Les rapprochements énergétiques entre la Russie et la Serbie

La Serbie, un carrefour énergétique

À la suite des guerres de l’ex-Yougoslavie des années 1990, la région a été totalement remodelée, des pays sont sortis gagnants ou perdants de ce conflit, tant au niveau des frontières, que des questions économiques. La Serbie, historiquement pays moteur de la région va connaître un démembrement de son territoire, de nombreux bombardements, des sanctions contribuant à des pertes de plusieurs milliards d’euros.
Du fait de son emplacement géographique, la Serbie se trouve à l’intersection des corridors paneuropéens IV, VIII et X. Ainsi, les grandes puissances cherchent à contrôler les ressources énergétiques et à s’implanter dans ce pays.
South Stream a été un projet ambitieux et porteur pour la Serbie ; il est aujourd’hui remplacé par le projet TurkStream (même s’il est également paralysé). Ce gazoduc aurait dû créer des milliers d’emplois et voir de nombreux investissements en Serbie. Les travaux avaient commencé, mais à cause des tensions entre la Russie et l’Union européenne, ce projet a été suspendu La Serbie devait recevoir de l’argent lié au transit du Gazoduc.
Sur le plan géopolitique, la Serbie mène une politique de neutralité ou de grand équilibriste entre l’Union européenne et la Russie et d’autres pays émergents. Le processus d’adhésion à l’Union européenne est lent, mais continu, la normalisation avec la province sécessionniste du Kosovo et Métochie se poursuit également progressivement. Au même moment, la Serbie refuse de se soumettre aux sanctions contre la Russie.
La Russie fait son retour sur le marché serbe depuis 2003. Plus de 10 milliards de dollars ont été investis en Serbie dans des secteurs divers comme l’industrie pétrolochimique, les infrastructures, l’armement et le gaz.

Nis et Gazprom, deux États dans l’État

Les acteurs impliqués sont ici, l’entreprise Serbe NIS, l’entreprise russe Gazprom et dans une moindre mesure, d’autres entreprises énergétiques européennes qui ont été intéressées pour racheter NIS.

NIS
Naftna Industrija Srbije (NIS) est une des plus grandes entreprises du pays, contribuant à un peu moins de 1/4 du PIB serbe. C’est en 1991 que l’entreprise va apparaître sous cette dénomination. L'entreprise cherche à se développer dans la région, notamment en Bosnie-Herzégovine, en Bulgarie, Hongrie et Roumanie. La branche pétrolière de Gazprom, GazpromNeft a racheté en décembre 2008 NIS. En janvier 2010, près de 20 % des actions tenues par l’État serbe ont été redistribuées aux citoyens serbes. Dès 2011, NIS devient un acteur du Sud-Est européen avec un développement des activités en Bosnie-Herzégovine, Roumanie, Bulgarie et Hongrie.

Gazprom
L’entreprise est le premier producteur et exportateur de gaz dans le monde. Son chiffre d’affaires s’élève à 118,7 milliards de dollars en 2011.
Depuis 1992, ce n’est plus une société publique, mais elle est très proche du Kremlin et l’État reste l’actionnaire majoritaire. L’entreprise est considérée comme un bras armé de la géopolitique russe. Elle contrôle 80 % de la production de gaz russe, soit environ 16 % de la production mondiale de gaz en 2011. Gazprom connaît deux crises du gaz en 2006 et 2009, à la suite des problèmes de prix et des choix politiques de l’Ukraine. Ces troubles ont provoqué des tensions et ont perturbé l’approvisionnement en gaz des pays européens. Ces polémiques ont poussé l’entreprise à développer les projets Nord Stream et maintenant Turkstream pour contourner l’Ukraine d’ici 2019. Ainsi, la Serbie jouerait un rôle important pour le transit du Sud-est européen. Gazprom Neft est une filiale de Gazprom qui exploite du pétrole des condensats de gaz.

Les autres entreprises
Des entreprises européennes étaient également intéressées pour racheter cette entreprise. L’entreprise autrichienne O.M.V. est intéressée, ainsi l’entreprise hongroise M.O.L. Or, ces derniers ont attendu pour le rachat alors que les Russes ont directement choisi d’acheter cette entreprise après la première crise ukrainienne de 2008. Ce couloir énergétique est ainsi devenu un lieu de confrontation entre les différents blocs en présence afin de contourner le territoire européen.

La nature du rapport de force
La  vente de NIS apparaît comme un rapport de force économique et politique, où la Russie montre l’importance de son poids sur la Serbie, qui a besoin du soutien russe, notamment sur la question du Kosovo. Cet achat survient au même moment que l’indépendance du Kosovo.
La Serbie est isolée sur la scène internationale depuis les années 1990. Elle va voir la Yougoslavie se décomposer, l’OTAN bombarder le pays en 1999 et connaître l’indépendance du Kosovo en 2008. Ce dernier est le cœur historique de la Serbie, même si une majorité d’Albanais y vit. La majeure partie du monde occidental soutient l’indépendance du Kosovo, mais de nombreux pays dans le monde s’y opposent comme la Chine, mais surtout la Russie qui va énergiquement lutter contre cette indépendance sur le plan diplomatique.
La Serbie ne peut admettre la sécession de son cœur historique et va naturellement se tourner vers la Russie. Le « grand frère » russe dispose d’un rapport de force conséquent, étant donné que Gazprom, lié à l’État russe lutte contre l’indépendance du Kosovo. La privatisation de NIS faisait parler d’elle depuis 2006 où l’État serbe rend public l’avis du cabinet de conseil Merrill Lynch – Raiffeisen, de privatiser l’entreprise. C’est finalement Gazprom qui va racheter une partie de NIS, quelques jours avant la déclaration d’indépendance du Kosovo. Il n’y a même pas eu d’appels d’offres publiques où de nombreuses entreprises européennes montraient leur intérêt. La Russie a ainsi acheté l’entreprise à un moment opportun, où la classe politique se tournait majoritairement vers la Russie et où la russophilie de la population était au plus haut niveau. En temps normal, la population serbe est majoritairement russophile à plus de 60 %. Selon Tanja Miletic que j’ai contacté, ancienne de l’EGE, l’appel d’offres n’a pas été rendu public surement pour privilégier l’offre de Gazprom.
Le rapport de force est également économique, l’entreprise NIS est endettée, nécessite de nombreux investissements, tout en étant dans une position stratégique importante afin d’avoir un accès aux mers chaudes et étant un carrefour énergétique important. La Russie ne va pas manquer de profiter de son soutien politique afin d’en tirer un avantage économique.

Les stratégies réciproques

Le déroulement de l’achat
Le cabinet Deloitte avait estimé l’entreprise NIS à 2,2 milliards d’euros, Gazprom l’a acheté 400 millions d’euros. La vente s’est faite sans appel d’offres, montrant l’importance d’accords annexes entre les deux parties. Depuis le 11 mars 2011, Gazprom détient 56 % des actions de NIS.
On peut résumer le rachat de NIS par Gazprom Neft de la sorte :
•    vente de 51 % des parts de NIS à Gazprom pour 400 millions d’euros (56 % aujourd’hui). À côté 
de cette prise de participation majoritaire, la partie serbe ne pouvant plus disposer librement de ses 49 % ; comme les vendre sans le consentement de Gazprom.
•    Ce dernier s’engage à investir dans NIS 500 millions d’euros d’ici à 2012 et à faire face aux dettes de l’entreprise.
•    La construction du gazoduc South Stream à travers la Serbie d’ici fin 2015.
•    La modernisation et l’agrandissement du réservoir de gaz souterrain Banatski Dvor en Voïvodine. Cela permettra de stocker jusqu’à 300 millions de m3 de gaz. Avec la possession de NIS, principale entreprise serbe, Gazprom va contrôler indirectement un peu plus de 10 % du budget de la modeste Serbie.
Le Président russe s’est lui-même engagé sur ce dossier. « Le volume total des investissements russes en Serbie a dépassé 3 milliards de dollars. Ces fonds sont avant tout placés dans le secteur énergétique qui revêt une importance stratégique. La compagnie serbe NIS est un bon exemple du succès de la coopération russo-serbe. NIS s’est transformée de société déficitaire en donateur principal du budget national serbe. La réalisation du projet South Stream doit rapporter plus de 2 milliards d’euros de nouveaux investissements à la Serbie et renforcer la sécurité énergétique du pays » a indiqué Vladimir Poutine au quotidien serbe Politika.

Un achat et de nombreux investissements mis en avant
Sur le plan économique, Gazprom a proposé une solution d’ensemble à la Serbie. Ce n’est pas seulement une prise de participation de Gazprom dans l’entreprise dénommée Nis, mais bien tout un projet qui a été vendu avec, à savoir South Stream à ce moment-là, promettant de nombreux emplois, des investissements dans de nombreux secteurs et la sécurité énergétique. La Russie veut faire de la Serbie un pays de transit, qui pourrait remplacer d’ici 2019 l’Ukraine. En effet, au-delà des tensions politiques à la suite du coup d’État de Maïdan, la Russie souhaite contourner l’Ukraine depuis la « Révolution Orange » de 2006, suite aux problèmes d’acheminement gaz entre 2006 et 2009.
En raison de son statut d’État de transit, la Serbie aurait dû toucher 150 à 300 millions d’euros par an. À la suite de cet achat, une polémique est intervenue en Serbie, notamment sur la non-transparence de l’appel d’offres, l'entreprise russe aurait été privilégiée selon certains, notamment les courants européistes de Belgrade

Des intérêts politiques

Pour Gazprom
L’entreprise russe effectue avec ce rachat un retour fracassant dans le Sud-est européen et permet de contrer la présence américaine et de Bruxelles dans cette région depuis le démantèlement de la Yougoslavie. La Russie souhaite ainsi avoir accès aux mers chaudes, au carrefour énergétique qu’est la région, mais aussi s’appuyer sur des pays orthodoxes – dont la Serbie – afin de disposer d’alliés en Europe, notamment en période de sanctions. Par ailleurs, elle peut contraindre toujours plus via son gaz, les pays de l’Union européenne en les toujours plus dépendants du gaz russe.

Pour la Serbie
Avec ce rachat par la Russie, la Serbie obtient une sécurité énergétique assurée via la première entreprise exploitante de gaz au monde et donc une sécurité énergétique. Les coûts du gaz seront maintenus bas – en dessous du cours du marché – pendant 25 ans, des investissements dans les vieilles infrastructures du pays, mais surtout un soutien diplomatique et économique pour la non-reconnaissance de la province sécessionniste du Kosovo.

L’entreprise NIS – ainsi que de nombreux gazoducs – se situe à Novi Sad en Voïvodine, province du nord du pays disposant un statut décentralisé au nord de la Serbie, avec des volontés sécessionnistes, car, elle compte 27 minorités ethniques, dont près de 300 000 hommes hongrois. Les Serbes sont tout de même majoritaires. Le rachat de l’entreprise NIS par Gazprom, permettrait d’empêcher – afin d’assurer la stabilité régionale –  à cette province de prendre le chemin de l’indépendance face aux volontés toujours plus fortes de la minorité magyare, soutenue discrètement par l’Europe de l’Ouest.
Pour beaucoup d’analystes, dont le Premier ministre de l’époque Vojislav Koštunica, la proposition russe a été favorisée pour « récompenser » la Russie de lutter contre l’indépendance du Kosovo.

Deux vainqueurs ?

Le géant russe dans les Balkans
Gazprom s’assure une place de leader dans l’exploitation pétrolière et gazière, la production, l’exportation, le transport et le raffinage en Serbie. La Russie contrôle la première entreprise énergétique des Balkans, dans un pays allié, pouvant faciliter le passage de futurs gazoducs. Mais également d’être présent énergétiquement et politiquement dans la région, là où se trouve la seconde plus grande base américaine, hors du sol des États-Unis (Bondsteel, Kosovo). NIS et donc indirectement, la Russie contrôlera plus de 10 %  du budget de l’État serbe.
La compagnie a augmenté ses impôts versés au budget de 37 % a indiqué Vladimir Poutine. Et, « effectivement, le poids de NIS dans le budget serbe est de 10 % » a confirmé le Président de la République de Sebie Tomislav Nikolic. « Ceci fait taire les opposants de cet investissement ». « En 2014, le capital de NIS est détenu à hauteur de 56,15 % par la compagnie Gazprom Neft et à hauteur de 29,87 % par l'État serbe", suite à une évolution du capital.

NIS, plus grande entreprise énergétique des Balkans
Le rachat de NIS par la Russie a permis de sauver la principale entreprise serbe endettée et une industrie vieillissante face aux manques d’investissement. Dans la période de janvier à septembre (2014), NIS a versé au budget du pays 690 millions d’euros ». Aujourd’hui, l’entreprise n’est plus endettée et a réalisé un bénéfice net de 422 millions d’euros en 2013. De nombreuses raffineries ont été rénovées, ainsi que le plus grand réservoir de gaz de la région. Par ailleurs, l’entreprise n’est plus seulement présente dans le pays, mais investit dans de nombreux pays du Sud-est européen.
Toute fois, le principal argument en faveur de la vente de South Stream n’a pas eu lieu, à savoir la mise en service du gazoduc South Stream. Ce gazoduc aurait dû créer plus de 100 000 emplois à la Serbie, recevoir des milliards d’euros en investissement et recevoir de l’argent en tant qu’État de transit. Le tracé de TurkStream est le même pour la Serbie, toute fois, celui-ci a pris également du retard à cause des relations tendues entre la Turquie et la Russie. Ainsi, un gazoduc devrait voir le sud étant donné que le contrat avec l’Ukraine se termine en 2019, mais la Serbie ne sait pas si TurkStream ou Nord Stream sera privilégié ; en attendant, la Serbie se passe d’une manne financière non négligeable  étant donné la situation économique du pays.

Gazprom a incontestablement réalisé un important investissement en rachetant NIS à bas prix et pour disposer d’un poids important dans la région aussi bien sûr le plein économique, mais aussi politique dans le cadre des corridors passant dans la région et surtout pour le gazoduc Turkstream.

La Serbie n’est peut-être pas la grande gagnante, mais n’en est pas perdante pour autant. En effet, la Serbie a en effet vendu son entreprise en dessous du prix du marché, mais la Russie a investi dans de nombreuses industries – même si en deçà de ce qui était prévu – et permet d’entretenir un lien régulier entre la Russie et la Serbie, notamment dans le cadre de l’indépendance du Kosovo. Le Kosovo étant un sujet central et charnel à Belgrade et pour les serbes. Même si la Russie peut-être à même d’effectuer des pressions sur la Serbie, le choix d’une entreprise européenne n’aurait rien apporté politiquement pour la Serbie et rien de plus économiquement.

Alexandre MOUSTAFA


Bibliographie

Livres
MAC KENZIE, D., Serbs and Russians, Boulder, New-York, 1996.
MERLINO, J. Les vérités Yougoslaves ne sont pas bonnes à dire, Albin Michel, 1993.
TROUDE, Alexis, Géopolitique de la Serbie, Ellipses, Paris, 2006

Articles
DORLHIAC, Renaud, « les Balkans en quête d’un nouveau souffle : le Sud-Est européen au révélateur des enjeux énergétiques », Hérodote, 2014/4 n° 155, p98- 113.
GLAMOTCHAK, Marina, « Russie-Serbie : l’âme slave à l’épreuve de l’énergie », Outre-Terre, 2011/1 n°27, p103-110
GLAMOTCHAK, Marina, « Diplomates gazières dans les Balkans : la Russie et l’Union européenne », Géoéconomie, 2014/2
TROUDE, Alexis,, « La Serbie à la croisée des chemins : corridors énergétiques, privatisations et guerre du gaz », Revue géographique de l’Est (en ligne), vol 50

Articles de presse
Poutine met le grappin sur la Serbie, LePoint.fr, 16 octobre 2014
Entretien Poutine – Nikolic sur la dette serbe pour le gaz, 30 octobre 2013, ITAR-TASS
L’énergie, un axe prometteur de la coopération serbo-russe, 15 octobre 2014, ITAR-TASS
Poutine met le grappin sur la Serbie, LePoint.fr, 16 octobre 2014.
Poutine en Serbie pour ancrer l’influence russe au cœur de l’Europe, Jovan Matic, AFP, 14 octobre 2014
Les anciennes républiques yougoslaves sous influence; Les Balkans, nouvelle ligne de front entre la Russie et l'Occident Le Monde Diplomatique (French), 1 juillet 2015, Pg. 10, 3126 mots, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin

Sites internet
South Stream : quels enjeux pour la Serbie ?, Tanja Miletic, http://www.infoguerre.fr/matrices-strategiques/south-stream-quels-enjeux-pour-serbie-5203
Géoéconomie de la Serbie : bilan et perspectives, Tanja Miletic, http://www.infoguerre.fr/matrices-strategiques/geoeconomie-de-la-serbie-bilan-et-perspectives-5475

Sources humaines
Tanja Miletic, consultante, ancienne de l’EGE