Pêche en eau profonde : défaite annoncée du Groupe Intermarché face aux ONG

L’examen par le Parlement Européen d’un projet de règlement visant à statuer sur la pêche en eau profonde dans l’Atlantique Nord-Est, le 10 décembre dernier, constitue un véritable cas d’école de la guerre de l’information que peuvent livrer certaines ONG à des groupes industriels. Le combat oppose, d’un côté, une ONG, Bloom présidée par une ancienne journaliste Française, qui œuvre pour la conservation marine et, de l’autre, Scapêche, la principale flotte française de chalutiers pratiquant la pêche en eau profonde, appartenant au Groupe Intermarché.

Une BD qui fait le buzz
Partisans et détracteurs de ce mode de pêche s’opposaient depuis juillet 2012 sans que la question ne passionne les foules. C’est alors que la jeune et talentueuse illustratrice Pénélope Bagieu publie sur son blog une BD reprenant tous les arguments de Bloom, remarquablement construite et émouvante, manipulatrice à souhait. En quelques semaines, cette BD sort le sujet des tréfonds de la toile, permettant à Bloom de recueillir la signature de plus de 830 000 citoyens alarmés par le sort réservé aux poissons, éponges, coraux et autres espèces rares peuplant les fonds marins de l’Atlantique Nord.

Intermarché gagne la première manche, sur le terrain politique…
C’est dans ce contexte que les députés européens, ne cédant pas aux arguments des ONG, ont rejeté l’interdiction de chalutage en eau profonde, restreignant seulement cette technique aux zones déjà exploitées. En cela, soutenu par le Gouvernement français, Scapêche empoche la première manche, sur l’échiquier politique (cf. note 1).

… mais perd la bataille de l’opinion
Pour autant, l’affaire n’est pas réglée. Loin de l’hémicycle européen, les campagnes dénonçant les méfaits de la pêche en eau profonde, se multiplient. Les grands groupes de distribution Auchan, Casino et Carrefour font rapidement savoir qu’ils renoncent à ce mode de pêche. Seul Intermarché résiste encore, mais les appels au boycott se multiplient sur Facebook ; il en résulte que malgré la victoire sur le terrain politique au Parlement européen, l’opinion publique contraint Scapêche à faire, fin janvier, deux annonces inattendues : la société déclare qu’elle ne pêchera plus au-delà de 800 mètres de profondeur (la revendication de Bloom était de 600 mètres) et qu’elle accepte de partager les données journalières de capture de la totalité de ses 9 chalutiers ciblant les grands fonds avec Deap Sea Conservation Coalition qui groupe 70 ONG de préservation de l’environnement dont fait partie BLOOM, aux côtés de WWF, Greenpeace,…Au-delà des faits, non définitivement tranchés sur le fond puisque la décision politique européenne doit encore être validée par le Conseil des Ministres, le cas d’espèce est apostrophant.

Un grand groupe utilisant des méthodes traditionnelles, malmené par une petite ONG maîtrisant parfaitement les techniques de guerre de l’information
Il met en évidence la fébrilité et le caractère pratiquement inopérant de la défense d’Intermarché, basée sur des méthodes traditionnelles d’influence des décisions politiques et de communication. Certes, l’enseigne a organisé un lobbying efficace auprès des élus locaux concernés par la pêche, du Gouvernement français et des députés européens de tous bords politiques puisque la décision prise par le Parlement lui est favorable. Pour ce faire, la profession a joué l’unité en créant « Blue Fish », une association pour assurer la défense de l’opinion des professionnels. Elle a su actionner l’argument social du maintien dans l’emploi de nombreux salariés et s’est appuyée sur des arguments scientifiques apportés par l’IFREMER et le Conseil international pour l’exploitation de la mer pour prouver que la gestion soutenable des fonds marins n’était pas affectée par la pêche en eau profonde, contrairement aux arguments avancés par BLOOM. Elle a organisé un voyage de presse destiné à prouver la fiabilité de ses arguments. Intermarché via Scapêche a donc fait le choix du raisonnement rationnel et de la démonstration pour défendre sa position. De l’autre côté, l’ONG contre méthodiquement chaque argument économique ou scientifique par une position de même valeur avancée par un expert défendant précisément les thèses inverses. Puis, une fois la balle remise au centre, les autres arguments de l’ONG qui jouent excessivement et sans nuance sur un registre émotionnel, font la différence. A titre d’exemple, celui qui établit un parallèle entre les poissons pêchés par la flotte française et Nemo, l’attachant et héroïque petit poisson clown du film culte de Pixar, est particulièrement puissant.

La mise en déroute d’Intermarché
Ce cas d’espèce met en lumière la maîtrise parfaite des méthodes de guerre de l’information utilisées par Bloom. Cette ONG est française, pour affronter un groupe français. Sa taille est modeste mais, elle appartient à un grand mouvement international, la Deap Sea Conservation Coalition qui comprend les plus grandes ONG de défense de l’environnement notamment Greenpeace à laquelle elle emprunte une partie des méthodes et WWF (cf. note 2) qui apparaît à plusieurs reprises en soutien de Bloom. Elle revendique volontiers la modestie de ses moyens à mettre en parallèle avec le grand et puissant groupe de distribution. Elle travaille sur les failles de son adversaire qui met en avant la défense des intérêts sociaux et économiques du secteur alors que son modèle économique ne tient que par les subventions européennes qu’il perçoit. Les axes de défense fondés sur la fiabilité des arguments scientifiques sont démontés un à un. On assiste à une bataille des chiffres. Tous ceux qui sont avancés par l’enseigne sont systématiquement contestés par l’ONG sur la base d’études. Après l’exacerbation des émotions, l’ONG organise la confusion des arguments. Résultat : nul ne sait qui dit vrai. BLOOM est parvenu à isoler sa cible puisque les autres groupes de la grande distribution ont fait le choix du repli. Les soutiens politiques qui défendent, contre vents et marées, le chalutage profond depuis des mois devant la Commission et le Parlement européens, voient d’un seul coup le groupe Intermarché faire machine arrière devant les menaces de boycott. Les alliances vont assurément s’affaiblir…
Au total, l’ONG a parfaitement manœuvré pour séduire sur une cause à laquelle nul ne peut rester insensible, décrédibiliser le groupe de distribution en discréditant chaque thèse, jouer sur une gamme d’arguments plus larges que sa cible. Elle a créé un rapport de force en mobilisant efficacement plusieurs centaines de milliers d’internautes et mis la main sur l’arme ultime pour faire reculer l’entreprise, à savoir, la contrainte économique ; tout cela…sans encourir aucun risque juridique puisque ce sont des pages facebook de particuliers qui relaient l’appel au boycott et non l’ONG directement qui semble craindre la réplique d’Intermarché sur le terrain de la diffamation (cf. note 3). On ne sait jamais quelle pourrait être la réaction du juge si les arguments étaient exagérés, faux, voire malintentionnés…
Fin janvier, Intermarché a fait des annonces pour tenter de sortir de la crise. Le groupe s’engage notamment à ne plus faire traîner ses filets au-delà de 800 mètres de fond et à partager quotidiennement les données de capture avec les ONG.
Parallèlement, l’armement d’Intermarché se lance dans une opération de recherche et développement consistant, pour un coût de 2 millions d’euros, à tester une autre technique de pêche en eau profondes, poussée dans le débat par les ONG comme seule alternative acceptable.vPar tous les moyens, Intermarché cherche à prouver sa bonne foi. En allant sur le terrain de la recherche, il persiste dans une ligne de défense appuyée sur la rationalité et la démonstration qui s’est pourtant avérée perdante. En voulant démontrer qu’elle a raison, l’entreprise s’ancre un peu plus dans ses points de faiblesse et ignore certainement les motivations exactes des ONG qu’elle a en face d’elle.

Notes
1)    Communiqué du Parlement européen Pêche en eau profonde: interdire les chaluts de fond dans les zones vulnérables.Communiqué de presse - Pêche − 10-12-2013 - 14:44.
2)    Certes l’ONG « salue les propositions faites par le groupe Intermarché/Les Mousquetaires », mais rappelle que celles-ci ne sont « qu'un premier pas dans une démarche de protection de la biodiversité marine », in Pêche en eau profonde : Intermarché ne pêchera plus au-delà de 800 mètres, Le Monde.fr, 31.01.2014, par Martine Valo.
3)    "Nous n’avons pas les moyens d'assumer les conséquences juridiques éventuelles d’un appel au boycott contre Intermarché, précise Claire Nouvian, directrice de Bloom. Ils pourraient répliquer pour diffamation ou discrimination. Mais nous appelons les citoyens à boycotter ».