Déstabilisation informationnelle des entreprises occidentales au Bangladesh

Ce billet rebondit sur l’excellent papier d’Olivier Cimelière sur le blog du communicant

L'effondrement du Rana Plaza, à Savar, le 24 avril, dans la banlieue de Dacca, a engendré une terrible tragédie industrielle au Bangladesh, le deuxième exportateur au monde de vêtements. Le bâtiment abritait cinq ateliers de confection qui employaient plus de 3 500 ouvriers parfois payés moins de 40 dollars par mois. L'accident a fait 1 127 morts, principalement des femmes. La répétition de ce genre d'incidents depuis plusieurs années (2000 morts depuis 2005), l'ampleur du drame et l'émotion suscitée par la catastrophe (la dernière victime de la tragédie est morte sous les yeux des sauveteurs qui cherchait à la sortir des décombres.) ont engendré une vague de contestations et  des grèves dans le pays ainsi qu’une campagne médiatique contre les entreprises occidentales qui sous-traitent une grande partie de leurs productions dans ce pays (60% des exportations vers l'Europe).

L’attaque sur les chartes éthiques

La stratégie des syndicats bangladais, face à l'inertie du gouvernent et l'impunité des industriels locaux a donc été de se tourner vers les grandes marques étrangères pour dévoiler leurs accommodements et mettre en cause le décalage entre leurs chartes éthiques  et la réalité du terrain. Cette campagne de communication en lien avec un consortium d'ONG occidentales (Clean Clothes Campain, Ethique sur l'étiquette, Peuples solidaires...), l'association des entreprises bangladaises et surtout les syndicats IndustriAll (50 millions de travailleurs dans 50 pays), et UNI Global (20 millions) est parvenue  à faire plier 31 entreprises majeures de l'industrie textile occidentale dès le 15 mai. Ces dernières ont accepté de signer un accord pour la sécurité des usines et qui permettra de mener plus de contrôles   Il s'agit d'une déclaration contraignante : création d'un comité chargé de nommer un inspecteur indépendant qui effectuera des contrôles de sécurité et une liste des fournisseurs locaux sera tenue à jour. Il en coûtera aux marques signataires 500 000 euros par an sur cinq ans pour financer ces inspections et les mises aux normes à réaliser. Les entreprises contrevenantes sont susceptibles d'être sanctionnées. Cet accord est donc une réelle avancée même s’il ne porte, que sur la sécurité des usines «officielles» travaillant pour les signataires. Mais pas sur la sous-traitance, généralisée au Bangladesh.
Il est intéressant de noter l'attitude des entreprises occidentales dont les étiquettes ont été retrouvées parmi les décombres. Les opposants aux règlementations internationales du travail estiment généralement que relever  artificiellement les coûts de fabrication dans les pays pauvres nuit aux bénéficiaires supposés, en détruisant des emplois. Pour les partisans d’une mondialisation déréglementée, les travailleurs sont alors confrontés à des options pires (vie dans la rue et prostitution). S’il est vrai que ces usines représentent parfois encore pour ces femmes une forme d'émancipation, l'ampleur du drame humain et les dangers que représentent ces structures rendent cet argument provisoirement irrecevable. Quant à celui de la défense du pouvoir d'achat des consommateurs occidentaux, l'analyse de la répartition des bénéfices de cette industrie le remet largement en cause. Ainsi entre 2000 et 2006, les coûts de vente du textile ont augmenté de 0,8% tandis qu'au même moment, les coûts de production diminuaient de 67%. Un « record » accompli en très grande partie grâce aux transferts de production vers les pays les moins-disants en termes de coûts salariaux et de sécurité.

Les divergences de stratégies informationnelles
En partant de ce constat, on peut distinguer trois positionnements stratégiques chez les donneurs d’ordres occidentaux face à ce drame et à la signature de cet accord.
En premier lieu, les initiateurs. Certaines marques ont tout de suite compris l'ampleur du drame humain et ont choisi de communiquer tout de suite en reconnaissant leur responsabilité. A titre d'exemple : L’irlandais Primark qui reconnaît rapidement sa responsabilité et s'engage à indemniser les familles des victimes. Le groupe canadien Loblaw, le britannique Premier Clothing et l'espagnol El Corte Inglès font de même, imités à leur tour par le canadien Joe Fresh, l'anglais Bon Marché, l'allemand Kik et le danois Texman. H&M ainsi que le groupe espagnol Initex (propriétaire de Zara), s'ils ne sont pas les premiers à reconnaître leurs torts vont s'engager très tôt dans le processus de négociation à Genève avec l'OIT. Ces deux acteurs majeurs du marché  vont impulser le mouvement de ratification et leur rôle sera même reconnu par le syndicat  IndustriALL qui a conduit les négociations. Le groupe espagnol Inditex en profite pour communiquer sur sa responsabilité sociale :"L'accord n'est pas publié mais, comme vous le savez, nous avons joué une part très active dans son développement". Pour ces marques signataires, c'est l'opportunité de redorer un blason nettement terni.
Un deuxième groupe de donneurs d'ordres s'est réfugié dans une guerre de position informationnelle, niant leur implication avant de céder face à la pression médiatique et de signer l'accord. Le cas de Benetton est à cet égard symptomatique de l'attitude adoptée par la majorité des entreprises durant cette crise. Dans un premier temps, elle nie farouchement toute collaboration commerciale avec l'usine en ruine en déclarant qu’aucune des entreprises présentes sur place n'était l'un de ses fournisseurs. Cette version est contredite par la publication de photos d'Associated Press et de l'AFP montrant des chemises estampillées Benetton. La marque procède à un rétropédalage en règle et se souvient opportunément d'une commande exceptionnelle passée quelques semaines auparavant avant de se réfugier de nouveau dans le silence. Cette attitude tranche avec les campagnes de communications provocantes pour lesquelles la marque italienne s'est rendue célèbre et constitue d'ailleurs un angle d'attaque bien exploité lors de la campagne médiatique. Autre marque adepte de la dénégation, C&A pourtant déjà concernée par un incendie en novembre 2012 (112 morts) et qui balaie d'un revers de main l'hypothèse de son implication au Bangladesh. Carrefour également  qui prend soin d’annoncer le lancement  d’une « enquête approfondie » tout en rappelant sa charte éthique et la présence de 50 auditeurs implantés au Bangladesh. Ces deux enseignes finiront par ratifier l’accord du 15 mai. Cette crise informationnelle nous montre que la communication responsable  est désormais une exigence sociétale capable de modifier l'image des géants du secteur auprès des consommateurs. Image qui devient visiblement un enjeu de compétition entre les entreprises Le groupe allemand Adidas a ainsi déployé un dispositif d'alerte original à destination des salariés de ses sous-traitants. En cas d'abus ou d'infraction, les ouvriers ont la possibilité d'envoyer un SMS à une ONG, partenaire d'Adidas. Testé depuis plusieurs mois en Indonésie, le projet est en passe d'être décliné au Vietnam et au Bangladesh.

Le front du refus de détaillants nord-américains
Un troisième groupe refuse l'accord mais pour ne pas apparaître insensible au problème annonce des contrôles internes. Il s'agit pour la plupart de détaillants nord-américains, principalement de Gap et de Walmart. Il annonce le lancement sa propre campagne d'inspection des 279 usines travaillant pour lui au Bangladesh, en promettant que le résultat des inspections sera rendu public. Tout en affirmant que sa méthode donnera des résultats plus probants que la démarche européenne, plus exhaustive mais plus longue à mettre en place. Ce sont probablement les avocats de chez Walmart qui ont recommandé la prudence. Compte tenu de la culture judiciaire américaine, ils craignent qu'un nouveau drame se traduise par un procès long et coûteux.  Le groupe américain s'inscrit aussi probablement dans sa traditionnelle politique de combat anti-syndical. Cette position paraît difficilement tenable. La percée du texte illustre les limites des auto-contrôles,  audits sociaux ou techniques auxquels les multinationales ont recours. UNI Global Union et IndustriALL rappellent que les ateliers de Tazreen et de Rana Plaza, avaient passé avec succès des audits sur les conditions de travail.