Les défis autour de l'exportation du Rafale

Bien que résolument en pointe dans nombre de domaines industriels, la France peine à exporter ses produits high-tech souvent par mépris des priorités de ses clients potentiels ou par manque d’une stratégie d’influence réactive, dans un milieu international hautement concurrentiel. Les aléas de l’exportation du Rafale pourraient s’avérer emblématiques de ce manque de savoir-faire « à la française ».

 

Le Rafale : une merveille technologique.
Fruit de l’expertise et du travail de plus de 500 entreprises françaises, le Rafale est un véritable concentré de technologies d'avenir, comme le souligne volontiers Dassault Aviation (17 technologies dites stratégiques sur les 22 recensées par l'Institut of Science de la Maison Blanche, aux Etats-Unis).
Cet aéronef bénéficie effectivement des tout derniers savoir-faire en termes de radar, de furtivité et d’autoprotection grâce au SPECTRA (Système de Protection et d'Evitement des Conduites de Tir du Rafale). Conçu pour la reconnaissance, l’interception, l’attaque air-sol et air-mer ou la frappe nucléaire, le Rafale peut être utilisé aussi bien pour la défense du théâtre national que pour des missions offensives en milieu interalliés. Dans le cadre d’un test organisé par les Pays Bas, cet avion de combat a d’ailleurs reçu une évaluation de 6.95 contre 5.83 pour l'Eurofighter et 5.80 pour le F16. En service depuis 2000 au sein des forces armées françaises, condition sine qua non pour le proposer à l’export, il a démontré sa parfaite capacité à intervenir en opérations extérieures tant en Afghanistan qu’au Mali.
Pourtant, le Rafale ne parvient à remporter aucun contrat à l’exportation : au-delà de la problématique purement technique de la transformation d'un avion destiné à la France en version exportable – opération qui, selon le PDG de Dassault Aviation, « demande une adaptation qui n'a rien de simple » - se profile une question plus subtile d’adaptation de l’offre à la demande réelle, voire de décryptage réaliste des spécificités politiques et culturelles de chaque pays.

 

Une exportation semée d’embuches.
Les raisons justifiant les échecs à l’exportation du Rafale sont, à en croire Dassault Aviation ou la Direction générale de l’armement (DGA), multiples et exogènes : la faiblesse du dollar face à l'euro, qui joue systématiquement en faveur de nos concurrents outre-Atlantique ; la puissance politique et diplomatique des Etats-Unis, qui fait que « le bambou penche toujours du côté de celui qui pousse le plus fort » ; etc.
Sans revenir sur le débat monétariste, il est certain que l’Etat américain met tout son poids dans la balance pour remporter des marchés, notamment ceux à connotation militaire. Ainsi, en Corée du sud, lorsque le Rafale s’est montré techniquement meilleur que le F-15 pendant la série de tests, nos concurrents américains n'ont pas hésité à rappeler à la Corée du Sud que sa sécurité régionale reposait, en grande partie, sur la présence bienveillante des forces américaines au Japon et en mer de Chine. Une opportune modification des critères d'évaluation sud-coréens a dès lors permis aux chasseurs F-15 de remporter l'appel d'offre. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, en 2005, la France a aussi perdu le contrat singapourien au profit du F-15 de Boeing, subtilement baptisé « SG » (Singapour) pour flatter l’ego de l’acheteur et souligner le caractère désormais « unique » de cet avion parfaitement adapté aux spécificités d’une nation.
Certains parleraient de stratégie d’influence déloyale mais l’information étant ouverte, accessible à tous, il ne tient qu’aux acteurs français politiques et industriels de tenter de contrebalancer ces arguments par une offre à plus haute valeur ajoutée (cf. note 1).
De même, les difficultés du Rafale à l’exportation sont parfois imputées aux attaques violentes orchestrées par ses concurrents européens : le « Rafale bashing », qui consiste à dénigrer les vertus de l’avion de combat français, est en effet toujours d’actualité outre-Manche. Le magazine Eurofighter World par exemple affirme dès 2010 que le Typhoon a émergé, « presque à chaque fois », avec des « performances significativement supérieures » au cours de plusieurs combats aériens simulés. Ce genre d’article, basé sur des moyens de simulation anglais, a sans aucun doute un impact sur les potentiels acheteurs de Rafale. Dassault aurait pourtant les moyens de se défendre : à la même époque à Solenzara, les Rafale de l’EC-1/7 « Provence » ont infligé une correction sans appel en combat canon aux Typhoon britanniques (9 victoires pour une défaite). Le projet d’échange de pilotes de chasse entre la Grande Bretagne et la France sur des avions rivaux aurait-il convaincu Dassault de ne pas contre-attaquer ? En outre, l’effet de ces offensives journalistiques n’est-il pas largement contrebalancé par les remarquables résultats du Rafale en opérations extérieures ?
Cet argumentaire fataliste, imputant systématiquement les échecs à des facteurs endogènes et incontrôlables, a trouvé ses propres limites : non seulement certains pays qui ne sont pas en situation de « captivité géopolitique » ont renoncé à l’achat du Rafale mais surtout les exportateurs français ont récemment connu l’échec sur un marché particulièrement bienveillant, sans appel d’offres ni concurrent.

 

Une approche désuète de l’intelligence économique ?
En toute logique, un vendeur doit s’efforcer d’adapter son offre aux besoins de l’acheteur et non l’inverse. Il est sans doute temps d’adapter la célèbre formule : "Dassault ne vend pas d'avions, on lui achète des avions" et d’adopter une stratégie davantage basée sur la « comprehensive approach » (cf.note 2) pour paraphraser l’OTAN.
En effet, si la polyvalence incontournable et poussée à l’extrême du Rafale représente un avantage indéniable pour le marché de Défense français, cette caractéristique diminue aussi très sensiblement le nombre d’acheteurs potentiels. L’aéronef multi-rôle correspond parfaitement aux besoins des pays dits « développés » désireux de renouveler leur flotte (Pays-Bas, Suisse) ou aux attentes de pays émergents, avides de développer leur puissance militaire et économique (Brésil, Corée du Sud, Inde). En revanche, les pays aux ambitions plus modestes ne sauraient accepter de payer le prix fort alors que certaines capacités du Rafale ne leur serviront vraisemblablement à rien.
Le manque de discernement global ou d’effort de décryptage des signaux émis par les divers acheteurs transparait dans l’affaire marocaine. En réaction à la modernisation de la flotte militaire algérienne, le roi Mohammed VI avait promis début 2006 au président Jacques Chirac d'acheter le Rafale. Cependant, sur ce marché réputé d’emblée « imperdable », d’éminents acteurs de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française ont commis de telles maladresses que le marché a finalement été remporté par les F16 américains. Ainsi, Dassault et la DGA ont mené séparément les négociations puis respectivement proposé, pour 18 Rafale, un contrat de 1.83 milliards d'euros et une offre d’un montant inférieur de 300 millions d'euros. Malgré cette incohérence, en avril 2007, un protocole d'accord pour l'achat du Rafale subsiste encore … jusqu’à ce que la France refuse d’apporter une aide financière au Maroc (cf. note 3). Les Américains se glissent alors dans la faille : Washington s’engage à soutenir la position de Rabat sur le Sahara occidental, organise un don de 700 millions de dollars au Maroc via l'organisation Millenium Challenge Corporation, agence gouvernementale d'aide aux jeunes démocraties et propose, in fine, une aide financière à hauteur de plus d'un tiers du montant du contrat (24 F-16 pour 1.6 milliards d'euros). Grace à leur intelligence de situation pluridimensionnelle, les Etats-Unis ont une nouvelle fois privé la France d'une vente de Rafale.

Tous les espoirs reposent désormais sur l’Inde …
En nommant début 2013 Eric Trappier, Directeur Général International et vendeur en chef du Rafale, au poste de PDG de Dassault Aviation, le groupe français a désormais clairement affiché l’export du Rafale comme sa priorité stratégique : compte tenu des restrictions budgétaires prévues en France, il est plus que jamais vital pour l’industriel et ses sous-traitants hexagonaux de conclure la vente de 126 appareils en Inde et de gagner les appels d’offres au Brésil, aux Emirats Arabes Unis et en Malaisie.
La mort récente du principal négociateur indien retardera, au pire, la signature du contrat de quelques mois. La récente chute de 20% de la roupie ne devrait pas non plus tout remettre en cause. En effet, Dassault semble avoir tiré des leçons de ses précédents échecs : l’industriel a judicieusement prévu d’intégrer à son offre des « offsets » (cf. note 4) ou compensations industrielles, qui représentent 50 % de la valeur de ce contrat évalué entre 10 et 15 milliards de dollars. Selon les prévisions, 108 des 126 Rafale seront fabriqués et assemblés en Inde par l’industrie locale avec, en chef de file, Hindustan Aeronautics Ltd (HAL) leader indien de l’aéronautique. Il s’agit d’une condition incontournable pour emporter la vente puisque la loi indienne impose que 50 % de la valeur du contrat soit sous-traité à l’industrie indienne...
Toutefois, la prudence reste de mise. Les négociations impliquent une véritable coordination entre tous les acteurs privés et publics français pour éviter une déconvenue de type Maroc. Et, comme le soulignait à juste titre Charles Edelstenne, PDG de Dassault Aviation jusqu’en décembre 2012, le choix d’un avion de combat est toujours une décision politique qui prend en compte la qualité des relations bilatérales. Ainsi, le développement d’un partenariat stratégique entre l’Inde et la France a sans doute contribué à la présélection du Rafale. On peut espérer qu’il en sera de même au Brésil … A contrario, les critiques de la France du secret bancaire suisse (pour des raisons de politique intérieure) auraient sans doute joué dans le choix de la Suisse de s’orienter vers l’avion suédois Gripen : si ses performances s’avéraient insuffisantes, les Helvètes seraient susceptibles de reconsidérer l’achat du Rafale.
En outre, les Etats-Unis sont très présents en Inde avec pas moins de sept bureaux de l’US Commercial Service dont le rôle est d’identifier, au profit des entreprises américaines, les opportunités locales mais également d’aider les entreprises indiennes à identifier les pôles du savoir-faire américain pour mieux en bénéficier. Visiblement la volonté des Etats-Unis de s’impliquer à tous les niveaux est encore une fois prégnante, même au niveau politique : l’ambassadeur américain présent en Inde lors des précédentes négociations, gagnées par la France, aurait d’ailleurs été limogé sur le champ.
Enfin, les principaux acteurs économiques français ne pourront pas faire l’économie d’une réelle remise en cause de leur philosophie de vente à l’exportation : l’intelligence économique s’apprend et se travaille. La qualité intrinsèque d’un produit high-tech ne suffit pas ou plus : il faut impérativement analyser les besoins réels du client, les anticiper parfois plutôt que de lui reprocher de n’avoir pas su les exprimer clairement et adapter son approche à ses spécificités économico-culturelles, en veillant à ne jamais faire preuve d’une morgue déplacée. Ainsi, oubliant l’effet dévastateur des petites phrases notamment dans des pays culturellement sensibles au complexe de supériorité technologique occidental, certains cadres de Dassault auraient déjà publiquement exprimé « des doutes » sur la capacité du groupe indien à assurer la fabrication d'un appareil aussi sophistiqué que le Rafale…
Le chemin vers l’exportation promet d’être encore chaotique mais gardons espoir : le Rafale reste « le meilleur avion du monde ».

Denis Contal

  

Notes

 

 

 


  1. A titre indicatif, l'un des éléments clés d'un éventuel succès tricolore au Qatar portera sur la formation des pilotes, peu ) nombreux sur place. Comme le soulignait un responsable du dossier en août 2013 dans La Tribune : "Il faudra présenter un dossier solide sur la formation".

  2. Doctrine de l’approche globale qui consiste à planifier une opération en prenant d’emblée en compte tous les volets d’un dossier, y compris les enjeux non militaires (Political, Military, Economic, Social, Information, and Infrastructure PMESII).

  3. Inopinément privé du soutien promis par les Emirats Arabes Unis et l'Arabie Saoudite.

  4. « La compensation industrielle, sous sa forme offset, est un moyen [pour les groupes industriels des pays développés] de conserver l’influence sur certaines zones ou d’en pénétrer de nouvelles, avides de hautes technologies et soucieuses donc de combler leur fracture technologique. L’absence de cette pratique conduit à une perte récurrente de parts de marchés et empêche les firmes de rentabiliser leur technologie souvent coûteuse » (in Les pratiques d’offset et les grands groupes français, Etude de l’Ecole de guerre économique, 2011).

  5. A cet égard, le discours des industriels européens (Dassault en particulier) sur l’achat des drones américains par le gouvernement français est révélateur : plutôt que de s’interroger sur la stratégie de communication mise en œuvre pour mettre en exergue l’avancée du nEUROn, l’industriel déplore : "Je n'ai pas vu de besoins communs exprimés vers nous (industriels) qui couvrent les besoins allemands, français et britanniques. Cette demande n'existe pas" (in Revue Challenges, mai 2013).

  6. Discours du général Paloméros, chef d’état-major de l’armée de l’air, en décembre 2012.


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