Le 6 novembre 2014, des hackers pakistanais pirataient 22 sites gouvernementaux indiens en y affichant des messages contre l’armée indienne. En août de la même année, l’envoi de photographies sur Facebook causait des émeutes dans l’Etat essentiellement hindouiste, et très touristique, de l’Uttar Pradesh; le Students Islamic Movement of India était soupçonné par les cyber-autorités indiennes (cf. note1). Ces exemples conflictuels attestent de la porosité des frontières informationnelles.
La remise en cause de l’espace national
L’espace national n’apparaît plus comme le seul fait de l’Etat. L’étanchéité de la communauté nationale aux influences extérieures s’efface. La stratégie informationnelle cible la symbiose entre l’Etat et ses sujets, la capacité de l’Etat à incarner la nation, le contrat social. Un tel décalage remet en cause les prémisses de la puissance étatique (cf note 2) La conception hobbésienne de la souveraineté absolue où puissance et légitimité ne font qu’un s’effrite alors : ciblée par des stratégies informationnelles extérieures ou intérieures, la multitude rejette, condamne son souverain au point, parfois, de devenir dissidente ou subversive, paralysant de la sorte l’Etat gladiateur et sa puissance coercitive, violente et in fine militaire.
Les guerres du Vietnam et d’Algérie ont annoncé l’effritement de la corrélation entre la victoire militaire et celle politique, effritement menant au retrait du gladiateur le mieux armé. L’auteur américain John A. Gentry analyse la guerre du Vietnam comme une défaite informationnelle américaine: “The North Vietnamese also used a sophisticated international propaganda campaign to publicize actual American operational mistakes, fabricate others, and assert incorrectly that the United States killed civilians as a matter of policy, especially in its air raids on the north. They integrated information operations with tactical military moves designed to produce information, including television imagery, to support their strategic political campaign. […]. The linked campaigns degraded American popular support for the war, fostered congressional opposition to it strong enough to override presidential desires to win the war, and led to the US decision to quit that enabled Hanoi to conquer the south in 1975.” (cf. Note3)
Le déplacement du centre de gravité
Ce déplacement du centre de gravité du conflit a été assimilé par de nombreux acteurs sur le terrain. Ainsi, les Etats-Unis placent la légitimité au cœur de leur diplomatie publique: « public diplomacy is about building legitimacy » (The Routledge Handbook of Public Diplomacy de 2008; cf. note3) qu’ils définissent comme l’art de parler aux publics étrangers plutôt qu’à leurs souverains (cf. note4), un art de communication stratégique (cf. note5). Les hommes de terrain, comme le Général Petraeus, insistent sur l’importance de maintenir un capital normatif lors de conflits conventionnels. Le concept de war of ideas (cf. note6) est ainsi devenu populaire outre-atlantique. Les colonels chinois Q. Liang et W. Xangsui ont annoncé, pour leur part, une conception d’une « guerre hors limites » au sein de laquelle les vulnérabilités symboliques et normatives de l’adversaire sont exploitées (cf. note7). John A. Gentry dénonce (cf. note8) ainsi un "norm based political warfare" constitué d’une stratégie de création et d’exploitation des vulnérabilités normatives chez l’adversaire.
Comme l’a souligné le Général Francart (cf. note9) la légitimité est une constante des relations internationales puisqu’elle est intrinsèque à la communauté. Toutefois, l’époque actuelle est particulièrement favorable aux stratégies fondées sur le déminage de la puissance en ciblant la légitimité de l’adversaire (son existence comme Etat, ses choix de politiques extérieures…). Deux facteurs induisent l’utilisation de telles strategies, un facteur normatif et un technologique.
Depuis notamment les Quatorze Points du président Woodrow Wilson, l’Etat n’apparaît plus comme un principe qui se suffit à lui-même et le peuple est désormais doté du droit de disposer de lui-même. L’Etat doit ainsi pouvoir justifier de sa légitimité à incarner une communauté.
L’usage offensif des Droits de l’Homme
Toujours sur le plan normatif, les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale favorisent naturellement l’invocation, sur la scène internationale, des droits de l’homme et de leurs déclinaisons. L’Acte final d’Helsinki de 1975 incite à la dissidence et à la subversion (cf. Note10). L’exercice de la puissance ne peut plus être arbitraire : il doit être légitime, notamment au cours de sa politique extérieure. L’invasion du Kosovo en 1999, fondée sur des raisons humanitaires, finit de développer cette logique où la légalité cède le pas à la légitimité.
Les media de masse ont permis, au cours de la Guerre froide, de relayer les discours polémiques débattant de la légitimité. L’émergence du cyber-espace permet désormais, techniquement, à des acteurs privés de prendre la parole sur la scène internationale, prise de parole fondée sur le caractère universel des principes et des valeurs invoqués, loin de la froide raison d’Etat. La figure du lanceur d’alerte illustre d’ailleurs cette volonté de contrôler la diplomatie du Prince.
Le développement des self-media, autorisé par le cyberespace, dépasse le simple effet CNN orwellien. On assiste à un développement de la communication omnidirectionnelle et à un effacement géographique des auditoires (cf. note 11). Toutefois, ce qui est souvent présenté comme une montée en puissance de la société civile au sein de l’arène internationale, est perçu par certains Etats comme une ingérence dans les affaires intérieures au travers d’opérations d’influence. Cela apparaît tant dans certains discours de la Shangai Cooperation Organization (cf. note 12) que dans certaines études de l’OTAN (cf.note 13) Internet devient alors un nouveau terrain d’affrontements étatiques.
Comme en attestent les exemples indiens cités ci-dessus, il est crucial de ne pas limiter l’analyse du conflit informationnel au simple conflit par le contenant, les “tuyaux” (sabotage, espionnage). D’ailleurs, l’expert américain Martin Libicki, de la Rand Corporation et professeur à Georgetown University, a souligné, lors d’une conférence du 28 octobre 2014 organisée par la Chaire Castex, que le conflit cybernétique est aussi une question de jeux de perception. A une époque où même les Shebabs somaliens ont accès aux réseaux sociaux (cf. Note14), il est fondamental de développer des grilles de lecture informationnelles afin de décrypter en profondeur les conflits géopolitiques actuels.
Notes
1) Cyber wars, de Sanchita Bhattacharya, Research Associate, Institute for Conflict Management, in South Asia Intelligence Review, Weekly Assessments and Briefings, Volume 13, nº20, 17 novembre 2014.
2) BADIE Bertrand, L’impuissance de la puissance, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 2004.
3) GENTRY J. A, Norms as weapons of war, Defense & Security Analysis, Vol. 26 nº1, pp. 11-30, Mars 2010.
4) HALL, I. (2010), The transformation of diplomacy: mysteries, insurgencies and public relations. International Affairs, 86: 247–256. doi: 10.1111/j.1468-2346.2010.00878.x.
5) GREGORY Bruce, Public Diplomacy as Strategic Communication, Chapter 17, 336-357 in James. J.F. Forest, ed., Countering Terrorism and Insurgency in the 21st Century, vol. 1 (Westport, CT: Praeger Security International, 2007).
6) GLASSMANN James K., How to Win the War of Ideas, Foreign Policy, 10 mars 2010, disponible en ligne : http://www.foreignpolicy.com/articles/2010/03/10/how_to_win_the_war_of_ideas.
7) LIANG Q. , XIANGSUI W, La guerre hors limites, Paris, Bibliothèque Rivages, Septembre 2003.
8) GENTRY J. A, Norms as weapons of war, Defense & Security Analysis, Vol. 26 nº1, pp. 11-30, Mars 2010.
9) FRANCART Loup, La guerre du sens: Pourquoi et comment agir dans les champs psychologiques, Económica, Broche, 2000.
10) THOMAS Daniel C., The Helsinki Effect. International Norms, Human Rights, and the Demise of Communism, Princeton University Press, 2001.
11) GRIFFITHS M., International Relations Theory for the Twenty First Century: An Introduction, Martin Griffiths, 2007.
12) GJELTEN T., Seeing the Internet as an ‘Information Weapon’, NPR.com (Sep. 23, 2010), http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=130052701.
13) E TIKK, K KASKA, L VIHUL, International cyber incidents, Legal considerations, 2010 Cooperative Cyber DEfense Centre of Excellence.
La remise en cause de l’espace national
L’espace national n’apparaît plus comme le seul fait de l’Etat. L’étanchéité de la communauté nationale aux influences extérieures s’efface. La stratégie informationnelle cible la symbiose entre l’Etat et ses sujets, la capacité de l’Etat à incarner la nation, le contrat social. Un tel décalage remet en cause les prémisses de la puissance étatique (cf note 2) La conception hobbésienne de la souveraineté absolue où puissance et légitimité ne font qu’un s’effrite alors : ciblée par des stratégies informationnelles extérieures ou intérieures, la multitude rejette, condamne son souverain au point, parfois, de devenir dissidente ou subversive, paralysant de la sorte l’Etat gladiateur et sa puissance coercitive, violente et in fine militaire.
Les guerres du Vietnam et d’Algérie ont annoncé l’effritement de la corrélation entre la victoire militaire et celle politique, effritement menant au retrait du gladiateur le mieux armé. L’auteur américain John A. Gentry analyse la guerre du Vietnam comme une défaite informationnelle américaine: “The North Vietnamese also used a sophisticated international propaganda campaign to publicize actual American operational mistakes, fabricate others, and assert incorrectly that the United States killed civilians as a matter of policy, especially in its air raids on the north. They integrated information operations with tactical military moves designed to produce information, including television imagery, to support their strategic political campaign. […]. The linked campaigns degraded American popular support for the war, fostered congressional opposition to it strong enough to override presidential desires to win the war, and led to the US decision to quit that enabled Hanoi to conquer the south in 1975.” (cf. Note3)
Le déplacement du centre de gravité
Ce déplacement du centre de gravité du conflit a été assimilé par de nombreux acteurs sur le terrain. Ainsi, les Etats-Unis placent la légitimité au cœur de leur diplomatie publique: « public diplomacy is about building legitimacy » (The Routledge Handbook of Public Diplomacy de 2008; cf. note3) qu’ils définissent comme l’art de parler aux publics étrangers plutôt qu’à leurs souverains (cf. note4), un art de communication stratégique (cf. note5). Les hommes de terrain, comme le Général Petraeus, insistent sur l’importance de maintenir un capital normatif lors de conflits conventionnels. Le concept de war of ideas (cf. note6) est ainsi devenu populaire outre-atlantique. Les colonels chinois Q. Liang et W. Xangsui ont annoncé, pour leur part, une conception d’une « guerre hors limites » au sein de laquelle les vulnérabilités symboliques et normatives de l’adversaire sont exploitées (cf. note7). John A. Gentry dénonce (cf. note8) ainsi un "norm based political warfare" constitué d’une stratégie de création et d’exploitation des vulnérabilités normatives chez l’adversaire.
Comme l’a souligné le Général Francart (cf. note9) la légitimité est une constante des relations internationales puisqu’elle est intrinsèque à la communauté. Toutefois, l’époque actuelle est particulièrement favorable aux stratégies fondées sur le déminage de la puissance en ciblant la légitimité de l’adversaire (son existence comme Etat, ses choix de politiques extérieures…). Deux facteurs induisent l’utilisation de telles strategies, un facteur normatif et un technologique.
Depuis notamment les Quatorze Points du président Woodrow Wilson, l’Etat n’apparaît plus comme un principe qui se suffit à lui-même et le peuple est désormais doté du droit de disposer de lui-même. L’Etat doit ainsi pouvoir justifier de sa légitimité à incarner une communauté.
L’usage offensif des Droits de l’Homme
Toujours sur le plan normatif, les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale favorisent naturellement l’invocation, sur la scène internationale, des droits de l’homme et de leurs déclinaisons. L’Acte final d’Helsinki de 1975 incite à la dissidence et à la subversion (cf. Note10). L’exercice de la puissance ne peut plus être arbitraire : il doit être légitime, notamment au cours de sa politique extérieure. L’invasion du Kosovo en 1999, fondée sur des raisons humanitaires, finit de développer cette logique où la légalité cède le pas à la légitimité.
Les media de masse ont permis, au cours de la Guerre froide, de relayer les discours polémiques débattant de la légitimité. L’émergence du cyber-espace permet désormais, techniquement, à des acteurs privés de prendre la parole sur la scène internationale, prise de parole fondée sur le caractère universel des principes et des valeurs invoqués, loin de la froide raison d’Etat. La figure du lanceur d’alerte illustre d’ailleurs cette volonté de contrôler la diplomatie du Prince.
Le développement des self-media, autorisé par le cyberespace, dépasse le simple effet CNN orwellien. On assiste à un développement de la communication omnidirectionnelle et à un effacement géographique des auditoires (cf. note 11). Toutefois, ce qui est souvent présenté comme une montée en puissance de la société civile au sein de l’arène internationale, est perçu par certains Etats comme une ingérence dans les affaires intérieures au travers d’opérations d’influence. Cela apparaît tant dans certains discours de la Shangai Cooperation Organization (cf. note 12) que dans certaines études de l’OTAN (cf.note 13) Internet devient alors un nouveau terrain d’affrontements étatiques.
Comme en attestent les exemples indiens cités ci-dessus, il est crucial de ne pas limiter l’analyse du conflit informationnel au simple conflit par le contenant, les “tuyaux” (sabotage, espionnage). D’ailleurs, l’expert américain Martin Libicki, de la Rand Corporation et professeur à Georgetown University, a souligné, lors d’une conférence du 28 octobre 2014 organisée par la Chaire Castex, que le conflit cybernétique est aussi une question de jeux de perception. A une époque où même les Shebabs somaliens ont accès aux réseaux sociaux (cf. Note14), il est fondamental de développer des grilles de lecture informationnelles afin de décrypter en profondeur les conflits géopolitiques actuels.
Alice Lacoye Mateus
Notes
1) Cyber wars, de Sanchita Bhattacharya, Research Associate, Institute for Conflict Management, in South Asia Intelligence Review, Weekly Assessments and Briefings, Volume 13, nº20, 17 novembre 2014.
2) BADIE Bertrand, L’impuissance de la puissance, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 2004.
3) GENTRY J. A, Norms as weapons of war, Defense & Security Analysis, Vol. 26 nº1, pp. 11-30, Mars 2010.
4) HALL, I. (2010), The transformation of diplomacy: mysteries, insurgencies and public relations. International Affairs, 86: 247–256. doi: 10.1111/j.1468-2346.2010.00878.x.
5) GREGORY Bruce, Public Diplomacy as Strategic Communication, Chapter 17, 336-357 in James. J.F. Forest, ed., Countering Terrorism and Insurgency in the 21st Century, vol. 1 (Westport, CT: Praeger Security International, 2007).
6) GLASSMANN James K., How to Win the War of Ideas, Foreign Policy, 10 mars 2010, disponible en ligne : http://www.foreignpolicy.com/articles/2010/03/10/how_to_win_the_war_of_ideas.
7) LIANG Q. , XIANGSUI W, La guerre hors limites, Paris, Bibliothèque Rivages, Septembre 2003.
8) GENTRY J. A, Norms as weapons of war, Defense & Security Analysis, Vol. 26 nº1, pp. 11-30, Mars 2010.
9) FRANCART Loup, La guerre du sens: Pourquoi et comment agir dans les champs psychologiques, Económica, Broche, 2000.
10) THOMAS Daniel C., The Helsinki Effect. International Norms, Human Rights, and the Demise of Communism, Princeton University Press, 2001.
11) GRIFFITHS M., International Relations Theory for the Twenty First Century: An Introduction, Martin Griffiths, 2007.
12) GJELTEN T., Seeing the Internet as an ‘Information Weapon’, NPR.com (Sep. 23, 2010), http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=130052701.
13) E TIKK, K KASKA, L VIHUL, International cyber incidents, Legal considerations, 2010 Cooperative Cyber DEfense Centre of Excellence.