Pétrole arctique : les stratégies informationnelles des puissances

Le 16 octobre 2015, l’administration Obama ferme la porte aux forages pétroliers dans l’océan arctique américain en annulant la vente des permis d’exploration et en refusant de prolonger les permis existants. Dans la même période, la Russie annonce que la production de son site arctique offshore Prirazlomnaya va tripler d’ici la fin de l’année.
L’arctique renfermerait 13 % des ressources mondiales de pétrole et 30 % de celles de gaz naturel, principalement en Russie et en Alaska. Cependant, les conditions climatiques extrêmes rendent l’exploitation des ressources pétrolières difficiles, coûteuses et risquées pour l’environnement. Le pétrole arctique est stratégique pour les Etats-Unis, la Russie et les compagnies pétrolières. Il est devenu un symbole pour les organisations écologistes qui veulent faire de grand-Nord un sanctuaire. Ces acteurs se livrent une guerre d’influence multipliant les attaques et ripostes informationnelles.

Stratégie informationnelle des organisations écologistes
La première cible des ONG est l’industrie pétrolière et notamment Shell, accusée de vouloir se positionner « en tête de la course folle vers les ressources pétrolières de l’Arctique ». Le fer de lance de cette lutte, Greenpeace, lance en 2012 sa campagne « save the Arctic ». L’ONG multiplie les actions médiatiques: bateaux de forage et brise-glaces interceptés, activistes déguisés en ours polaires investissant des ports, raffineries et sièges de Shell du monde entier, centaines de « kayakistes » autour de la plateforme « polar pioneer », concert « requiem pour l’Arctique »… Greenpeace utilise des personnalités médiatiques comme Lucy Lawless, Emma Thompson ou l’artiste Audrey Siegl (Premières Nations). L’ONG organise une manifestation de figurines LEGO dans plusieurs capitales pour dénoncer le partenariat commercial entre Shell et le géant du jouet ; LEGO ne renouvellera pas son partenariat avec la compagnie pétrolière. Toutes ces actions sont abondamment relayées par les réseaux sociaux. En septembre 2015, après trois ans de campagne intensive de Greenpeace, Shell annonce l’abandon de ses projets de forage en Arctique.
La deuxième cible des écologistes est le monde politique. Une banderole géante de 150 mètres carrés « Obama: Stop Arctic drilling ! » a été déployée par Greenpeace à Jerusalem en 2013 lors du passage d’Obama. Les « watchdogs groups » attaquent l’administration américaine comme le Public Employees for Environmental Responsibility (PEER) qui poursuit en justice le « Federal Offshore Drilling Regulator » pour obtenir l’accès aux plans de forage et de prévention des risques de fuite. CREDO a lancé une pétition sur internet « President Obama, don’t drill the Arctic » et diffuse des vidéos sur youtube.
Bien que la Russie ait une nette avance dans la course et exploite depuis des années un gisement arctique offshore, les attaques informatives des ONG visant les activités Russes sont moins fréquentes et intenses que celles qui visaient les activités de Shell dans l’arctique Américain. L’analyse des stratégies informationnelles russes et américaines permettent d’éclaircir ce paradoxe.

Stratégie informationnelle russe
Le premier axe de la stratégie du gouvernement Russe est l’affichage de sa volonté de puissance qui suscite l’adhésion de sa population en ravivant sa fibre patriotique. La population Russe est partagée sur la question de l’exploitation des ressources pétrolières et minières du Grand Nord : 45% des Russes y sont favorables et 42% opposés. Mais les doutes individuels s’effacent devant l’ambition collective de puissance.
Ainsi la Russie affiche toujours son ambition de devenir la grande puissance polaire, galvanisant sa population. Dès 2001, elle dépose à l’ONU, sans succès, une demande d’extension de sa « zone économique exclusive » et en 2007, à la stupeur générale, plante un drapeau en titane à 4 200 mètres de profondeur sous le pôle Nord. Poutine lance une vaste militarisation de l’Arctique, ranime dix anciennes bases soviétiques et en construit quatre nouvelles. En août dernier, Moscou soumet à nouveau à l’ONU une requête revendiquant sa souveraineté sur 1,2 million de kilomètres carrés dans l’Arctique. Poutine a déclaré que l’exploitation du pétrole produit à Prirazlomnaya «exerce une influence encourageante sur la présence de la Russie sur le marché de l’Energie et va stimuler l’économie Russe ». La production doit passer de 5 000 à 15 000 barils/jour d’ici la fin de l’année et à 120 000 en 2020, bien que ce gisement ne soit rentable qu’à partir de 50-60$ le baril. Le premier ministre Medvedev a annoncé un plan visant à multiplier par 20 le trafic maritime via l’arctique. Son adjoint, Dimitri Rogozin, à la tête de la Commission de l’Arctique Russe, a précisé que les investissements prévus dans l’Arctique en 2015-2020 s’élèvent à 3.5 Milliards d’euros.
Cette course au développement dans le grand Nord est freinée par les sanctions internationales liées au dossier ukrainien qui limitent l’accès de la Russie aux dernières technologies de forage offshore et aux financements long terme. 68% des équipements techniques dont l’industrie pétrolière a besoin sont soumis à sanction. Pour y remédier, les autorités russes annoncent sur les medias et sites prorusses une série de nouveaux partenariats (Chine notamment) et une russification des équipements.
Le deuxième axe de la stratégie russe est l’affichage d’une grande fermeté envers les organisations écologistes. En septembre 2013, un tribunal de Mourmansk condamne huit membres de l'équipage de l'Arctic-Sunrise, navire de Greenpeace, à deux mois de prison. Les 30 membres de l'équipage du brise-glace sont poursuivis pour "piraterie en groupe organisé", crime passible de 15 ans de prison. Cet avertissement montre aux organisations écologistes qu’elles ne bénéficieront d'aucune tolérance en Arctique, zone d'intérêt vital pour l'Etat russe. Poutine fait une petite concession lors de sa conférence annuelle fin 2013 : « Personne n’empêchera Moscou d’exploiter le plateau continental en Arctique, mais la Russie est prête à apporter des corrections à son travail pour préserver l’environnement ». Cette stratégie, fermement condamnée par les pays occidentaux, a permis à Moscou de limiter les actions des ONG qui reportent leurs attaques sur Washington, cible moins risquée.
Le troisième axe est l’attaque informationnelle contre les forages américains. Cet été, les medias russophiles (par exemple Sputnik) ont dénoncé les incohérences d’Obama qui fait de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité et autorise les forages arctiques. De plus, Moscou aurait secrètement financé des écologistes américains via le cabinet Wakefield Quinn aux Bermudes, la société-écran Klein et la fondation « Sea Change » basée en Californie. En 2011, cette fondation aurait versé 100 millions de dollars à des organisations écologistes comme “Natural Resources Defense Council”, “Food and Water Watch” ou “Center for American Progress”.

Stratégie informationnelle américaine
En août 2015, après 3 ans d’hésitations, l’administration Obama autorise le forage pétrolier offshore dans le nord de l’Alaska. Deux semaines plus tard, pour redorer son blason écologiste, le président Américain se rend en Alaska et appelle à agir rapidement pour lutter contre le réchauffement climatique. L’incohérence de ses positions écologistes et favorables aux forages arctiques est vivement critiquée sur le Web. Finalement, le 16 octobre, Obama rétropédale : aucun nouveau droit d’exploration pétrolière au large de l’Alaska ne sera accordé jusqu’en 2017 et les deux enchères pour les concessions sous les mers des Tchouktches et de Beaufort sont annulées. Il rejette aussi les demandes d’extension des concessions en cours. Officiellement, Washington explique ce nouveau revirement par l’arrêt des forages arctiques de Shell et les conditions du marché. Mais les raisons du revirement de l’administration Obama se trouvent plutôt sur le terrain politique.
Avec le retrait de Shell les écologistes, notamment Greenpeace, ont perdu une de leurs principales cibles. La force d’attaque informationnelle des ONG allait naturellement se rabattre sur l’échiquier politique, les adversaires de l’échiquier économique s’étant retirés. D’où l’inquiétude de l’administration Obama, notamment à l’approche de la COP21 et des élections. Si la population outre-Atlantique est dans son ensemble favorable aux forages dans les eaux arctiques (53% contre 33%), seuls 34% des démocrates l’approuvent (52% contre). Sensible à cela, Hillary Clinton tweete en août 2015 : « The Arctic is a unique treasure. Given what we know, it's not worth the risk of drilling ».
Le parallèle peut être fait avec la situation militaire en Arctique : Le gouverneur de l’Alaska Bill Walker s’est plaint du fait que le Pentagone fermait des bases et réduisait les effectifs tandis que Moscou reconstituait une force militaire : « Ils rouvrent 10 bases et en construisent 4 nouvelles, et elles sont toutes dans l’Arctique, donc nous voilà au beau milieu de la mare, nous sentant quelque peu inconfortable avec le retrait de notre armée ». La stratégie informationnelle hésitante d’Obama, tentant de concilier principes écologistes et développement économique est à l’opposé de la stratégie cohérente de Poutine basée sur sa volonté de puissance.

Stratégie informationnelle des industriels et de leurs lobbys
Le premier axe stratégique de l’industrie pétrolière est la défense contre les écologistes. Les pétroliers apparaissent d’autant plus cyniques que c’est le réchauffement climatique dont ils sont contributeurs qui leur permet d’avoir accès aux richesses de l’Arctique. Les images des marées noires (deepwater) et des oiseaux englués sont ancrées dans la mémoire collective. Pour reverdir leur image, fin 2012, les principales compagnies pétrolières lancent l’« Arctic Oil Spill Response Technology Joint Industry Programme ». Gazprom Neft rejoint cette JIP en mars 2014. En mai 2015, elles vont jusqu’à adresser une lettre à l’UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change) et à la COP21 pour leur demander d’introduire une taxe Carbone au niveau mondial ! Les pétroliers subventionnent aussi des parcs naturels.
Le deuxième axe d’attaque est dirigé vers le monde politique. Le « Consumer Energy Alliance » publie régulièrement des sondages et articles destinés à convaincre les politiques américains du bienfondé des forages arctiques pour l’indépendance énergétique en rappelant que 85% des électeurs considèrent la question de l’Energie comme centrale dans leur vote. Des think-tanks républicains (Heritage Foundation) soutiennent les lobbys pétroliers et dénoncent la volonté de suprématie Russe sur l’Arctique.
L’industrie mène cette guerre de l’information principalement aux Etats-Unis. Les pétroliers, rodés aux attaques des écologistes, craignent surtout l’influence qu’ils peuvent avoir sur l’échiquier politique. Shell n’a pas renoncé aux forages au nord de l’Alaska à cause de la pression de Greenpeace mais pour des raisons économiques (prix du baril) et politiques (manque de visibilité lié aux hésitations d’Obama). A Moscou la stratégie d’influence des lobbys pétroliers est peu utile car le monde industriel est sous le contrôle direct du monde politique et les divergences de la société civile s’effacent devant l’intérêt déclaré vital de la zone Arctique. Ainsi l’Américain EXXON a choisi d’investir en Russie, optant pour la stabilité stratégique, malgré l’instabilité diplomatique (sanctions liées au dossier ukrainien).

Jean-Baptiste Darphin