La guerre de la 4G

Et si la 4G, promesse de l’ultra haut débit, n’était pas l’enjeu de la guerre que se livrent les opérateurs, mais juste le dernier levier de la conquête de nouveaux abonnés, coute que coute, dans un marché saturé ?
L’annonce surprise de Niel, en venant une nouvelle fois « casser le marché » de la 4G, relance une nouvelle bataille dans la guerre de l’information à laquelle se livrent les opérateurs.

Guerre des licences et guerre des prix
A ce jour aucun opérateur n’est en mesure d’offrir une couverture 4G satisfaisante. Avec une couverture à plus de 63% du territoire, Bouygues Télécom a le réseau le plus développé, suivi par Orange puis SFR qui annoncent respectivement 50 et 40% de couverture en 4G.
Dans sa communication avant l’annonce du 3 décembre 2013, Free a sous-estimé volontairement le nombre de ses antennes actives (14), pour annoncer le jour dit 700 sites actifs équipés et mille communes éligibles, sans précision du taux de couverture.
Pour Bouygues Télécom, SFR et Orange, l’enjeu du lancement d’offres 4G de fin d’année (traditionnellement les meilleures offres attendues par les consommateurs) était double :
­- Réintroduire un élément différenciateur dans le jeu concurrentiel entre les opérateurs historiques en distanciant Free.
­- Redresser le prix des abonnements qu’ils avaient du drastiquement baisser à la suite de l’arrivée de l’offre Free Mobile et augmenter les marges.
Depuis l’alignement des prix engendré par l’arrivée de Free Mobile, les opérateurs ont peu de leviers pour conquérir de nouveaux abonnés et augmenter leurs revenus. La qualité du réseau et la data sont des éléments différenciateurs.
Seuls les 3 opérateurs historiques ont acquis en 2011 des licences 4G sur la bande 800 MHz, pour une somme totale de 3,304 Md€, bien supérieure à ce qu’ils avaient payé pour la 3G.
Evincé de la bande 800 MHz, trop chère à acquérir, Free Mobile a obtenu 20 Mhz dans la bande 2,6 GHz pour 271 M€. Parmi les options de déploiements pour Free sur la 4G, il ne reste actuellement que l’obligation faite à SFR de louer des capacités en 800 MHz à l’opérateur évincé, en zone rurale.
Compte-tenu des rapports délétères entre Free et Orange, il semble peu envisageable qu’Orange intègre la 4G dans son accord d’itinérance avec Free. La donne pourrait cependant évoluer, Stéphane Richard, PDG d’Orange se trouve en fin de mandat sur un siège éjectable.
Enfin, l’option envisagée par  l’Arcep de créer un « marché secondaire » pour la revente de fréquences qui paraissait peu envisageable début décembre compte tenu de la stratégie et des investissements des opérateurs historiques, l’alignement des prix de la 4G à la suite de l’annonce de Free et la perte de revenus supplémentaires qui  en découle pour les acquéreurs de bandes en 800MHz pourrait modifier la donne.

« Si vous ne venez pas chez Free, les pigeons, c’est vous »
A l’instar du positionnement du groupe Iliad et de son offre Triple Play sur l’Internet fixe, Xavier Niel est entré sur le marché du mobile en cassant vertigineusement les prix.
Posture offensive, communication agressive : Niel se positionne en défenseur du consommateur, en « Robin des bois des télécoms », en « Zorro de l’Internet » comme on le surnomme sur les forums.
Niel, pourtant rare dans ses apparitions, a eu cette capacité à s’engouffrer dans un monde et à le constituer. Il a su incarner le changement dans les moments clés de l’histoire des technologies et répondre aux aspirations sociétales de son public. Tous ses projets et investissement personnels alimentent cette posture : du rachat de la Halle Freyssinet destinée à être en 2017 le plus grand incubateur numérique du monde à la création de son école de l’Internet gratuite baptisée « 42 ».
Sa stratégie est efficace : elle a su convaincre près de 7,5 millions de clients mobiles en 2 ans ; avec un investissement publicitaire minime, la communauté de freenautes ayant une capacité de mobilisation puissante sur les réseaux.
Face à Niel, les opérateurs historiques ont adopté une attitude défensive et ont du, cette fois encore, aligner leur politique de prix sur la 4G. Bouygues Télécom, le plus avancé en termes de couverture 4G mais aussi le plus fragile financièrement a réagi le premier en étendant la 4G sans surcoût à l'ensemble de sa gamme de forfaits à l'exception du low cost : réplique immédiate de Niel qui a intégré la 4G dans son offre à 2 euros.
SFR annonce à son tour un forfait 4G chez Red à 25,99 euros avec YouTube illimité.
Orange est le dernier à apporter la 4G dans le forfait à 24,99 euros de Sosh, avec 5 Go de fair-use.

Pendant de la guerre des prix, la guerre des mots.
« Free vend du vent » s’insurge Stéphane Richard. « La guerre dans l'internet fixe est déclarée » riposte Martin Bouygues qui annonce pour 2014 une offre qui cassera les prix de l’internet fixe et permettra 150 euros d’économie par an aux utilisateurs. « Bouygues Telecom va offrir une vraie rupture en 2014, avec des technologies et des services innovants. Qui dit mieux ? Que Xavier Niel fasse la même chose s'il en est capable ! »
S’ensuit une déstabilisation immédiate des marchés et des cours de la bourse : Journée noire le 3 décembre à la Bourse de Paris pour les opérateurs télécoms, à la suite de l’annonce Free Mobile sur la 4G : Orange perd 3,4%, Vivendi, propriétaire de SFR 3,2%, et Bouygues 3,99%. Après la déclaration de guerre de Martin Bouygues le 19 décembre sur les prix de l'internet fixe, le titre d'Iliad, maison mère de Free, plonge de 6,41% à la Bourse de Paris.

Une guerre de procédures judiciaires
Le recours aux procédures juridiques jalonne les rapports concurrentiels des opérateurs.
Début novembre 2013, l’Association UFC-Que-Choisir saisit l’Arcep pour dénoncer une dégradation du réseau 3G orchestrée selon elle par les opérateurs, pour provoquer la migration des utilisateurs vers la 4G et dynamiser les offres de fin d’année. Les opérateurs répliquent et Free porte plainte contre l’association pour disqualifier sa méthode d’analyse des réseaux.
Dès 2005, saisie par UFC-Que-Choisir, l’Autorité de la concurrence avait prononcée une condamnation record de 534 M€ contre les 3 opérateurs historiques pour entente illégale. Pourvus en cassation pour contester la condamnation, la demande a été rejetée dans un arrêt en mai 2012.
Les 3 opérateurs historiques ont également saisi la Commission européenne pour contester la validité de la Licence 3G acquise par Free, à une tarification moindre. La demande a été rejetée et la licence validée par Bruxelles le 10 mai 2011.
La Commission européenne a aussi débouté SFR qui l'avait saisie fin 2012 concernant le partenariat entre Orange et Free, sur le contrat d’itinérance 3G.
Peut-on comparer le trublion Niel à Ford et sa Ford T ? Et aux procès qui en ont suivi ?
Sur le terrain des révolutions des technologies mobiles, il semble que la procédure judiciaire soit une stratégie inépuisable pour fragiliser et occuper l’ennemi.

Une guerre des opérateurs dans laquelle l’état a maille à partir.
@montebourg : « @xavier75 Toujours plus de destruction d'emplois dans les telecoms grâce au excès low cost de #freeMobile :-(  2:58 PM - 10 Déc 2013 »
« Il est possible que dans cette guerre des prix nous ayons un mort » Arnaud Montebourg, le 19 décembre 2013 sur RTL.
Les vives réactions des membres du gouvernement et la réattribution du pouvoir de sanction de l’Arcep montrent que l’état est un arbitre qui n’est pas neutre. C’est un acteur à part entière dans le secteur, avec des enjeux  financiers importants pour Bercy.
Le business modèle des télécoms s’est construit autour d’une politique d’endettement des opérateurs télécoms au profit de l’Etat. La vente des licences UMTS puis la vente des licences 4G ont rapporté à l’Etat près de 6 Md€ en 10 ans.
Rappelons aussi que l’Etat est actionnaire à hauteur de 26,94% du capital d’Orange. Toute incidence sur le secteur, notamment sur les prix, a une incidence directe sur les finances de l’Etat. La chute des prix après l’arrivée de Free sur le marché a eu une incidence importante dans la perte de revenus de TVA. Pour 2014, la perte sur le surplus de revenus potentiels qui devaient être générés par l’augmentation des prix avec les offres 4G a été estimée à 120 M€ par an.

Le dernier rebondissement de Martin Bouygues sur l’Internet fixe pourrait s’avérer payant. Sur l’Internet fixe Bouygues loue les réseaux d’Orange et de Numéricable. En privilégiant son réseau 4G qui couvre plus de 60% de la population, il pourrait remplacer l’ADSL sur le fixe par la 4G. Une expérimentation en ce sens est déjà menée par Bouygues depuis quelques mois.
Néanmoins il semble que cette stratégie affirmée à l’intention de Free représente bien plus une menace pour Orange. En effet, près de la moitié des clients au haut débit fixe n’ont pas accès aux services IPTV chez Orange. Bouygues entrerait donc en compétition directe avec Orange sur ce créneau.