Les fausses victoires de la manipulation de l’émotion

"Bachar el Assad massacre son peuple", "on ne discute pas avec quelqu’un qui a du sang sur les mains".
Voici comment se résume la position française sur le dossier syrien depuis trois ans. Pour Paris, la chose est simple : Bachar el Assad n’est pas légitime et sa place est devant la Cour Pénale Internationale. D’emblée la diplomatie française, dernier héraut du droit d’ingérence au nom de l’émotion et de la compassion pour les victimes, a décidé de placer sur le terrain de la morale et de l’émotion la question syrienne.
On peut contester ce choix au nom du réalisme et d’une conception des rapports de force internationaux où la prise en compte des intérêts réels devrait prévaloir. On ne fait pas de la diplomatie avec de bons sentiments. D’ailleurs, à l’heure où la crise syrienne semble se muer en une véritable poudrière régionale, les Etats-Unis se repositionnent avec pragmatisme : répondant à la question d’un étudiant lors d’une conférence à Harvard, le vice Président américain Joe Biden déclarait le 1er octobre 2014: "Notre plus gros problème ce sont nos alliés dans la région", pointant les responsabilités de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite dans la montée du terrorisme islamique. Tollé immédiat des intéressés. Erdogan demande des excuses, les Emirats s’émeuvent. Biden doit s’excuser quelques jours après. Mais le message est passé. A vrai dire, la presse américaine distille depuis l’automne 2014 nombre de signaux similaires : Foreign Policy s’en prend au Qatar, d’autres articles suivront dans la foulée. Qu’est-ce que cela signifie ? Il s’agit de préparer les opinions à un désengagement américain de la région. Et de promouvoir l’Iran comme puissance régionale stabilisatrice, en somme réaliser le vœu du "smartpower" voulu par Obama : partager le fardeau. » De la RealPolitik en somme.
Car si l’on se place sur le terrain de la morale et de l’émotion, il n’est pas sûr que la position occidentale soit tenable non plus. D’abord sur le plan des conséquences des interventions armées. A-t-on jamais demandé des comptes sur les détails des victimes irakiennes de l’invasion américaine de 2003 ? Et pourtant, les rapports existent et le consensus tourne autour de 200000 morts. A combien se chiffrent les pertes civiles en Libye pendant et depuis l’intervention de 2011 ? 50000 morts ? 80000morts ? Pourquoi ignorer délibérément le fait que l’armée ukrainienne a bombardé des secteurs civils du Donbass causant plusieurs milliers de morts ? Que les exactions des djihadistes à l’encontre des populations loyalistes syriennes sont nombreuses et avérées ? Pourquoi alors ne pas communiquer sur ces faits sinon parce qu’ils mènent à une impasse diplomatique ?
Les frappes chirurgicales et la guerre à distance ne sont pas des guerres propres, pas plus que ne le sont les répressions brutales des autocrates. Recourir à l’émotion dans le traitement des crises internationales, c’est prendre le risque de se voir retourner l’argument. Car les guerres ne se font plus à huit clos. Les images circulent et les relais médiatiques se sont diversifiés : les ONG fleurissent, le temps est loin où l’information pouvait être celée, où les Etats avaient le monopole de l’information. En 2012, Simon Adams Directeur du Global Centre for the Responsibility to Protect annonçait dans le New York Times que le prochain génocide serait celui des Alaouites et des minorités de Syrie. Human Rights Watch, ONG américaine pourtant très proche du gouvernement (son ancienne directrice, Susan Nossell est une ancienne haut fonctionnaire du département d’Etat) a enquêté sur le massacre commis en août 2013 par des brigades rebelles syriennes pourtant adoubées par les USA et conclu à un crime contre l’humanité. Avec le risque de réduire considérablement dans les opinions publiques la force de ces opérations d’influence basées uniquement sur l’émotion et la compassion. Et de devoir refaire de la Realpolitik…