L’énergie : axe d’accroissement de puissance de la Turquie

Véritable pont entre l’Europe et l’Asie, la Turquie a une importance stratégique majeure à plusieurs égards. Positionnée aux côtés des Etats-Unis durant la Guerre Froide, et même membre de l’OTAN, la Turquie avait déjà un rôle très important durant le conflit comme point pivot de la stratégie de l’OTAN dans la région.  Avec la chute de l’URSS, la Turquie a vu s’offrir un nouveau rôle et avec lui de nouvelles opportunités.


Présentation des acteurs et du rapport de force

Placée entre l’Europe, la Russie, les pays producteurs de pétroles avec qui elle partage ses frontières (Iran et Azerbaïdjan) et les Etats-Unis qui ne sont jamais loin dans la région, la Turquie fait face à des enjeux économiques, politiques et diplomatiques complexes.
La Turquie importe 60% de son gaz naturel et 12% de son pétrole de Russie, ce qui la rend très dépendante de Moscou sur le plan énergétique. Seulement, Ankara bénéficie d’une position géostratégique. Elle est en effet voisine d’une région où se trouvent 70% des ressources hydrocarbures mondiales. Ses relations privilégiées avec des pays comme l’Iran et l’Azerbaïdjan, ou encore le Turkménistan et le Kazakhstan lui offrent des solutions pour diversifier ses partenaires énergétiques.
De plus, l’Europe grande consommatrice d’hydrocarbures, et dans une relation toujours délicate avec Moscou, cherche à se rendre moins dépendante du géant russe qui est son principal fournisseur d’énergie. Ainsi, la Turquie devient un corridor énergétique de premier plan pour acheminer le gaz et le pétrole des pays producteurs.
Enfin, pour les Etats-Unis, la Turquie reste un allié de poids, et compte sur elle pour jouer en sa faveur dans les nombreux combats où elle est engagée dans la région. Toutefois, Ankara a, depuis quelques années, renforcé ses liens avec Moscou, et veut se donner une stature de puissance régionale, ce qui l’amène à refuser certaines collaborations avec la puissance américaine.
Pour accroitre sa puissance sur le plan régional, mais aussi international, Ankara a donc choisi de baser sa stratégie notamment sur le secteur énergétique. Si la Turquie dispose de quelques réserves d’hydrocarbures sous son sol, elle reste dépendante à 90% des importations pour combler ses besoins. Afin de réduire sa dépendance aux pays étrangers, le pays a choisi de devenir un acteur majeur de la distribution d’énergie sur l’axe Est-Ouest, à défaut d’être un producteur. Elle se positionne ainsi comme une route alternative au corridor nord partant de Russie et passant par l’Ukraine. La Turquie est aussi leader régional du raffinage d’hydrocarbure, place qu’elle a gagnée grâce à sa politique énergétique et le développement de ses infrastructures. Cette politique doit lui permettre de combler un marché intérieur toujours plus consommateur (parmi les 15 premiers consommateurs mondiaux), mais aussi de se positionner comme une alternative incontournable de la distribution d’hydrocarbures en Europe face à la Russie.


Points forts de cette stratégie

La stratégie turque est intéressante sur plusieurs points.
Sur le plan économique tout d’abord, l’engagement d’Ankara est depuis longtemps important sur des projets de pipelines partant des pays producteurs et traversant son territoire comme le BTC (Baku-Tbilissi-Ceylan), le TANAP en gaz naturel, ou le Kirkuk-Yumurtalık en pétrole.  Cela lui permet de payer ses hydrocarbures à moindre coût et de gagner de l’argent du fait du transit sur son sol en direction de l’Europe.


Sur les plans politique et diplomatique ensuite, ce positionnement a permis l’apparition d’une marge de manœuvre évidente. En 2003 par exemple, la Turquie a refusé de participer à l’initiative américaine d’envahir l’Irak, mais a aussi refusé que son territoire soit utilisé par les Américains et leurs alliés comme base de lancement de l’opération.
Cette nouvelle position lui a permis d’appuyer sa candidature à l’Union Européenne, et de garder un poids conséquent dans les négociations. Cependant, celles-ci n’ont toujours pas pu aboutir pour des raisons avant tout politiques, bien éloignées des questions économiques. Ceci explique en partie la volonté turque de se tourner vers l’Est et notamment la Russie.
L’Europe refusant de l’accueillir, la Turquie ne s’empêche pas de choisir ses partenaires et oscille entre l’Europe et la Russie, ce qui lui permet de rester dans le camp des gagnants à chaque fois. Les exemples des projets TANAP et South Stream sont les plus frappants. Engagée à la fois dans les projets russe et européen de transport de gaz naturel sur l’axe Est-Ouest passant par le sud, Ankara est sure de ne pas perdre. L’abandon du projet South Stream par la Russie le 1er décembre 2014 qui devrait se transformer en un « Turkish Stream » démontre que la Turquie est un point de passage presque obligatoire pour le gaz russe par le Sud, et que cette dernière se pose comme un intermédiaire incontournable entre les pays producteurs et les pays consommateurs.

Type d’orchestration et mode de dissimulation

Cette stratégie a été orchestrée par les dirigeants turcs depuis un certain nombre d’années, mais aussi poussée par les Américains à son origine. Ce qui lui a donné plus d’ampleur encore est l’avènement de l’AKP (parti islamo-conservateur et libéral économiquement). L’arrivée au pouvoir du parti d’Abdullah Gull et de Recep Tayyip Erdoğan a amené une stabilité politique et un regain économique que le pays n’avait pas connu depuis Kemal Atatürk.
Si la politique de l’AKP est plutôt à une ouverture du marché, les entreprises d’Etat, géants turcs de l’énergie que son BOTAŞ, TPAO et TÜPRAŞ dominent encore largement le marché. Mais la volonté d’ouvrir ce dernier attire énormément les investisseurs et permet un développement rapide des infrastructures du pays.
Il n’y a pas de dissimulation de la stratégie turque. La volonté du pays est au contraire clairement affichée et permet à la fois de se positionner dans une situation de force dans les négociations internationales et économiques, mais aussi d’attirer de nouveaux investisseurs.
L’introduction du gaz russe en Turquie a commencé en 1986, le gaz iranien dès 1996 et la construction du Blue Stream (pipeline entre la Russie et la Turquie sous la Mer Noire) en 1997. Les fins des constructions des pipelines gaziers d’Arbil-Ceyhan et TANAP prévues respectivement pour 2017 et 2018 montrent que cette stratégie commencée il y a plus de 30 ans est encore en plein développement et est loin d’être arrivée à son rythme de croisière. La Turquie s’est lancée dans une stratégie à long terme qui porte déjà ses fruits aujourd’hui.


La stratégie turque d’accroissement de puissance en devenant un corridor énergétique, lui assure donc une place privilégiée dans la chaine de distribution énergétique ainsi qu’une manne financière. En outre, elle lui apporte une marge de manœuvre politique et diplomatique qu’elle n’avait plus connue depuis la fin de la première guerre mondiale. Cependant, être le point de passage des hydrocarbures la garde très dépendante des pays producteurs, et le pays doit encore se développer au niveau des infrastructures et des institutions pour jouer pleinement son rôle dans le jeu de l’énergie.

Paul Bertrand

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