Le cas exemplaire de l’échec de Rupert Murdoch en Chine continentale

Ce cas exemplaire d’affrontement entre un Etat communiste et  une multinationale américaine met en valeur l’opposition entre deux visions politiques et culturelles, opposées, autocentrées et hermétiques du monde, d’un pays aux coutumes millénaires replié sur lui-même depuis cinquante ans face à un entrepreneur capitaliste multimilliardaire et confiant, originaire d’un pays jeune exerçant un pouvoir hégémonique sur les relations internationales depuis la Seconde Guerre Mondiale. En contrant le symbole de la réussite capitaliste américaine sur son territoire, le gouvernement chinois envoie un signal au reste du monde : il reste la clef de voute du système. Tout investissement étranger ne pourra se réaliser sans son accord. L’ouverture économique ne rimera pas avec laisser-faire, surtout sur le plan culturel et idéologique. En conservant une économie chinoise encadrée par un système politique et non l’inverse, le gouvernement chinois impose aussi un modèle d’ouverture différent de celui de l’Europe de l’Est.

La tentation de l’eldorado chinois

Rupert Murdoch est un magnat australo-américain. Il dirige un empire médiatique anglo-saxon comprenant la maison d’édition HarperCollins, des dizaines de titres de presse parmi lesquels The Times, The Sun ou The New York Post, des réseaux de chaînes de télévision hertzienne tels que Sky, National Geographic ou Fox ainsi que l’une des majors cinématographiques américaines, la 20th Century Fox. Scindée en deux entités distinctes depuis 2013, News Corporations a été un relais majeur de la vision culturelle américaine dans le monde depuis sa création en 1979. Son fondateur, Rupert Murdoch, a cherché une porte d’entrée en Chine continentale dès le début des années 1990. A cette époque la Chine communiste commence à s’ouvrir sous l’impulsion de Deng Xiaoping qui, bien qu’en retrait, continue d’influencer la politique du pays dont le milliard d’habitants sous-équipés constitue un marché attractif pour les entreprises occidentales. De l’extérieur, l’Empire du Milieu semble entamer une transition politique, économique et peut-être même culturelle.
L’objectif de Rupert Murdoch est de pénétrer le marché Chinois via une chaîne de télévision hertzienne pour y ouvrir une première brèche, amenée à s’élargir avec le temps, afin de relayer le modèle de divertissement américain, l’« entertainment », encore inconnu en Chine. Il s’agit d’être le pionnier dans la conquête d’un des derniers bastions de résistance mondiale à la culture hégémonique américaine afin d’en devenir la référence. Cette conquête, considérée au départ comme rentable économiquement, permettait aussi à Rupert Murdoch d’asseoir son pouvoir et sa réputation à l’international en « domptant » le géant Chinois et d’étendre un peu plus son empire. Pour ce faire, il rachète en 1993 Satellite Television for the Asian Region (STAR TV) et s’installe à Hong-KonG.
La stratégie de News Corporation a été proactive. Elle s’est adaptée aux changements imprévisibles des dirigeants chinois. La créativité, le pragmatisme et par-dessus tout l’obstination déployés pour contrer les obstacles imposés par le gouvernement chinois pendant près de quinze ans méritent d’être soulignés. Du satellite à internet en passant par une joint venture, Murdoch s’est plié aux exigences chinoises en essayant d’anticiper les avancées technologiques pour prendre de cours le gouvernement.
La dimension chinoise de la négociation a été prise en compte même si elle n’a pas toujours été bien comprise. Si aujourd’hui le concept du« guanxi », sorte de réseau interpersonnel indispensable pour négocier en Chine, est enseigné et connu du monde occidental, l'appréhension du monde des affaires n’était pas la même il y a vingt ans.
Enfin, les ressources financières presque illimitées de News Corporation dans un pays corrompu ont facilité la stratégie de Rupert Murdoch.
La manœuvre stratégique est centralisée par Rupert Murdoch. Il insuffle ses visions tactiques et ses ambitions à son entreprise depuis sa création. Ainsi pour comprendre la stratégie de News Corporation, il faut comprendre l’homme. D’une nature pourtant pragmatique, l’argent et le goût du pouvoir ne suffisent pas à expliquer toutes ses décisions. Seul son besoin presque maladif de repousser les limites et de gagner peut expliquer certains de ses choix irrationnels, comme son entêtement à entrer sur le marché chinois pendant plus de vingt ans malgré des millions de dollars de pertes. C’est aussi ce refus de l’échec qui l’a poussé à déroger à ses principes et à partager le pouvoir à la tête de la filiale chinoise Phoenix.
Rupert Murdoch est un homme de réseau. Intuitif et confiant, il s’est composé le « guanxi » indispensable à sa réussite, en s’entourant d’hommes politiques chinois influents. Cependant, il n’est pas parvenu à assimiler le fonctionnement des affaires chinois.
Pragmatique, Rupert Murdoch expose à chaque audience ce qu’elle a envie d’entendre pour servir les intérêts de News Corporation. Dans le cas chinois, il se fait prendre à son propre piège. Alors que l’opinion publique occidentale commence à critiquer ses méthodes, il laisse échapper une phrase en juin 1993 faisant l’apologie des télévisions par satellite dans la lutte contre les régimes totalitaires. Cette phrase malencontreuse est perçue comme un affront par le gouvernement chinois.
Dès lors, Rupert Murdoch n’aura de cesse de prouver sa bonne volonté aux Chinois et d’essayer de trouver des intérêts communs. Politique de séduction des officiels, hommages à Deng Xiaoping et à sa famille, Rupert Murdoch n’hésite pas à censurer les chaînes occidentales  et la maison d’édition de son groupe pour plaire au gouvernement chinois. Les images des manifestations de 1989 sur la place Tian’anmen sont bannies de ses réseaux de diffusion et il va même jusqu’à attaquer le D’Alaï Lama, se mettant l’opinion publique britannique définitivement à dos. Il adapte le contenu de ses chaînes en mandarin à la censure chinoise et accepte de se laisser dicter sa politique éditoriale par Pékin. En janvier 2014, Rupert Murdoch choisit de revendre ses dernières actions chinoises. Il renonce à accroître sa puissance en Chine continentale, préférant se tourner vers l’Inde et l’Asie du sud-est. Ce retrait signe l’échec d’une stratégie calculée, adaptée, puis subie, d’accroissement de puissance.

Comment Pékin a piégé Rupert Murdoch

Les Chinois ont vite cerné le personnage de Murdoch, son ego et son besoin de réussir à « tous prix » les projets qu’il lance. Ils n’hésitent à se servir de cette faiblesse pour parvenir à leurs fins et avancer masqués. Le gouvernement chinois a su identifier et utiliser les intérêts de Rupert Murdoch pour servir ses intérêts propres sans que ce dernier ne se méfie. Ils l’ont fait espérer sans jamais rien lui promettre et ont joué sur le contraste entre leur connaissance du monde occidental dont le modèle était relayé à l’international par des media comme ceux Rupert Murdoch – un comble ! - et la méconnaissance de ce dernier de la culture de la négociation et du monde des affaires chinois.
Les autorités chinoises laissèrent croire à Rupert Murdoch aussi longtemps que possible qu’il a une chance de s’implanter en Chine. Bien qu’il soit difficile de distinguer le rôle de chaque individu dans la nébuleuse gouvernementale chinoise, il semble que les premiers ministres et les vices-premiers ministres successifs ainsi que le responsable de la censure aient eu un rôle prépondérant et aient influencé un système finalement assez hiérarchique.
Autant il était facile pour des Chinois de comprendre l’état d’esprit occidental et de prévoir la stratégie mise en œuvre avec un coup d’avance, autant, au début des années 1990, il était beaucoup plus compliqué pour Rupert Murdoch de prévoir la stratégie chinoise. Les signaux envoyés par les officiels chinois sont beaucoup plus subtils que les déclarations directes occidentales. Ainsi l’affront essuyé par les Chinois suite à la déclaration de Rupert Murdoch à Londres en 1993 est proportionnel à la crédulité montrée par ce dernier face aux réactions chinoises à son égard. Il n’a pas su interpréter les signes envoyés par le gouvernement. Autant dans un contrat qui ne présente pas d’enjeu politique, l’argent peut être un leitmotiv suffisant pour convaincre des officiels chinois, autant lorsqu’il s’agit d’un canal médiatique c’est-à-dire un des socles de diffusion idéologique, ciment de la cohésion et donc de la réussite chinoise, l’intérêt patriotique prime sur l’argent. Si le gouvernement avait eu un intérêt à négocier avec News Corporation, une entente aurait été trouvée dès le début des années 1990.
Rupert Murdoch a réussi à importer le modèle d’entertainment américain en Chine. Il a œuvré malgré lui au dépoussiérage de la télévision officielle chinoise. En s’appuyant sur la puissante diaspora chinoise pour aider à diffuser son modèle en Chine continentale, il a favorisé la création d’émissions inspirées et copiées de Star TV et quelque part du soft-power américain. La copie est souvent la rançon de la gloire en Chine. Aujourd’hui avec la télévision câblée et les possibilités qu’offre internet le problème s’est déplacé. La guerre du divertissement se déroule désormais sur un territoire virtuel.
En empêchant Rupert Murdoch de s’implanter sur le territoire, de manière assez passive, par un biais principalement législatif, l’Etat chinois a accru sa puissance sur la scène internationale en étant l’un des premiers à résister avec succès à la vague idéologique américaine. Mieux, le gouvernement chinois a réussi à investir le territoire américain en obtenant gratuitement la diffusion d’une de ses chaines par le réseau de Rupert Murdoch tout en limitant la diffusion des media de ce dernier en Chine continentale et en le faisant payer très cher. L’indécision apparente chinoise a aussi poussé Rupert Murdoch à soutenir les intérêts chinois dans le monde tout en censurant la politique éditoriale de son groupe. Enfin les Chinois se sont comme à leur habitude inspirés du meilleur de l’activité de Murdoch en copiant les concepts de ses émissions. Si Titanic distribué par la 20th Century Fox  a été un énorme succès autorisé par le président chinois, c’est surtout pour poser les fondations d’une véritable industrie de production cinématographique chinoise, inspirée en grande partie du modèle américain, le plus efficace en matière de soft-power.

Clara Lebret

Sources
• Frédéric Martel, Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, coll. Essais, 2010, 464 p.
• Rupert Murdoch – A portrait of Satan, Adam Curtis
HYPERLINK "http://www.bbc.co.uk/blogs/legacy/adamcurtis/2011/01/rupert_murdoch_-_a_portrait_of.html" http://www.bbc.co.uk/blogs/legacy/adamcurtis/2011/01/rupert_murdoch_-_a_portrait_of.html
• Rupert to Internet : It’s war !, Michael Wolff
HYPERLINK "http://www.vanityfair.com/business/features/2009/11/michael-wolff-200911" http://www.vanityfair.com/business/features/2009/11/michael-wolff-200911
• Bravo l’artiste, John Lanchester
HYPERLINK "http://www.lrb.co.uk/v26/n03/john-lanchester/bravo-lartiste" http://www.lrb.co.uk/v26/n03/john-lanchester/bravo-lartiste
• Rupert’s Adventures in China, Paul SHEENER (B
HYPERLINK "http://www.smh.com.au/news/book-reviews/ruperts-adventures-in-china/2008/02/15/1202760573392.html" http://www.smh.com.au/news/book-reviews/ruperts-adventures-in-china/2008/02/15/1202760573392.html
• The Political Re-Education of Rupert Murdoch, Jack SHAFER (B
HYPERLINK "http://www.smh.com.au/news/book-reviews/ruperts-adventures-in-china/2008/02/15/1202760573392.html" http://www.smh.com.au/news/book-reviews/ruperts-adventures-in-china/2008/02/15/1202760573392.html