Autopsie d’une manipulation informationnelle en Suisse

Les faits


Premier juillet 2012, le quotidien suisse SonntagsZeitung révèle l’utilisation de grenades à main suisses en Syrie. Le 04 juillet 2012, après avoir identifié le lot de grenades et son destinataire initial, le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) – centre de compétence de la Confédération suisse pour les questions de politique économique – annonce la suspension de toutes les exportations de matériel de guerre vers les Emirats arabes unis, au motif que ces derniers n’ont pas respecté un accord de non-réexportation. Si certains médias, et parmi eux le site LesObservateurs.ch, ont vu, dans ces grenades, la preuve de l’implication de puissances étrangères dans le conflit syrien, Knowckers.org propose, aujourd’hui, une autre grille de lecture à cette « apparition explosive ».

En effet, parmi les entreprises suisses touchées par la décision du SECO, se trouve l’entreprise aéronautique Pilatus, spécialisée dans les avions militaires d’entrainement. « Manque de chance » pour cette dernière, car au même moment, le Yak-130, avion militaire d’entrainement russe, et concurrent direct du PC-21 de Pilatus, se lance dans une grande campagne de séduction au Royal International Air Tattoo puis au salon aéronautique de Farnborough (l’équivalent du salon du Bourget les années paires). Décryptage d’une attaque informationnelle bien amenée mais néanmoins manquée…
Une étude, disponible sur le site Infoguerre.fr et intitulée «  Rosoboronexport : les ventes d’armes au service du renouveau de la Russie », permet de poser le cadre de cette attaque. En effet, cette étude démontre d’une part que Rosoboronexport (ROE) - structure d’Etat chargée de la commercialisation de l’ensemble de l’industrie de défense russe - « a lancé, entre 2006 et 2010, une offensive sur les marchés internationaux avec pour cibles principales trois régions à fort potentiel d’acquisition de systèmes d’armes : l’Amérique latine, le Moyen-Orient et l’Asie » et d’autre part que « la même ROE a remporté, entre 2005 et 2010, ses premiers contrats au Moyen-Orient ; les Emirats arabes unis, le Qatar ou encore l’Arabie saoudite étant devenus ses clients ».

L'interférence possible avec un contrat d'armement


En 2012, au moment où les grenades suisses apparaissent en Syrie, les trois Etats précédemment cités ont choisi ou s’apprêtent à choisir le nouvel avion militaire d’entraînement appelé à équiper leurs forces aériennes respectives. Le choix s’offrant à ces Etats est de lui-même limité, puisque de nombreux constructeurs ont abandonné le marché des avions militaires d’entraînement ; marché jugé, en effet, moins rentable puisque « victime » de la réduction du nombre d’avions de combat dans les différentes forces aériennes. Néanmoins, la concurrence reste vive entre les principaux acteurs du marché, parmi lesquels se trouvent le suisse Pilatus (PC-21), le russe Yakovlev (Yak-130), l’italien Aermacchi (M-346, version dérivée du Yak-130) ou encore le coréen KAI (T-50 Golden Eagle).
Cependant, jusqu’à ce premier semestre 2012, le bilan à l’international est sans appel. D’un côté, le PC-21 de Pilatus a déjà séduit la République de Singapour (19 avions livrés courant 2008), les Emirats arabes unis (25 avions commandés en 2009 et déjà livrés, mais des pièces détachées ainsi que des services d’entretien doivent encore être fournis) et l’Arabie saoudite (55 avions commandés en mai 2012). De l’autre, le Yak-130 de Yakovlev a certes été choisi par l’Algérie (16 avions commandés en 2006) et par la Syrie (36 avions commandés en janvier 2012), mais les autres Etats, soi-disant intéressés, n’ont pas encore poussé plus avant les négociations. Comment, dès lors et en se plaçant du côté russe de l’échiquier, inverser un tel bilan défavorable ?

Point faible identifié dans la « neutralité » suisse


Dès la révélation de la présence de grenades à main suisses en Syrie, l’ensemble de la presse helvétique et certains parlementaires s’emparent du sujet pour relancer le débat sur la vente d’armement suisse. Ce n’est d’ailleurs que de justesse, comme le rapporte le quotidien La Liberté, que la Commission de politique extérieure du Conseil national (la chambre basse de l’Assemblée fédérale suisse), réunie le 03 juillet 2012, « refuse de déposer une motion chargeant le Conseil fédéral de contrôler l’ensemble des exportations de matériel de guerre des dix dernières années vers des pays du Moyen-Orient, et de suspendre toutes les exportations vers ces Etats ». Le point faible a bien été identifié. En effet, la Suisse - en raison ou à cause de sa politique de neutralité et de son statut de dépositaire des Conventions de Genève ? - est assez prudente, pour ne pas dire frileuse, lorsqu’il s’agit d’exportations d’armes et a tendance à bloquer lesdites exportations en attendant de faire la lumière sur d’éventuelles violations; de quoi certainement refroidir ou faire hésiter certains acheteurs potentiels... Cette tendance s’est d’ailleurs déjà vérifiée, en 2011 dans le cas de munitions suisses transmises sans autorisation par le Qatar aux rebelles libyens (levée de l’interdiction d’exporter après 6 mois) ou encore en 2005 pour des obusiers blindés transmis sans autorisation par les Emirats arabes unis au Maroc (levée de l’interdiction d’exporter après une année environ). Le 04 juillet 2012, cela se vérifiera encore, avec la suspension, déjà mentionnée en début d’article, des exportations par le SECO.  A cette frilosité, s’ajoute encore dans le cas des avions Pilatus une crainte que ces derniers puissent être armés. Rien de cela côté russe, puisque le Yak-130, se présente lors du Royal International Air Tattoo des 7 et 8 juillet 2012 - et ce pour la première fois hors de Russie – avec l’ensemble de son armement.

Attaque manquée


Cependant, à l’heure du bilan, l’état final recherché par cette attaque informationnelle, à savoir le renforcement du positionnement du Yak-130 de Yakovlev sur le marché des avions militaires d’entraînement se solde par un échec.  Sur le site de l’agence russe d’information internationale RIA Novosti d’abord, le constat, fait en ce 17 juillet 2012, est sans appel : « le salon aéronautique de Farnborough n’a apporté aux constructeurs russes ni grands succès, ni même une raison concrète de se réjouir ». Ensuite, et contrairement à son habitude, la Suisse a rapidement levé le blocage des livraisons d’armes vers les Emirats arabes unis. Ainsi, dès le 20 juillet 2012, l’entreprise Pilatus a pu poursuivre ses relations contractuelles avec Abou Dabi. Bien que le débat interne sur l’exportation d’armes suisses se soit poursuivi au-delà de l’été 2012, la réactivité du SECO a permis de minimiser les conséquences de cette soudaine apparition de grenades à main suisses en Syrie. Enfin, le 23 juillet 2012, l’attaque informationnelle, bien amenée début juillet, échoue définitivement, au moment où le Qatar signe une commande de 24 PC-21 avec l’entreprise aéronautique suisse Pilatus.