L’influence américaine dans la société française de consommation

​L’inauguration en grande pompe du nouveau centre commercial d'Aéroville, situé au Nord de Paris, le 16 octobre dernier et la présentation de ce projet amènent quand même quelques interrogations sur la confrontation entre l’intérêt général de notre démocratie et les intérêts particuliers. Il y a 16 ans, une étude de l’économiste Thomas Piketty (1997, Les créations d'emplois en France et aux États-Unis « services de proximité» contre « petits boulots ») avait marqué les esprits. Une comparaison des emplois entre la France et les États-Unis révélait que la différence de taux d’emploi relevait non pas du poids des nouveaux secteurs porteurs mais de celui des services les plus traditionnels. Il concluait que « si la France avait autant d’emplois par habitant dans le commerce et l’hôtellerie-restauration que les États-Unis et que les effectifs de tous les autres secteurs restaient inchangés, alors il y aurait plus de 2,8 millions d’emplois supplémentaires en France : 1,8 million dans le commerce et 1 million dans l’hôtellerie-restauration ».

La multiplication des centres commerciaux


Le modèle du centre commercial nous vient d’outre atlantique et remonte aux années 1960 (Année 1969 ouverture de Parly 2 près de Versailles et Cap 3000 à St Laurent du Var). Il s’est imposé à l’époque comme une révolution car il permettait au consommateur véhiculé de « trouver tout sous le même toit ». C’était plutôt une bonne idée qui correspondait au modèle social et sociétal d’alors. Mais comme chaque fois qu’on décline un modèle sans en mesurer les conséquences, les résultats ne sont jamais à la hauteur des attentes.
Depuis les années 1970, les centres commerciaux ont poussé comme des champignons, en dépit du bon sens, freinés ou non par le législateur (Lois « Royer » de 1973, « Raffarin » et « Galland » de 1996). Aujourd’hui, la France compte 794 centres commerciaux dont 150 sur les 8 départements d’Ile de France (plus de 15M m², 30 000 commerces qui réalisent 118 milliards d’€ de CA) et les projets d’ouverture sont toujours en forte croissance. Pourtant les débouchés de certaines régions sont saturés, les commerces de centre-ville se meurent et les problèmes de criminalité et de qualification des emplois deviennent de plus en plus saillants.
Continuer à ouvrir des centres commerciaux à ce rythme est un non sens à tout point de vue ; Depuis 2007, la crise économique a affecté durement la consommation des ménages entrainant une paupérisation de la classe moyenne. Le consommateur se détourne de ce format de magasin et les nouvelles formes de commerce progressent à grande vitesse. Les sites de ventes privées explosent et le commerce en ligne se développe désormais sur tous les créneaux. Même l’alimentaire fait la part belle au commerce en ligne à travers le format des 2300 drives de France. Le commerce électronique qui n’existait pas il y a 16 ans, grignote des parts de marché au commerce de détail pour en représenter 24% en 2020 contre moins de 5 % en 2010.
Depuis 5 ans, dans un contexte de baisse de la consommation, la fréquentation des centres recule mais leur nombre continue d’augmenter dangereusement, avec eux, les m² (+8% entre 2006 et 2011 selon l’institut Xerfi). Des centres commerciaux deviennent des centres fantômes faute de clients et les derniers nés ne sont pas à la hauteur des attentes. A Rosny sous Bois, le Centre Commercial Domus dédié à l'équipement de la maison, ouvert  en mars 2006 (60 000 m² sur 3 niveaux pour 60 magasins) ne compte aujourd’hui plus que 20 magasins qui peinent à subsister. Le dernier né le centre « urbain chic » So Ouest à Levallois-Perret, ouvert en octobre 2012 ne parvient pas à faire revenir ses visiteurs tant le centre est limité en terme d’offre, la restauration pauvre et le parking cher (5.4€ pour une 1 heure et 14 minutes un samedi matin d’octobre).

La démesure des temples de la consommation 


Le projet Aéroville est tellement pharaonique à l’échelle de notre région Ile de France qu’on ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec l’histoire financière récente et le fameux aléa moral bancaire. Au plus fort de la crise, les banques les plus grosses, baptisées banques systémiques ont été considérées comme trop importantes pour faire faillite (« too big to fail »). Dès lors, elles ont été soutenues par la collectivité et ont bénéficié d’une garantie publique sur la continuité de leur activité les plaçant au dessus des lois, de l’intérêt général et de l’état de droit. Cette course à la taille serait donc un puissant moyen de faire valoir de puissants intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général de notre société démocratique.
Aéroville est le plus grand centre commercial inauguré en Ile-de-France depuis vingt ans c’est-à-dire depuis Val d’Europe, à l’Est de Paris. L’investissement, incubé pendant 8 ans, atteint 355 M€, pour un complexe de 84.000 m² de surface commerciale avec 200 boutiques, 30 restaurants et un multiplexe de 2 500 places de cinéma répartis sur 12 salles. Les médias le présentent comme Le centre commercial du futur ; finis les espaces clos et les galeries commerciales étriquées, place au gigantisme et à la démesure. Les concepteurs et parties prenantes du projet attendent 12 Millions de visiteurs par an. Ce n’est pas comparable, mais on serait à mi-chemin entre la fréquentation de la Tour Eiffel  avec ses 7M de visiteurs payants et les 16 M de visiteurs de Disneyland Paris après 20 ans d’exploitation.
Ce nouveau temple de la consommation, cette  « offre nouvelle et différente, dont le maître-mot est : L'évasion » a ouvert ses portes, à 20 km de Paris dans une zone de chalandise réputée difficile, desservie par une autoroute A1 complètement saturée et impraticable aux heures de pointes. En plus du bassin d’habitation local, soit 1,8 million de personnes seulement dans un rayon de 30 minutes, le centre compte sur les 120.000 salariés de la Plateforme de Roissy et les passagers en longue correspondance sur l’aéroport CDG en escale dans les hôtels de Roissy. Notez que ca va être un challenge au regard du droit du travail français que d’attirer les touristes en transit dont les vols de nuit arrivent en principe après 20 h et repartent avant 10h du matin. On l’a compris, les chiffres anticipés sont inatteignables et encore moins après l’ouverture prévue en 2014 de la Bongarde, le nouveau centre commercial de Villeneuve la Garenne à 4 km de Paris, le deuxième des Hauts de Seine, l’un des plus grands chantiers de la région. L'opération mobilise 290 M€ et accueillera un hypermarché de 12000 m², dix moyennes surfaces et 150 boutiques et restaurants sur un terrain de 5 hectares. Il viendra vampiriser  la zone commerciale des Chanteraines et ses 11 boutiques dédiées aux biens et d'équipements de la maison et de la personne située à quelques centaines de mètres.

Le monde a changé et le grand format décentralisé n’est tout simplement plus adapté à notre mode de consommation. Il faut favoriser l’attractivité du commerce et de l’artisanat en centre-ville et au cœur des quartiers et mettre tout en œuvre pour concevoir des constructions urbaines, autrement. Il est fondamental qu’une réflexion riche se développe sur ce sujet et que la société civile dans toutes ses composantes se mobilise ; l’ile de France ne doit pas chercher à rivaliser avec « Dubai Mall » et notre démocratie reprendre la main sur la dictature des intérêts particuliers. Ce n’est pas parce qu’on aura un gros centre commercial qu’on sera un grand pays ou une grande région, bien au contraire.