Portail de l’IE. L’objectif de cette politique de publication est d’expliquer les différentes facettes que peut prendre un affrontement par l’information entre différents types d’acteurs (Etats, entreprises, membres de la société civile).
Le détournement d’un travail d’étudiants
Sous prétexte de promouvoir ses idées et ses convictions, une organisation issue de la société civile ne risque-t-elle pas de perdre son âme - et de fait sa légitimité auprès de la société – en prenant des libertés avec la vérité de l’information ? Cette question s’est imposée à nous suite à deux récents événements qui incitent à une réflexion en profondeur quant à l’utilisation de l’information à des fins de déstabilisation par ces organisations.
Août 2012, alors que la France entre dans sa torpeur estivale, nous sommes alertés qu’un article polémique vient de paraître sur une plateforme d’information : Whistle.is. Cet article accuse directement et sans retenue l’AEGE (la plus importante association française d’anciens étudiants en intelligence économique) d’avoir été commanditée par la société Total pour réaliser une étude pour convaincre l’opinion publique française de l’intérêt de l’exploitation des gaz de schiste.
Nous retrouvons dans cet article tous les ingrédients du scoop pour susciter la polémique. Le document est défini comme « confidentiel » et aurait été « transmis » à l’auteur de l’article. De nombreuses captures d’écran accompagnent le déroulement de la démonstration, et une copie dudit document est disponible. A la lecture de cet article, un constat s’impose : la théorie du complot est poussée à l’extrême, tandis que l’analyse se fonde sur des raccourcis et des éléments totalement faux.
Ce document n’est nullement « confidentiel » puisqu’il a été rendu public dès juillet 2011, et présenté à plusieurs reprises sur divers sites. Il s’agit d’un exercice d’étudiants réalisés dans le cadre de leur scolarité à l’Ecole de Guerre Economique. Il est vrai qu’ à première vue le document pouvait prêter à confusion, les mentions indiquant son caractère fictif n’étant pas explicitement incluses, mais précisées dans les articles en faisant la promotion. Chacun ne devrait-il pas s’interroger sur les documents disponibles sur Internet, et ne pas les accepter de facto sans aucune critique ?
Pascal Hérard, auteur de l’article, également journaliste sur TV5 Monde, n’a pas visiblement pas pris le temps de vérifier le document (sa véracité, sa provenance…) en effectuant des recherches complémentaires, ni même en contactant les auteurs.
Il a publié son article sans recoupement, en s’appuyant sur une interprétation erronée du document. Après lecture de son article, nous avons immédiatement prévenu l’auteur via les commentaires du site en lui indiquant sa mauvaise interprétation, et lui demandant de rectifier son article en connaissance de cause.
Ce document permet d'apprendre, sans prendre parti, comment utiliser des moyens d'influence de l'information. ».
Enfin, ses réponses (aujourd’hui supprimées) aux commentaires des internautes qui mettaient en doute la légitimité du raisonnement de son article étaient des plus sarcastiques. Il en va de même sur Twitter, support sur lequel il cherche à diffuser sa thèse de la manipulation.
Twitter : Propagation, déformation, manipulation
Il faut reconnaître que l’article « scoop - polémique » a atteint ses objectifs en termes de propagation sur Internet. Rapidement son article est retweeté plus d’une 100e de fois, principalement relayé par des comptes affiliés aux milieux écologistes et libertaires.
Force est de constater que peu de comptes ont pris le temps de lire l’article pour le critiquer ni prendre du recul. Pire encore, le message initial se déforme progressivement au fil de la diffusion, et des « influenceurs » (par ailleurs enseignants en journalisme ou encore à Sciences-Po…) reprennent l’information telle quelle sans l’analyser.
Certains comptes Twitter interpellent directement des media classiques, des personnalités politiques, et cherchent même à internationaliser cette polémique en traduisant les tweets en anglais. Le tweet d’un des auteurs de l’étude n’empêche pas la rumeur de continuer à se propager.
Marc Préel, journaliste de l’AFP spécialisé « Green Business / Energy », prend rapidement connaissance de cette histoire, et rentre en contact avec l’AEGE pour lever les doutes et faire la lumière sur le dossier. Il a préalablement contacté Total qui dément être commanditaire, ce que confirme l’AEGE. Un travail de journaliste qui vérifie simplement ses sources avant de publier. Une évidence qui semble ne pas s’imposer à tous… Ce journaliste tweete pour mettre fin à la rumeur qui enfle. Fin de l’histoire ? Nous en sommes loin…
Grand mal lui a pris de contredire le buzz ascendant, il est directement mis en cause, ainsi que l’AFP, taxés de pro gaz de schiste. Fabrice Epelboin, entrepreneur et enseignant à Sciences Po, utilise un procédé d’amalgame classique pour remettre en cause son intégrité professionnelle.
Marc Préel n’est pas le seul dans son viseur, puisqu’il insinue que l’AEGE et l’EGE pratiquent la désinformation et la manipulation.
Bien qu’il soit au courant qu’il s’agisse d’un exercice d’étudiants, Fabrice Epelboin sera particulièrement actif pour participer à la propagation de cette désinformation, déclarant même qu’il n’avait « rien contre, bien au contraire… ».
Il ciblera même des hommes politiques dont il connait les positions hostiles au gaz de schiste pour s’assurer la diffusion dans les sphères politiques.
Une reprise du buzz dans les média traditionnels
Quelques jours après la publication de l’article sur Whistle.is, la polémique a bien prise. Les media classiques et les sites spécialisés s’y intéressent.
Gaz de schiste, les dessous d’une contre-attaque » et relance l’étude au cœur de la polémique. L’auteur se justifiera plus tard en précisant que « quand elle a été rendue publique, en juillet 2011, l’étude sur les gaz de schiste de l’Ecole de guerre économique n’était pas du tout présentée comme un travail d’étudiant. » Une explication qui dissimule difficilement l’absence de recoupement des informations préalable à toute publication.
Gaz de schiste : lobbying, mode d'emploi ? » revient sur l’historique de ce buzz, mais n’en profite pas pour éteindre la polémique : « L'entreprise a démenti, l'école également comme l'a rappelé Libération : il ne s'agissait que d'un travail d'étudiants. Mais le site Whistle.is, qui a ressorti le document, maintient ses accusations et dénonce une campagne de désinformation. »
gaz de schiste sur TV5 Monde. Notons que l’article initial est toujours disponible, bien que la preuve ait été apportée depuis qu’il ne s’agisse pas d’une étude commanditée par Total. De plus, une deuxième version de l’étude publiée par l’AEGE précisant la nature fictive de cet exercice lui a été signalée, et pourtant elle n’a toujours pas été prise en compte. « Truth is a Human Right », slogan du site Whistle.is, semble quelque peu inapproprié sur ce dossier…
Pourquoi une étude publiée il y a plus d’un an s’est-elle retrouvée au cœur d’une telle polémique ? Lors de sa publication en juillet 2011, plusieurs associations anti-gaz de schiste avaient déjà réagi, mais le buzz n’avait pas atteint les media classiques, ni pris une telle importance. Selon nous, plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène. Twitter est devenu un outil incontournable pour la diffusion et la propagation d’informations, et cet outil est nettement plus utilisé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a encore un an. Mais ces considérations technologiques ne sauraient tout expliquer. L’agenda est une autre piste à privilégier. En effet, les 14 et 15 septembre 2012 se tient une importante conférence environnementale organisée par le gouvernement français. Provoquer une polémique sur le sujet à 1 mois de la tenue de cet événement peut-elle n’être qu’une simple coïncidence ? Chacun se fera son opinion…
Les risques de dérive
La thèse de Christian Salmon reposait sur le rôle prédominant du ‘fort’ dans le développement du storytelling, c’est-à-dire la manière de raconter des histoires plus ou moins vraies, ou plus ou moins « arrangées » pour les besoins d’une cause à défendre. Christian Salmon présentait le storytelling comme une arme du ‘fort’. Il omettait simplement de préciser qu’il s’agit aussi d’une arme du ‘faible’. L’analyse des pratiques en vigueur sur Internet démontre que le ‘faible’ use désormais de moyens aussi offensifs que le ‘fort’. L’ONG Greenpeace n’hésite plus à utiliser la rumeur et la désinformation pour attaquer ses cibles dans ce qu’elle estime son combat légitime contre la dégradation de l’environnement par le groupe pétrolier Shell. Cet « emprunt » aux techniques du ‘fort’ décrites par Christian Salmon dépasse le cadre anecdotique. Il ouvre un débat de fond sur la finalité des actions à vocation humanitaire.
La notion d’éthique avait déjà été abordée au cours des années 1990 lors de rencontres informelles entre des spécialistes de l’intelligence économique et des ONG. Lors d’une réunion organisée avec une vingtaine de personnes du staff de l’ONG Médecins du Monde, Christian Harbulot et Eric Dénécé avaient soulevé la question délicate des ONG manipulées par des structures étatiques de renseignement : « que feriez-vous si vous étiez témoins de ce genre de manipulation dans une zone d’intervention ? » La réponse donnée à l’époque a été: « nous ne disons rien, ce n’est pas notre histoire ». Cette tendance à l’omerta ouvrait déjà la voie à une certaine forme de renoncement devant les risques de dérive d’acteurs du monde humanitaire. La question s’est posée à nouveau sous une autre forme lorsque l’ONG Greenpeace a fabriqué un dossier d’accusation lors du débat sur le coulage de la plateforme pétrolière Brenspar gérée par le groupe Shell. Une enquête menée par le bureau Véritas démontra que Greenpeace avait utilisé des arguments infondés à propos des risques de pollution. Greenpeace formula des excuses publiques au groupe pétrolier Shell qui avait été déstabilisé par les retombées de la campagne de protestation menée notamment en Allemagne par des militants de Greenpeace (boycott des stations d’essence de Shell, certaines furent incendiées par des manifestants). L’omerta et la publication de thèses scientifiques trompeuses étaient donc les deux premiers types d’entorse à l’éthique du combat des activistes. La manipulation du rapport sur le gaz de schiste a permis de révéler la manière dont fonctionne une dérive encore plus inquiétante.
L’omerta est une attitude passive, la tromperie par des éléments de langage peut être due à une erreur ou au non professionnalisme des détracteurs. En revanche, la construction d’une campagne d’opinion fondée sur la mauvaise foi ouvre la porte à des dérives identiques à celles que Christian Salmon dénonce à propos du ‘fort’. Les activistes prêts à tout pour se faire entendre bénéficient de la complicité tacite d’observateurs opportunistes qui se nourrissent de leur démarche. Ils jouent sur la vitesse de propagation de l’information et la difficulté des médias à recouper sa véracité. Dans l’affaire du soi-disant rapport confidentiel sur la manière de contrer les opposants à l’exploitation du gaz de schiste, il est heureux que le journaliste de l’AFP ait pris soin de vérifier chaque élément du dossier avant de rédiger une dépêche. Des dérapages volontaires pour instrumentaliser du faux sensationnel afin de créer le buzz est désormais un risque récurrent à prendre compte.
Le bilan à tirer de cet incident ne se limite pas à la question du storytelling. Il porte aussi sur la manière dont le monde humanitaire va s’exprimer dans la société de l’information et le code éthique qu’il est prêt à appliquer alors que l’une de ses principales revendications est d’amener les entreprises à opter pour un comportement plus éthique dans leurs activités. On ne peut pas réclamer plus d’éthique en agissant par des actes contraires à l’éthique.
Gabriel MONDRIAN (Infoguerre) et Christian HARBULOT (Directeur de l’EGE)