Il n’existe pas, à ma connaissance, de volonté de s’affranchir de l’histoire pour tenter d’extraire les principes radicaux de la stratégie. Les auteurs de traités de stratégies sont souvent des historiens qui synthétisent l’expérience des victoires. C’est en quelque sorte une reconstruction des principes de la réussite, mais comme les expériences antérieures influencent les batailles suivantes, comment être sur d’avoir une approche systématique, comment être sur de ne pas avoir introduit des biais culturels ou méthodologique.
Que se passerait-il si l’on tentait une expérience de construction de principes stratégiques à partir de zéro.
Pour cette expérience il nous faudrait :
- Des sujets naïfs (c'est-à-dire n’ayant aucune formation stratégique)
- Un mode d’affrontement original et relativement complexe
- Un nombre très élevés d’affrontement non éliminatoire
- Un mode de classement et un principe compétitif
- Un équilibrage permanent du mode d’affrontement afin d’éviter l’apparition d’une tactique gagnante unique
- Une fois ces éléments réunis, on engage les « hostilités », on observe comment se gagnent les engagements, l’impact de l’environnement, du hasard et si il se dégage des principes victorieux.
Bien sur pour l’expérience soit performante et pertinente, il faudrait un grand nombre de participants et un grand nombre d’affrontements, sur une durée importante, ainsi qu’un mode de compétition suffisamment complexe pour produire des principes évolués. L’ensemble de ces paramètres semble difficile a réunir pourtant, il existe un phénomène qui les rassemblent tous : le RTS Starcraft 2.
La stratégie réinventée par des internautes
Le RTS Starcraft 2, est un jeu vidéo de stratégie en temps réel, développé par Blizzard Entertainement, des joueurs s’affrontent en un contre ou un, ou en équipe sur des cartes de dimensions variables mais restreintes. Le but du jeu est simple, à partir d’un nombre d’unités limitées et identiques, le joueur doit collecter des ressources, produire une armée et détruire son adversaire. Cela semble assez simple et pourrait se réduire à un déchainement de bruits électroniques et de pixels. Pourtant ce jeu rassemble l’ensemble des éléments évoqués précédemment.
Des participants « naïfs »
Les joueurs ont de 7 à 107 ans mais l’essentiel de la communauté des joueurs se compose d’adolescents et de jeunes adultes, des connaissances en stratégie ou une formation préalable en théorie militaire ne semblent pas être des caractéristiques des joueurs. Il est courant de voir des joueurs d’un niveau scolaire relativement fragile.
Un mode d’affrontement relativement complexe
Lors d’une partie, le joueur doit gérer trois ressources, faire des choix technologiques, produire différents types d’unités et mener des affrontements multiples et effectuer l’ensemble de ces actions de manière simultanée.
Un nombre très élevés d’affrontement non éliminatoire
La communauté des joueurs en ligne compte plus de 4 millions de joueurs, une durée de partie est généralement très inférieure à une heure. Le nombre de parties jouées dépasse allégrement les 100 millions. On peut perdre autant de fois que l’on veut, que l’on en sorte vainqueur ou perdant, la partie suivante démarre de manière identique.
Un mode de classement et un principe compétitif
Chaque partie en ligne, fait perdre ou gagner des points qui produisent un classement au sein de ligues, regroupées en divisions hiérarchisées, le sommet du classement étant occupé par des joueurs ayant un statut professionnel.
Un équilibrage permanent du mode d’affrontement afin d’éviter l’apparition d’une tactique gagnante unique
Blizzard l’éditeur du jeu, veille à équilibrer le jeu en permanence qu’aucune stratégie systématique n’apparaisse, au point de modifier les caractéristiques des unités si nécessaire.
Les règles du jeu virtuel génèrent des principes stratégiques
Les conditions nécessaires à l’expérience souhaitée sont donc réunies. Aussi peut-on observer l’émergence des principes stratégiques. La communauté des joueurs est relativement bien structurée, ainsi est rapidement apparu un sous groupe, celui des « casteurs » qui observent, commentent et analysent les meilleures parties, certains produisent même des tutoriels pour expliquer comment jouer et surtout comment gagner. A partir de leurs productions, des principes stratégiques forts ont émergés dans le jeu.
Le vocabulaire est hétérodoxe, pas toujours standardisés, mais voici les concepts les plus couramment proposés
La macro : c’est la réinvention des principes de gestion, une « bonne macro » c’est la capacité de collecter les ressources suffisantes pour la production des unités nécessaires à votre stratégie, ni plus, ni moins. Si vous n’avez pas suffisamment de ressources, c’est que vous n’avez pas suffisamment investi dans vos moyens de productions, a contrario si vous avez un excès de ressources, c’est le signe d’un surinvestissement dans vos moyens de production, donc un gâchis de la ressource population et un indicateur potentiel d’un retard de développement de vos ressources militaires ou technologiques.
La micro : c’est la dimension opérationnelle, la maitrise de vos unités, de leurs placements et des oppositions unités versus unités adverses, utilisation de l’espace (hauteurs, goulets etc.).
Le scouting : La prise du renseignement, l’observation de la stratégie adverse, de son modèle économique (développement rapide, prudent, agressif), de ces choix technologiques
Le bo : ou build order, c’est l’option stratégique initiale, une séquence optimisée pour atteindre un objectif précis (économique, technologique ou militaire), il est décidé en fonction de la carte et de la nature de l’opposant et des capacités du joueurs (macro et micro).
Le mind games : c’est l’ensemble des techniques consistant à orienter l’adversaire vers une stratégie fautive, le conduire à surproduire un type d’unité, à retarder son développement technologique ou économique, à adopter une posture inadapté.
Le cheese : c’est une stratégie ultra risquée, très rapide et très agressive, nécessitant une exécution très précise, peu ou pas de scouting, permettant une victoire très rapide, contre un adversaire potentiellement supérieur. S’il est contré, le cheese est très souvent synonyme de défaite.
Le harass : ensemble des techniques de harcèlement qui perturbe le développement de l’adversaire Il existe d’autre concepts moins codifiés, intégrant les principes de timing, d’économie des forces etc. Il n’en demeure pas moins qu’une séquence stratégique se dégage.
Un build order est choisi en fonction de la carte, des capacités du joueur et des informations dont on dispose sur l’adversaire. C’est l’intention stratégique initiale. Le scouting est la prise d’information qui permet de confronter le build order aux choix de l’adversaire, ainsi que de d’aboutir à une adaptation éventuelle de la stratégie (stratégie en temps réel) et à une corrélation entre les capacités de micro et la stratégie (équivalent à la limitation tactique)
Si l’on rassemble ces éléments, on accroit grandement les probabilités de victoire. L’objectif de cette observation était de déterminer si les principes stratégiques pouvaient émerger spontanément sans inductions culturelles ou historiques.
L’importance d’une intention initiale
L’univers stratégique de Starcraft 2 est trop complexe et trop riche pour être résumer en quelques lignes. Mais des principes radicaux se dégagent :
- Le rôle déterminant de la maîtrise de l’information, masquer sa stratégie, découvrir celle de l’adversaire, connaitre ses capacités, ses positions et choisir l’option de contre la plus efficace
- L’avantage déterminant de l’initiative, une des expressions récurrentes des « casteurs » sur le jeu du perdant « est qu’il subit la partie ».
- L’adéquation entre l’option stratégique et les capacités tactiques (une stratégie ne vaut que par sa possibilité d’exécution)
Il ne s’agit pas de faire de ce jeu la nouvelle base de la pensée stratégique, mais d’apprécier la réinvention, par un intellectuel collectif original, des principes de la stratégie. Il permet d’observer la validation de principes stratégiques et d’intégrer d’une manière certes simplifiée mais didactique les conséquences des choix stratégiques. Malgré la volonté d’équilibre entre les adversaires souhaitée par les créateurs du jeu, ce jeu met en lumière la nature intrinsèquement asymétrique des stratégies gagnantes et l’absence des stratégies frontales.
Une étude plus fine et approfondie du style de jeu, des meilleurs joueurs permettrait certainement la validation ou la découverte d’autres outils stratégiques ou tactiques, l’interprétation des signaux faibles, les arbitrages économiques etc.
Les principes redécouverts par la communauté sont basiques malgré leur importance. Mais l’élément le plus spectaculaire est qu’au niveau des joueurs professionnels la moindre dérogation, conduit à la défaite. L’absence de division des taches entre le stratégique et le tactique dans un environnement hautement instable et la réalisation en temps réel (moins de trente minutes par partie) d’options stratégiques dynamiques, représente en soi une performance intellectuelle de la part d’individus qui sont souvent aux antipodes des milieux initiés traditionnellement à la stratégie.
Stéphane Ledoux