La bataille informationnelle autour de la protection sociale

Le 13 juin dernier, le Conseil Constitutionnel a ouvert le marché de la protection sociale des salariés aux sociétés d’assurance privées et bancaires. Cette décision illustre une victoire remarquable de ce secteur dans une guerre d’influence toujours d’actualité. Il faut dire que les enjeux sont de taille : ce marché représente plus de 15 millions de salariés du secteur privé et 43,5 milliards d’euros (cf. note 1).

L’offensive des assureurs
Les attaques des assureurs pour conquérir ce marché ne sont pas nouvelles. Elles ont été d’abord d’ordre juridique. En effet, le marché de la protection sociale collective était, jusque là, verrouillé au profit des institutions de prévoyance (cf. note 2) par le jeu des clauses de désignation (cf. note 3). Ces clauses sont donc régulièrement contestées devant notre juridiction et devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (cf. note 4). En vain : les protagonistes privés sont chaque fois déboutés et les clauses de désignation déclarées licites au regard de leur objectif de solidarité et de l’intérêt général qu’elles visent.
Mais, cette année, la guerre s’est durcie, avec des stratégies remarquables.
Régulièrement, le baromètre CSA - Europ Assistance (assureur privé), largement relayé par les médias (et pour cause : le CSA est un institut de sondages et d’études, filiale du Groupe Bolloré) annonce une propension croissante de Français renonçant à se soigner faute de moyens suffisants (cf. note 5). Sur ce constat, couplé d’un contexte économique difficile, sans grain à moudre, sous un Gouvernement socialiste qui souhaite tenir ses promesses de dialogue social, les partenaires sociaux ont signé un ANI le 11 janvier 2013 (cf. note 6). L’avancée sociale tant attendue de cet accord consiste en la généralisation la couverture complémentaire des frais de santé à adhésion obligatoire pour les salariés couverts par une convention collective.
Certes, cet ANI étend le marché de la protection sociale complémentaire aux quelques 4 millions de salariés (cf. note 7) qui ont souscrit un contrat individuel en complémentaire santé, qui vont donc passer sous un régime collectif, mais il n’ouvre pas aux assureurs ce marché toujours « protégé »  par le bouclier des clauses de désignation.
Toutefois, cet accord a bien offert un nouvel angle d’attaque aux assureurs pour faire tomber ces clauses.
Ainsi, le délai nécessaire à la transposition de cet accord en loi a été mis à profit par un remarquable travail d’influence du secteur de  l’assurance privée mobilisé sur deux fronts.
La FFSA, la CSCA et l’Agéa (cf. note8) ont fondé une association, l’APAC (Association Pour l’Assurance Collective www.apac-asso.fr), qui a saisi l’Autorité de la Concurrence afin qu’elle émette des recommandations pour garantir le principe de libre concurrence des acteurs du marché de l’assurance collective et la liberté des employeurs de retenir le prestataire de leur choix.
Puis, elles ont constitué le collectif « Sauvez les abeilles ». Ce collectif de courtiers, brandissant la menace d’emplois en péril dans la profession, a organisé de nombreuses manifestations ciblées dans plusieurs villes de France. Il a ainsi obtenu suffisamment de signatures de parlementaires pour un recours devant le Conseil Constitutionnel.
Et le 13 juin dernier, coup de théâtre : le Conseil Constitutionnel n’a certes pas empêché la promulgation rapide de la nouvelle Loi, mais a rendu inconstitutionnel l’article 912-1 du Code de la Sécurité Sociale fondateur du mécanisme des clauses de désignation, s’appuyant tout naturellement sur les recommandations favorables de l’Autorité de la Concurrence.
Les clauses de désignations sautent : les entreprises vont donc pouvoir s’adresser selon leur choix aux institutions de prévoyance, aux mutuelles, mais aussi aux sociétés d’assurance privées ou bancaires pour couvrir leurs salariés, aujourd’hui en matière de santé, et demain, en matière de prévoyance lourde (décès, veuvage, handicap, dépendance…). Nul doute que les tarifs évolueront selon la taille des entreprises et la nature de leurs risques…

Fin du premier round. Assureurs : 1 – IP : 0
Rebondissement en octobre : les institutions de prévoyance ont réagi face à ce désastre.  Certes, la presse sociale spécialisée s’est indignée tout l’été, mais qui l’a entendue   ou relayé  (trop de technicité du débat, sans doute) ?  La riposte fut également menée sur deux fronts, côté employeurs et côté syndicats de salariés, à l’image de la gouvernance de ces institutions. Piloté discrètement par le CTIP et l’OCIRP (cf. note 9), un collectif, le CLEM  (Comité de Liaison des Entreprises pour la Mutualisation) constitué de 11 organisations d’employeurs représentant plus 4 millions de salariés s’est mis en place. Sans bruit médiatique, ce comité  a commandité une étude actuarielle sérieuse qui démontre que cette liberté a un prix : +10% en moyenne pour la couverture complémentaire santé et +25% leur couverture en prévoyance collective, sachant que cette augmentation se partage entre employeurs et salariés…
Ce comité a adressé cette étude au Président de la République, au Conseil Constitutionnel et au Gouvernement (Premier Ministre et Ministres concernés). Parallèlement, les syndicats de salariés à la gouvernance des institutions de prévoyance ont été auditionnés à leur demande par la Ministre des Affaires sociales et de la Santé.
Ainsi, le 23 octobre dernier, un amendement au Projet de Loi de Finance de la Sécurité Sociale porté par Marisol Touraine a été déposé à l’Assemblée Nationale. Il propose que la clause de désignation soit remplacée par la « clause de recommandation », assortie d’un levier fiscal persuasif.
L'amendement permet la possibilité, lors d’un accord de branche, de recommander, suite un à appel d’offre loyal, un ou plusieurs organismes assureurs quelque soit sa nature (assureurs, mutuelles ou IP). Les employeurs gardent le choix de suivre cette recommandation ou pas. Au quel cas, leur forfait social sur les contributions patronales de prévoyance complémentaire (cf. note 10) serait majoré au taux de 20% au lieu de 8%.
Le paradigme de notre protection sociale change, l’impact sur notre échiquier social, comme notre échiquier économique commence.

Notes :
1)    Sources : DRESS (les comptes de la protection sociale en France en 2011)  - Rapport annuel du CTIP 2012 - INSEE (Enquête emploi en continu et Population active occupée en 2011).
2)    Institution de prévoyance : organisme d’assurance régi par le Code de la Sécurité Sociale à but non lucratif et à gestion paritaire – Il s’agit  principalement des groupes Pro-BTP, Malakoff-Médéric, AG2R, Humanis, Klésia, Réunica etc.
3)    La particularité de notre régime de prévoyance collective repose sur l’article 912-1 de notre Code de la Sécurité Sociale fondateur du mécanisme des clauses de désignation, qui permettent aux partenaires sociaux négociateurs d’un accord de branche d’imposer aux entreprises affiliées au secteur d’activité en question comme assureur une institution de prévoyance. En contrepartie, selon le principe de mutualisation des risques, cet organisme d’assurance désigné est tenu de couvrir tous les salariés de ce secteur, sans restriction ni questionnaire médical, sur la base d’un tarif unique, très intéressant et de services liés à sa forte action sociale.
4)    L’Arrêt du 3 mars 2011 de la Cour de Justice de l’Union Européenne  (CJUE, 3 mars 2011, aff. C 437/09, AG2R Prévoyance c/Beaudout Père et fils SARL).
5)    Le 7ème baromètre a été publié le 15 octobre 2013 : 75% des français auraient ainsi renoncé à se soigner en 2013.
6)    ANI (Accord National Interprofessionnel) du 11 janvier 2013 « pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés ».
7)    Source IRDES : Panorama de la complémentaire santé collective en France – Novembre 2012.
8)    FFSA (Fédération Française des Sociétés d’Assurance), CSCA (Chambre Syndicale des Courtiers d’Assurance) Agéa  (Fédération nationale des agents généraux d'assurance).
9)    CTIP (Centre Technique des Institutions de Prévoyance) - OCIRP  (Organisme Commun des Institutions de Rente et de Prévoyance).
10)    Ce forfait social est une cotisation à la charge de l’employeur qui s’applique à certaines formes de rémunération. En effet, la prise en charge par l’employeur d’une partie du coût de la prévoyance complémentaire est considérée comme une forme de rémunération.