L’émergence d’une contre-culture sur le management

(VUCA). Le monde est volatile et incertain: les évènements deviennent plus ou moins incontrôlables. La crise financière en est un exemple typique. Le changement climatique accentue les critères d’incertitude. Le monde est de plus en plus complexe à cause de la croissance des interconnections entre les chaînes logistiques et la densité des communications. Le monde est plus ambigu et rend plus difficile les procédures de contrôle. Les frontières entre les alliés et les adversaires sont de plus en plus floues. Les évènements inattendus et leurs conséquences imprévisibles sont devenus une caractéristique de notre ère.

L’auteur qui préside la branche Asie du cabinet Roland Berger Strategy Consultants, tente une fusion conceptuelle entre la doctrine militaire d’Obama et la révolution managériale chinoise.  Le thème central de l’ouvrage est l’adaptation des managers à un monde difficile et de plus en plus complexe à analyser. L’intention est louable et particulièrement intéressante dans la recherche de solutions où la légèreté et l’agilité (souvent liée à la ruse et à la capacité de sortir vainqueur d’un rapport de force) sont les qualités requises pour bâtir la vision du futur du manager et la conception des actions qui en découlent.

L'art de la guerre ne remplace pas les grilles de lecture


Le premier chapitre est un rappel du cheminement de la pensée managériale à travers les âges. Mais cette partie assez classique est intéressante car elle révèle le mode de pensée de l’auteur. Ce dernier se focalise sur ce qu’il définit comme le Multi-Unit Business Entreprise qui se développe avec la construction de l’économie de marché américaine. Mais cette approche comporte une lacune ou une omission : l’absence totale de grille de lecture sur la place qu’occupent les rapports de force économiques entre puissances conquérantes ainsi que la dimension spécifique des stratégies de nature géoéconomiques (captation des ressources et des matières premières, prise de contrôle de secteurs-clés industriels en affaiblissant les économies nationales concurrentes, contrôle des règles de l’échange, pressions monétaires, chantage financier).
Les stratégies d’accroissement de puissance par l’économie échappent aux règles du management. Les pays qui ont cherché à éviter la suprématie du monde occidental depuis le début de la colonisation ont appliqué des politiques de raccourcis dans un contexte VUCA, bien avant qu’il ne soit théorisé par les penseurs politico-militaires puis économiques du monde anglo-saxon. Pour sauver son indépendance, le Japon de l’ère Meiji a dû tenir à distance l’appétit des pays occidentaux, en gérant l’incertitude, la complexité et l’ambigüité en permanence (pressions de tous ordres, chantage aux accords pétroliers, ruse pour acquérir les techniques industrielles les plus en pointe par transfert ou par espionnage, création de nouveaux modèles de conquête commerciale comme la compagnie de chemin de fer du Mandchoukouo). Autrement dit, l’exemple de la Chine de 1978 citée à juste titre dans cet ouvrage n’est qu’un bis repetita de démarches plus anciennes.

La conduite subversive des affaires par le commandement politique


Le Parti Communiste Chinois a su tirer les leçons de la stratégie de puissance nipponne et sud-coréenne. Ce qui n’est pas analysé dans l’ouvrage de Bouée est la manière dont ces pays ont tiré profit des rivalités entre les puissances dominantes de l’époque pour se donner les moyens d’exister économiquement. Dans le même ordre d’idées, sont passées sous silence l’impact des concessions (notamment l’accès au marché nord-américain) accordées par les Etats-Unis au Japon entre la fin des années 40 et la chute du Mur pour éviter qu’il ne bascule dans le camp soviétique. Cette aide au développement des infrastructures industrielles et à la création d’entreprises compétitives a bénéficié aussi à la Corée du Sud qui met en avant le danger militaire que représente la Corée du Nord et indirectement la Chine. Les avantages commerciaux hérités des contradictions géopolitiques ne relèvent pas des techniques de management. Il serait pertinent d’en mesurer les retombées non négligeables sur la structuration des économies émergentes.
Si les managers chinois ont appris les techniques de management américaines, l’Etat chinois a su construire un modèle d’économie de marché différent de celui du monde occidental. L’approche des pays africains est conditionnée par les priorités de la Chine dans sa quête des matières premières, des terres rares et des espaces agricoles. Plus qu’une tradition mercantile, il s’agit avant tout de l’orchestration d’une politique de puissance. Le mélange de sagesse orientale, de pratiques opérationnelles occidentales et du marketing global ne suffit pas à expliquer la manière dont la Chine définit sa ligne de conduite pour tirer son épingle du jeu sur des dossiers stratégiques.

Une approche syncrétique 


Ces omissions relativisent partiellement la portée de la grille de lecture que Charles Edouard Bouée formule à partir des nouvelles stratégies politico-militaires appliquées par Obama notamment dans sa stratégie de frappe de cibles terroristes par les drones : supériorité en information, frappes chirurgicales, minimum de pertes humaines, minimisation des coûts. Pour l’auteur, le management de crise est devenu le mode de management dominant.
L’approche Light Footprint Managementest est fondamentalement « guerrière » et s’inspire de l’esprit des nouvelles formes américaines de guerre militaire. Cette méthode de management prône la discrétion, une posture résolument offensive fondée sur l’attaque surprise, la capacité à rendre coup pour coup et à se faire pardonner. Comme le précise l’auteur, les entreprises LFP n’ont pas de stratégies détaillées ou de plan de bataille susceptible de tomber dans les mains d’un concurrent mais elle aura des échappatoires et ne s’inscrira pas dans la tendance actuelle de la recherche de la transparence absolue.
L’ouvrage de Charles Edouard Bouée pose les jalons d’un management syncrétique de combat. Il est à contre-courant de la littérature qui prévaut depuis des décennies sur le management stratégique. En affichant une vision aussi réaliste de la nécessité d’aller à l’affrontement, Charles Edouard Bouée brise un tabou sans le vouloir, celui de la loi du silence qui prévaut sur la nature des affrontements économiques. Centré sur la conquête de marchés par les entreprises, le Light Footprint Management intègre bien les deux dimensions du monde matériel et du monde immatériel. Il invite les chefs d’entreprise et particulièrement, celles de petite taille, à révolutionner leur mode de pensée en recherchant la souplesse de réaction et l’agilité dans l’art de la manœuvre en refusant la soumission et une pseudo pacification des échanges qui sert avant tout les stratégies des grands prédateurs.

 

Christian Harbulot