Cinquante-deux ans après le premier vol habité dans l’espace de Youri Gargarine, la stratégie spatiale de la Russie est à un nouveau tournant. Si les grandes ambitions soviétiques ne sont plus à l’ordre du jour, contraintes budgétaires obligent, l’outil spatial bénéficie d’une nouvelle perception politique, dans le cadre de la reconquête de la puissance russe voulue par Vladimir Poutine. C’est dans ce contexte que l’Agence Spatiale Fédérale Russe (Roskosmos) a dévoilé le 26 avril 2012 la « Stratégie du développement de l’activité spatiale d’ici à 2030». Pour comprendre les enjeux et la pertinence de cette nouvelle stratégie, il est nécessaire de revenir sur l’évolution de l’industrie spatiale russe depuis l’élection de Poutine en 1999.
Les années 1990 sous la présidence Elstine : une industrie spatiale sous perfusion.
Après avoir été un acteur pionnier durant la Guerre froide, l’industrie spatiale russe voit sa réputation s’étioler fortement après la chute de l’URSS. En effet, dans une Russie en pleine crise économique, le spatial est victime du désintérêt du gouvernement, car il exige un budget important. L’industrie spatiale russe se voit alors cantonnée à un simple statut de prestataire de services, à travers la cession de ses compétences, sans brevets, aux Occidentaux.
Le retour du spatial dans les préoccupations d’intérêt national avec Poutine.
La déclaration du Président russe lors de la Journée de l’Espace en 2004 est symbolique du retour en légitimité du spatial: «Le déploiement aussi large que possible et l’approfondissement de notre activité dans l’espace sont notre priorité stratégique. Il est évident que ce n’est qu’à cette condition que la Russie peut prétendre à des positions internationales majeures ». Plusieurs enjeux sont derrière cette déclaration. L’enjeu est d’abord symbolique, puisqu’il s’agit de capitaliser sur un élément de fierté nationale et symbole de progrès. L’enjeu est également économique. En effet, l’économie russe est avant tout une économie de rente, reposant sur l’exportation de matières premières. Dépendante des marchés extérieurs, la Russie cherche donc à diversifier ses activités, notamment à travers des secteurs à haut potentiel d’innovation, dont le spatial fait évidemment partie. L’enjeu est aussi politique, le spatial s’insérant dans le projet politique global de Poutine: rééquilibrer les échanges en favorisant la multipolarité, afin de faire contrepoids à la puissance américaine. Enfin, le spatial est un enjeu militaire, en ce qu’il est une ressource cruciale pour les armées, notamment pour appréhender les spécificités géographiques et opérationnelles d’un territoire. Clairement, la stratégie spatiale voulue par Poutine met l’accent sur le développement de GLONASS, le système de navigation spatiale russe.
Des changements-clefs dans le système spatial russe.
Pour que le spatial russe reconquière sa réputation et son indépendance, son industrie, héritage direct de l’appareil soviétique, devait être réformée. Dès 2004, Roskosmos est ainsi devenue une « holding d’Etat », soit un consortium d’entreprises du spatial, dirigé par un conseil d’administration où l’Etat a une place prépondérante. A sa tête se succèdent d’anciens chefs des Forces Spatiales Militaires et proches de Poutine. Par ailleurs, la base qui assurait l’essentiel des lancements était située hors du territoire national, à Baïkonour au Kazakhstan. Afin de garantir l’autonomie de l’industrie spatiale, cette base sera remplacée par celle de Plesetsk dans le Nord-Ouest russe puis par la future base de Vostotchny en Sibérie. De plus, la Russie conclut désormais ses partenariats en fonction d’une nouvelle donne, à savoir le transfert de compétences. Elle privilégie ainsi les coopérations avec l’Inde, la Corée du Sud ou le Brésil. Enfin le budget spatial a été revu à la hausse (1,6 milliards USD en 2008 contre 4,7 milliards USD en 2012), même s’il reste loin du budget de la NASA (18,7 milliards USD en 2012).
Une puissance spatiale difficile à évaluer.
Du fait de compétences très inégales, il est difficile de positionner la Russie sur le marché spatial mondial. D’un côté, elle reste leader dans le domaine des vols habités et des lanceurs: en 2012, la Russie a effectué plus de 38% des lancements effectués dans le monde. A l’inverse, les faiblesses russes sont importantes quant aux applications spatiales et aux satellites, conduisant à des échecs cinglants: entre décembre 2010 et août 2012, ce sont près de de sept lancements ainsi que des mises en orbite de satellites qui se sont soldés par un échec. Soit la perte de dix satellites et d’engins tels que la sonde Phobos (destinée à aller sur Mars). Plus récemment, en juillet 2013, une fusée Proton a explosé à son décollage, fait particulièrement embarrassant pour la deuxième puissance spatiale mondiale. Ces échecs ont semé le doute sur la fiabilité technique du spatial russe. En conséquence, le directeur de Roskosmos, Vladimir Popovkine, a été limogé le 10 octobre dernier. Il a été remplacé depuis par un vice-ministre de la Défense, Oleg Ostapenko.
Objectifs et enjeux de la «Stratégie du développement de l’activité spatiale d’ici à 2030».
Approuvé le 6 mars 2012 par le gouvernement russe, ce rapport signe la première vraie stratégie spatiale russe. Son contenu est resté confidentiel, seules quelques fuites ont été rapportées par le journal Kommersant. Il prend la forme d’une planification par étapes:
- 2015 : rétablir pleinement le potentiel spatial de la Russie, avec la construction du nouveau cosmodrome de Vostotchny.
- 2020 : phase de consolidation avec le lancement d’une nouvelle génération de vaisseaux spatiaux (notamment la nouvelle fusée-porteuse Angara), l’étude des astéroïdes, le déploiement d’un réseau de stations scientifiques sur Mars en coopération avec des partenaires étrangers, l’exploration de Vénus et Jupiter au moyen de sondes.
- 2030 : projets de grande envergure, tels que le lancement d’un véhicule à propulsion électrique qui servira de navette entre la Terre et la future base lunaire, vol habité sur la Lune.
- Au-delà de 2030 : phase d’innovation avec la conception d’un lanceur dont le premier étage sera réutilisable, construction d’une base sur la Lune, mission habitée sur Mars.
L’objectif annoncé est de porter la part de la Russie sur le marché spatial mondial de 0,5% en 2011 à 10%, afin de rester l’une des trois premières puissances spatiales du monde. Pour cela, environ 6 milliards USD par an seront investis. A travers cette stratégie pour le moins ambitieuse, le pragmatisme est à l’œuvre, contrairement à l’ère soviétique. En effet, la priorité est donnée aux applications spatiales pratiques et seulement après aux missions scientifiques et aux vols habités. Cependant, il est difficile d’évaluer la pertinence de cette stratégie, puisque le rapport reste très flou, ne serait-ce que sur les allocations budgétaires (y sont vaguement indiqués le budget fédéral et l’investissement privé). On peut également noter qu’aucune allusion n’est faite au militaire, les informations sur ce dernier point filtrant peu.
Une stratégie ambitieuse handicapée par des carences structurelles.
Tout d’abord, une large partie de l’industrie spatiale serait obsolète. Selon un rapport de la Chambre d’audit présenté à la Douma en 2005, «56-57 % des infrastructures de l’industrie lanceurs/espace seraient obsolètes et elles ne seraient renouvelées qu’à raison d’1 % par an. » De plus, l’industrie spatiale russe manque d’ingénieurs jeunes, ce secteur ayant été déserté dans les années 1990. Cela pose donc un problème en termes de transmission des compétences. Par ailleurs, les entreprises du spatial russe sont trop nombreuses et insuffisamment intégrées. Pour remédier à ce problème, le gouvernement russe avait annoncé la création de dix holdings pour 2011. Mais aujourd’hui, c’est un spatial à deux vitesses qui est à l’œuvre, puisque seuls quelques pôles bénéficient d’une réelle attention du pouvoir politique. De plus, la tutelle exclusive de l’Etat sur le spatial tend à favoriser une culture bureaucratique au détriment d’une logique de management privé (favorisée aux Etats-Unis) au sein de cette industrie. Si la piste du partenariat public-privé est envisagée depuis 2009, rien n’a été fait à ce jour.
La nouvelle stratégie spatiale russe, qui occupe une place centrale dans le projet de restauration de la puissance russe de Poutine, se définit ainsi par son ambition et par le pragmatisme de ses objectifs. Cependant, les capacités du secteur spatial à répondre à ces nouvelles ambitions sont donc fortement remises en question, du fait de la crise systémique dont souffre son industrie. Il est néanmoins certain que le fort potentiel du spatial russe aura un effet significatif sur l’équilibre futur entre les différentes puissances spatiales.
LE CORRE Célia
Les années 1990 sous la présidence Elstine : une industrie spatiale sous perfusion.
Après avoir été un acteur pionnier durant la Guerre froide, l’industrie spatiale russe voit sa réputation s’étioler fortement après la chute de l’URSS. En effet, dans une Russie en pleine crise économique, le spatial est victime du désintérêt du gouvernement, car il exige un budget important. L’industrie spatiale russe se voit alors cantonnée à un simple statut de prestataire de services, à travers la cession de ses compétences, sans brevets, aux Occidentaux.
Le retour du spatial dans les préoccupations d’intérêt national avec Poutine.
La déclaration du Président russe lors de la Journée de l’Espace en 2004 est symbolique du retour en légitimité du spatial: «Le déploiement aussi large que possible et l’approfondissement de notre activité dans l’espace sont notre priorité stratégique. Il est évident que ce n’est qu’à cette condition que la Russie peut prétendre à des positions internationales majeures ». Plusieurs enjeux sont derrière cette déclaration. L’enjeu est d’abord symbolique, puisqu’il s’agit de capitaliser sur un élément de fierté nationale et symbole de progrès. L’enjeu est également économique. En effet, l’économie russe est avant tout une économie de rente, reposant sur l’exportation de matières premières. Dépendante des marchés extérieurs, la Russie cherche donc à diversifier ses activités, notamment à travers des secteurs à haut potentiel d’innovation, dont le spatial fait évidemment partie. L’enjeu est aussi politique, le spatial s’insérant dans le projet politique global de Poutine: rééquilibrer les échanges en favorisant la multipolarité, afin de faire contrepoids à la puissance américaine. Enfin, le spatial est un enjeu militaire, en ce qu’il est une ressource cruciale pour les armées, notamment pour appréhender les spécificités géographiques et opérationnelles d’un territoire. Clairement, la stratégie spatiale voulue par Poutine met l’accent sur le développement de GLONASS, le système de navigation spatiale russe.
Des changements-clefs dans le système spatial russe.
Pour que le spatial russe reconquière sa réputation et son indépendance, son industrie, héritage direct de l’appareil soviétique, devait être réformée. Dès 2004, Roskosmos est ainsi devenue une « holding d’Etat », soit un consortium d’entreprises du spatial, dirigé par un conseil d’administration où l’Etat a une place prépondérante. A sa tête se succèdent d’anciens chefs des Forces Spatiales Militaires et proches de Poutine. Par ailleurs, la base qui assurait l’essentiel des lancements était située hors du territoire national, à Baïkonour au Kazakhstan. Afin de garantir l’autonomie de l’industrie spatiale, cette base sera remplacée par celle de Plesetsk dans le Nord-Ouest russe puis par la future base de Vostotchny en Sibérie. De plus, la Russie conclut désormais ses partenariats en fonction d’une nouvelle donne, à savoir le transfert de compétences. Elle privilégie ainsi les coopérations avec l’Inde, la Corée du Sud ou le Brésil. Enfin le budget spatial a été revu à la hausse (1,6 milliards USD en 2008 contre 4,7 milliards USD en 2012), même s’il reste loin du budget de la NASA (18,7 milliards USD en 2012).
Une puissance spatiale difficile à évaluer.
Du fait de compétences très inégales, il est difficile de positionner la Russie sur le marché spatial mondial. D’un côté, elle reste leader dans le domaine des vols habités et des lanceurs: en 2012, la Russie a effectué plus de 38% des lancements effectués dans le monde. A l’inverse, les faiblesses russes sont importantes quant aux applications spatiales et aux satellites, conduisant à des échecs cinglants: entre décembre 2010 et août 2012, ce sont près de de sept lancements ainsi que des mises en orbite de satellites qui se sont soldés par un échec. Soit la perte de dix satellites et d’engins tels que la sonde Phobos (destinée à aller sur Mars). Plus récemment, en juillet 2013, une fusée Proton a explosé à son décollage, fait particulièrement embarrassant pour la deuxième puissance spatiale mondiale. Ces échecs ont semé le doute sur la fiabilité technique du spatial russe. En conséquence, le directeur de Roskosmos, Vladimir Popovkine, a été limogé le 10 octobre dernier. Il a été remplacé depuis par un vice-ministre de la Défense, Oleg Ostapenko.
Objectifs et enjeux de la «Stratégie du développement de l’activité spatiale d’ici à 2030».
Approuvé le 6 mars 2012 par le gouvernement russe, ce rapport signe la première vraie stratégie spatiale russe. Son contenu est resté confidentiel, seules quelques fuites ont été rapportées par le journal Kommersant. Il prend la forme d’une planification par étapes:
- 2015 : rétablir pleinement le potentiel spatial de la Russie, avec la construction du nouveau cosmodrome de Vostotchny.
- 2020 : phase de consolidation avec le lancement d’une nouvelle génération de vaisseaux spatiaux (notamment la nouvelle fusée-porteuse Angara), l’étude des astéroïdes, le déploiement d’un réseau de stations scientifiques sur Mars en coopération avec des partenaires étrangers, l’exploration de Vénus et Jupiter au moyen de sondes.
- 2030 : projets de grande envergure, tels que le lancement d’un véhicule à propulsion électrique qui servira de navette entre la Terre et la future base lunaire, vol habité sur la Lune.
- Au-delà de 2030 : phase d’innovation avec la conception d’un lanceur dont le premier étage sera réutilisable, construction d’une base sur la Lune, mission habitée sur Mars.
L’objectif annoncé est de porter la part de la Russie sur le marché spatial mondial de 0,5% en 2011 à 10%, afin de rester l’une des trois premières puissances spatiales du monde. Pour cela, environ 6 milliards USD par an seront investis. A travers cette stratégie pour le moins ambitieuse, le pragmatisme est à l’œuvre, contrairement à l’ère soviétique. En effet, la priorité est donnée aux applications spatiales pratiques et seulement après aux missions scientifiques et aux vols habités. Cependant, il est difficile d’évaluer la pertinence de cette stratégie, puisque le rapport reste très flou, ne serait-ce que sur les allocations budgétaires (y sont vaguement indiqués le budget fédéral et l’investissement privé). On peut également noter qu’aucune allusion n’est faite au militaire, les informations sur ce dernier point filtrant peu.
Une stratégie ambitieuse handicapée par des carences structurelles.
Tout d’abord, une large partie de l’industrie spatiale serait obsolète. Selon un rapport de la Chambre d’audit présenté à la Douma en 2005, «56-57 % des infrastructures de l’industrie lanceurs/espace seraient obsolètes et elles ne seraient renouvelées qu’à raison d’1 % par an. » De plus, l’industrie spatiale russe manque d’ingénieurs jeunes, ce secteur ayant été déserté dans les années 1990. Cela pose donc un problème en termes de transmission des compétences. Par ailleurs, les entreprises du spatial russe sont trop nombreuses et insuffisamment intégrées. Pour remédier à ce problème, le gouvernement russe avait annoncé la création de dix holdings pour 2011. Mais aujourd’hui, c’est un spatial à deux vitesses qui est à l’œuvre, puisque seuls quelques pôles bénéficient d’une réelle attention du pouvoir politique. De plus, la tutelle exclusive de l’Etat sur le spatial tend à favoriser une culture bureaucratique au détriment d’une logique de management privé (favorisée aux Etats-Unis) au sein de cette industrie. Si la piste du partenariat public-privé est envisagée depuis 2009, rien n’a été fait à ce jour.
La nouvelle stratégie spatiale russe, qui occupe une place centrale dans le projet de restauration de la puissance russe de Poutine, se définit ainsi par son ambition et par le pragmatisme de ses objectifs. Cependant, les capacités du secteur spatial à répondre à ces nouvelles ambitions sont donc fortement remises en question, du fait de la crise systémique dont souffre son industrie. Il est néanmoins certain que le fort potentiel du spatial russe aura un effet significatif sur l’équilibre futur entre les différentes puissances spatiales.
LE CORRE Célia