syndicat des exploitants de transport des personnes et VTC et manifesté devant le siège de l’entreprise le 13 octobre 2015 (« Les chauffeurs d’Uber manifestent contre leur employeur “voleur” », LeMonde.fr, 13/10/2015, http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/10/13/les-chauffeurs-parisiens-uber-creent-un-syndicat_4788221_3234.html [Consulté le 28/10/2015]). En parallèle, des chauffeurs de VTC – dont une majorité d’anciens ou actuels chauffeurs d’Uber – ont créé une Association des VTC de France afin de lancer leur propre application (VTC Cab) (« VTC : Uber concurrencé par une application de ses propres chauffeurs », LeFigaro.fr, 19/10/2015, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/10/19/32001-20151019ARTFIG00090-vtc-uber-concurrence-par-une-application-de-ses-propres-chauffeurs.php [Consulté le 28/10/2015]).
(24) Un Observatoire de l’ubérisation (http://www.uberisation.org/) a même été créé. Il prévoit d’organiser des Assises de l’ubérisation.
(25) « Macron veut mettre d’accord taxis et VTC », LesEchos.fr, 27/07/2015, http://www.lesechos.fr/27/07/2015/lesechos.fr/021230496854_macron-veut-mettre-d-accord-taxis-et-vtc.htm [Consulté le 28/10/2015].
(26) La question est de savoir si Uber est un service de transports ou un service numérique. Si elle était considérée comme une entreprise de transports, elle serait soumise à « des règles plus strictes en termes d'accréditation, d'assurance ou de sécurité ». La Commission européenne examinera également l’encadrement de la profession de taxi dans chaque pays membre et, le cas échéant, proposera une législation européenne. Voir « Confrontée au dilemme Uber, l’Union européenne va lancer une étude », LesEchos.fr, 28/08/2015, sur http://www.lesechos.fr/monde/europe/021288655678-confrontee-au-dilemme-uber-lue-va-lancer-une-etude-1148631.php [Consulté le 28/10/2015].
Lors du lancement de son service à Paris, en décembre 2011, Uber bénéficie d’un contexte favorable. Le débat récurrent sur la pénurie de taxis dans l’agglomération parisienne a été relancé en 2008 par la commission Attali (2), qui a préconisé la déréglementation de la profession. Sans aller jusqu’à suivre cette recommandation, le gouvernement de François Fillon a opéré une libéralisation partielle du secteur en créant un statut de voiture de tourisme avec chauffeur (VTC) par la loi du 22 juillet 2009 (3). De nombreuses entreprises se sont engouffrées dans la brèche, mais l’offre demeure très en deçà de la demande potentielle.
Les acteurs du conflit
Uber est une start-up américaine créée en 2009 à San Francisco par Garrett Camp, Oscar Salazar et Travis Kalanick (4), l’actuel PDG. Elle a connu un développement international fulgurant, soutenu par d’importantes levées de fonds ; elle peut notamment s’appuyer sur des investisseurs aussi puissants que Google Ventures ou Goldman Sachs (5). Sa valorisation a dépassé les 50 Mds $ – le plus haut niveau jamais atteint par une start-up – en août 2015 (6). Aujourd'hui présente dans 63 pays et plus de 300 villes (7), elle commence à diversifier ses activités, par exemple en proposant un service de livraison de repas. Le nom qu’elle a donné à son unité de R&D résume le but qu’elle s’est fixé : Uber Everything (8).
Héritier d’une entreprise créée en 1905, le groupe G7 s’est développé à partir de 1962 sous l’impulsion d’André Rousselet ; il est aujourd'hui dirigé par son fils, Nicolas Rousselet. Depuis le rachat de son plus gros concurrent, les Taxis Bleus, en 1993, le groupe G7 compte environ 10 000 taxis affiliés, soit 57 % du parc parisien. En complément de sa centrale radio, il commercialise la plupart des produits et services nécessaires aux chauffeurs (location de licences, assurances, lumineux, taximètres, etc.) (9). Son chiffre d’affaires consolidé s’élevait à 318 M € en 2012 (10). Il est donc, et de loin, le groupe plus puissant du secteur.
L’offensive tous azimuts d’Uber
La stratégie d’Uber comporte deux volets. Le premier consiste à déployer ses immenses moyens pour devenir rapidement, puis rester, l’acteur majeur du marché. À cette fin, elle recourt à trois procédés : la communication, pour asseoir sa marque (interventions médiatiques, campagnes publicitaires, organisation d’événements, utilisation des réseaux sociaux, commande d’études (11)), l’influence, pour essayer de remodeler son environnement normatif (lobbying massif en France et dans l’Union européenne) (12), et l’investissement, pour renouveler sans cesse ses offres commerciales.
Le second volet est plus original. Uber ne veut pas seulement conquérir un marché existant : elle veut transformer ce marché. C'est pourquoi elle a engagé une épreuve de force avec l’Etat français à propos d’UberPop, un service permettant à des particuliers de s’improviser chauffeurs. Non seulement elle a, dans un premier temps, refusé de suspendre son service malgré son interdiction par la loi Thévenoud (13), mais elle a contesté cette loi en justice, au niveau national comme au niveau européen (14) ; elle a également suscité une pétition de soutien à UberPop. En somme, elle a tenté d’imposer sa volonté aux autorités publiques afin d’accélérer l’essor de ses activités.
La riposte progressive de G7
Face à l’offensive d’Uber, la priorité de G7 a été de remporter la lutte d’influence normative. Le groupe disposait pour cela de plusieurs ressources. La première est le réseau personnel de ses dirigeants dans monde politique (15). La deuxième est la proximité historique entre le groupe et le ministère de l’intérieur (16), autorité de tutelle des taxis. La troisième est la présidence de l’Union nationale des industries du taxi (UNIT), l’un des principaux syndicats de la profession, qui procure au groupe un moyen de pression sur les pouvoirs publics (grèves, manifestations) et un outil de communication directe (rhétorique de défense d’un intérêt collectif (17)) et indirecte (via les autres syndicats). Cette action a porté ses fruits : la loi Thévenoud a imposé des contraintes supplémentaires aux VTC et interdit UberPop. G7 s’efforce maintenant d’empêcher la remise en cause du statu quo (18).
En parallèle, le groupe a rénové sa stratégie commerciale : il a élargi sa gamme de services ; il a rédigé une charte qualité ; il a étoffé sa communication à destination du grand public, en utilisant les mêmes techniques qu’Uber (19) ; il a intensifié sa recherche de partenariats internationaux pour constituer un front global contre les VTC (20) ; enfin, plus récemment, il a déclenché une bataille tarifaire sur le segment particulièrement compétitif des noctambules du weekend (21).
L’état du conflit
Uber a incontestablement subi des revers : elle a été contrainte de suspendre son service phare, UberPop ; elle a perdu les deux premières manches de sa bataille judiciaire contre l’Etat français (22) ; les évolutions normatives lui ont été défavorables ; la baisse de ses tarifs parisiens a engendré un mouvement de contestation parmi ses chauffeurs (23) ; l’Etat a lancé une application de géolocalisation réservée aux taxis (Le.taxi).
Il est aisé d’attribuer ces revers à la méthode brutale employée par Uber, mais, à bien y réfléchir, pouvait-il en être autrement ? Cette méthode n’est-elle pas inscrite dans son identité même, n’est-elle pas au cœur du pouvoir de fascination qu’elle exerce ? En outre, elle a également remporté d’importants succès : elle est devenue l’acteur majeur du marché français des VTC ; elle a donné naissance à un mot, l’ubérisation, qui résume aux yeux de beaucoup la révolution numérique (24) ; elle a obligé tous ses concurrents à s’adapter.Le conflit n’en est qu’à ses débuts. La guerre éclair ayant échoué, une nouvelle phase commence. Elle se joue sur le terrain commercial, mais plus encore sur le terrain normatif : tandis qu’Emmanuel Macron envisage de « repenser le modèle économique du secteur » (25), la Commission européenne conduit une étude pour déterminer le statut d’Uber (26) et travaille au projet de « marché unique numérique » dont elle a fait l’une de ses priorités.
Stéphane Perrier
Notes :
(1) Travis Kalanick, co-fondateur et PDG d’Uber, s’est vanté d’être un « casseur de trusts né » (« natural born trust-buster ») (« Lunch with the FT : Travis Kalanick », Financial Times, 09/05/2014, http://www.ft.com/cms/s/2/9b83cbe8-d5da-11e3-83b2-00144feabdc0.html [Consulté le 24/10/2015]).
(2) 300 décisions pour changer la France, rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, janvier 2008, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000041/ [Consulté le 24/10/2015].
(3) Loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques.
(4) https://newsroom.uber.com/2010/12/ubers-founding [Consulté le 24/10/2015].
(5) Uber met également en avant, sur son site internet, Lowercase Capital, First Round, Menlo et Benchmark (https://www.uber.com/fr/about [Consulté le 24/10/2015]).
(6)« Uber passe la barre des 50 milliards des dollars de valorisation », LesEchos.fr, 01/08/2015, http://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/021240728330-uber-passe-la-barre-des-50-milliards-de-dollars-de-valorisation-1141426.php [Consulté le 24/10/2015].
(7) « Uber : la start-up la plus chère du monde ? », LePoint.fr, 27/10/2015, http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/uber-la-start-up-la-plus-chere-du-monde-27-10-2015-1977084_47.php [Consulté le 28/10/2015].
(8) « Uber va livrer des repas en dix minutes à Paris », LeFigaro.fr, 13/10/2015, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/10/12/32001-20151012ARTFIG00216-uber-va-livrer-des-repas-en-dix-minutes-a-paris.php [Consulté le 24/10/2015].
(9) « Comment le roi des taxis compte contrer Uber », TempsreelNouvelObs.com, 10/07/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20150212.OBS2398/comment-le-roi-des-taxis-compte-contrer-uber-au-detriment-des-clients.html [Consulté le 24/10/2015].
(10) http://www.groupeg7.com/2012/chiffres.php [Consulté le 24/10/2015].
(11) Elle a par exemple financé une étude auprès du bureau d’études 6-t (Information de l’Observatoire des taxis et VTC, http://observatoire-taxi-vtc.com/analyses-et-productions/un-sondage-surprenant-bilan-de-presentation-6t-sur-uber/ [Consulté le 29/10/2015]). Publiée en septembre 2015, cette étude concluait à un impact favorable d’Uber sur la « mobilité des utilisateurs » ; un mois plus tard, 6-t reprenait ses conclusions dans un article tout aussi élogieux pour Uber (voir http://6t.fr/blog/fr/etude-inedite-sur-limpact-duber-sur-la-mobilite-des-utilisateurs/ et http://6t.fr/blog/fr/uber-un-faiseur-de-mobilite/ [Consultés le 29/10/2015]).
(12) Voir par exemple « Uber beefs up lobbying efforts in Europe to replicate US success », The Independent, 16/12/2014, http://www.independent.co.uk/news/business/analysis-and-features/uber-beefs-up-lobbying-efforts-in-europe-to-replicate-us-success-9927177.html [Consulté le 28/10/2015]. Notons aussi que le directeur général d’Uber pour la France, Thibaud Simphal, a travaillé à la Commission européenne (« Le DG d’Uber France défend son modèle... et admet quelques maladresses », L’Usine digitale, 23/06/2015, http://www.usine-digitale.fr/editorial/le-dg-d-uber-france-defend-son-modele-et-admet-quelques-maladresses.N337132 [Consulté le 28/10/2015]).
(13) Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.
(14) Uber a soulevé quatre questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel et a déposé une plainte contre la France auprès de la Commission européenne (voir par exemple « VTC : le Conseil constitutionnel donne partiellement raison à Uber », TempsreelNouvelObs.com, 23/05/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/topnews/20150522.AFP8423/tarification-des-vtc-le-conseil-constitutionnel-donne-raison-a-uber.html [Consulté le 24/10/2015]).
(15) André Rousselet a notamment été haut fonctionnaire, chef de cabinet ministériel, député et directeur de cabinet du président de la République (François Mitterrand) ; Nicolas Rousselet est diplômé d’HEC et membre du Siècle (Who’s Who in France). Jean-Jacques Augier, qui a assuré la transition entre André et Nicolas Rousselet à la tête de G7, a fait partie de la promotion Voltaire de l’ENA et a été le trésorier de la campagne de François Hollande en 2012 (« Des Taxis G7 à Têtu, les mille vies de Jean-Jacques Augier », L’Obs avec Rue89, 04/04/2013, http://rue89.nouvelobs.com/2013/04/04/taxis-g7-a-tetu-les-mille-vies-jean-jacques-augier-tresorier-hollande-241164 [Consulté le 24/10/2015]).
(16) Notons par exemple que Pierre Chassigneux, issu comme André Rousselet du corps préfectoral, et qui a été comme lui directeur de cabinet du président Mitterrand (« Pierre Chassigneux », Les Echos, 17/10/2003, http://www.lesechos.fr/17/10/2003/LesEchos/19012-052-ECH_pierre-chassigneux.htm [Consulté le 28/10/2015]), a remis en 2008 à Michèle Alliot-Marie un rapport sur la profession de taxi prenant le contre-pied des préconisations de la commission Attali, avant de devenir président des Taxis Bleus (« Comment le roi des taxis compte contrer Uber », TempsreelNouvelObs.com, 10/07/2015, http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20150212.OBS2398/comment-le-roi-des-taxis-compte-contrer-uber-au-detriment-des-clients.html [Consulté le 24/10/2015]).
(17) Voir par exemple « “On a parmi les meilleurs taxis au monde !” », Le Monde, 08/02/2014, http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/02/08/les-taxis-se-battent-les-deux-bras-lies-dans-le-dos_4362755_3234.html [Consulté le 24/10/2015].
(18) Les syndicats de taxis, dont l’UNIT, ont ainsi refusé de participer à la table ronde que souhaitait organiser Emmanuel Macron à la fin du mois d’août 2015. Par ailleurs, Nicolas Rousselet a rencontré Emmanuel Macron le 9 septembre (« Uber suspendu à une décision du Conseil constitutionnel », Le Monde Economie, 14/09/2015, http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/09/14/le-sort-d-uberpop-revient-sur-le-devant-de-la-scene_4756367_3234.html [Consulté le 24/10/2015]).
(19) Le fait le plus remarquable est l’investissement des réseaux sociaux à partir de 2013 (voir https://twitter.com/taxisg7 et https://fr-fr.facebook.com/TAXISG7). G7 a également commandé deux sondages par le biais des Taxis Bleus (voir http://www.ifop.com/?option=com_publication&type=poll&id=2724 et http://www.opinion-way.com/pdf/resultats_de_l_etude_opinionway_pour_les_taxis_bleus_-_aout_2015.pdf [Consultés le 24/10/2015]).
(20) « Comment G7 résiste aux assauts de la concurrence », LesEchos.fr, 06/02/2014, http://www.lesechos.fr/06/02/2014/LesEchos/21621-048-ECH_taxis---comment-g7-resiste-aux-assauts-de-la-concurrence.htm [Consulté le 24/10/2015].
(21) Réduction de 20% de 22h à 5h pour les 15-25 ans (Taxis G7) et tarif unique de dix euros pour les courses à Paris intra-muros de minuit à 5h (Taxis Bleus) ; ce à quoi Uber a répliqué en baissant ses tarifs parisiens de 20 % (« Uber baisse ses tarifs de 20 % à Paris », LeMonde.fr avec AFP, 08/10/2015, http://www.lemonde.fr/entreprises/article/2015/10/08/uber-baisse-ses-tarifs-de-20-a-paris_4784605_1656994.html [Consulté le 27/10/2015]).
(22) Uber a été condamnée à 100 000 euros d’amende pour « pratique commerciale trompeuse » (la cour d’appel se prononcera le 7 décembre ; l’avocate générale a requis un doublement de l’amende) et l’illégalité d’UberPop a été confirmée par le Constitutionnel le 22 septembre ( « 200.000 euros d’amende requis contre Uber France », LeFigaro.fr avec AFP, 19/10/2015, http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/10/19/97002-20151019FILWWW00307-220000-euros-d-amende-requis-contre-uberpop.php [Consulté le 24/10/2015]). En outre, les directeurs généraux d’Uber pour la France et l’Europe de l’Ouest, Thibaud Simphal et Pierre-Dimitri Gore-Coty, seront jugés en correctionnelle en 2016 (audience prévue les 11 et 12 février) (« Le procès des dirigeants d’Uber renvoyé », Libération, 30/09/2015, http://www.liberation.fr/futurs/2015/09/30/le-proces-des-dirigeants-d-uber-renvoye_1394431 [Consulté le 24/10/2015]).
(23) Des chauffeurs d’Uber ont créé un Syndicat des exploitants de transport des personnes et VTC et manifesté devant le siège de l’entreprise le 13 octobre 2015 (« Les chauffeurs d’Uber manifestent contre leur employeur “voleur” », LeMonde.fr, 13/10/2015, http://www.lemonde.fr/economie/article/2015/10/13/les-chauffeurs-parisiens-uber-creent-un-syndicat_4788221_3234.html [Consulté le 28/10/2015]). En parallèle, des chauffeurs de VTC – dont une majorité d’anciens ou actuels chauffeurs d’Uber – ont créé une Association des VTC de France afin de lancer leur propre application (VTC Cab) (« VTC : Uber concurrencé par une application de ses propres chauffeurs », LeFigaro.fr, 19/10/2015, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/10/19/32001-20151019ARTFIG00090-vtc-uber-concurrence-par-une-application-de-ses-propres-chauffeurs.php [Consulté le 28/10/2015]).
(24) Un Observatoire de l’ubérisation (http://www.uberisation.org/) a même été créé. Il prévoit d’organiser des Assises de l’ubérisation.
(25) « Macron veut mettre d’accord taxis et VTC », LesEchos.fr, 27/07/2015, http://www.lesechos.fr/27/07/2015/lesechos.fr/021230496854_macron-veut-mettre-d-accord-taxis-et-vtc.htm [Consulté le 28/10/2015].
(26) La question est de savoir si Uber est un service de transports ou un service numérique. Si elle était considérée comme une entreprise de transports, elle serait soumise à « des règles plus strictes en termes d'accréditation, d'assurance ou de sécurité ». La Commission européenne examinera également l’encadrement de la profession de taxi dans chaque pays membre et, le cas échéant, proposera une législation européenne. Voir « Confrontée au dilemme Uber, l’Union européenne va lancer une étude », LesEchos.fr, 28/08/2015, sur http://www.lesechos.fr/monde/europe/021288655678-confrontee-au-dilemme-uber-lue-va-lancer-une-etude-1148631.php [Consulté le 28/10/2015].