Les vicissitudes de la science dans le débat public

Depuis l’invention de la méthode scientifique moderne au début du XIXème siècle, les sciences dans leurs essors ont pris l’habitude de distancer la morale et la société. Fréquemment une innovation, une rupture technologique perturbe l’ordre établi, qu’il soit social ou moral, repousse les limites du possible, offre de nouvelles possibilités et parfois de nouveaux risques. Alors la société réagit, elle s’interroge, elle débat sur l’usage et l’opportunité d’une découverte, d’une technologie, parfois même sur l’opportunité du progrès.
L’objectif déclaré de ces débats, est l’information. Ils doivent permettre à l’opinion publique de s’informer et de se construire une position sur un sujet précis : une avancée médicale et ses conséquences éthiques, une rupture technologique et ses conséquences économiques, une découverte scientifique et ses conséquences philosophiques. Le citoyen concerné, par l’impact sur la société et plus directement sur sa vie personnelle, sa sécurité, son bien être, l’évolution de la science, de la technologie espère pouvoir se construire une opinion éclairée en assistant aux débats entre les différentes parties. Est-ce  possible ? Est-ce la bonne méthode?
Les réponses à ces questions sont à l’évidence négatives, les raisons sont multiples, certaines sont évidentes, d’autres déplaisantes.
Le problème est le format choisi : le débat, polarisant, binaire, il réduit des questions complexes à une opposition frontale : pour ou contre. Les participants doivent convaincre plutôt qu’expliquer. Dans ces conditions, la pédagogie est absente, les méthodes employées sont celles de la communication, l’approche des problèmes est dialectique, on retrouve la construction classique thèse, antithèse, synthèse mais la synthèse est toujours absente. Les deux camps s’affrontent, remettant en cause leurs honnêtetés ou leurs légitimités respectives, peu de choses sont dites sur le sujet du débat, beaucoup sur des hypothèses valides ou fantaisistes que les débatteurs jettent en pâture à l’audience.
L’exemple typique de ce type de débats est sur celui sur l’énergie en général, le nucléaire en particulier. Classiquement on a d’un coté des écologistes, de l’autre des membres de l’industrie nucléaire, EDF, AREVA ou le CEA. Ce face à face existe depuis plus de quarante ans, les archives existent, examinons les.
D’une manière quasi-systématique, après des remarques liminaires qui établissent l’incompatibilité des deux positions, les deux parties initient un débat dont l’objectif n’est pas d’établir laquelle de leurs positions personnelles correspond à la réalité mais en communicant efficace, de réduire la crédibilité de la partie adverse. Ainsi l’écologiste questionne l’indépendance voir l’honnêteté de l’industriel, l’industriel questionne la compétence voir l’équilibre personnel de l’écologiste. Instinctivement, l’observateur ressent qu’il aura du mal à tirer un quelconque bénéfice d’un débat entre un malhonnête partial et un incompétent illuminé.
Il y a bien sur d’autres participants au débat le modérateur qui sera en charge de la très attendue synthèse et l’expert en charge de la crédibilité et de la pédagogie qui doit apporter au débat sa fonction éducatrice. Examinons la situation de ces deux emplois.
Le modérateur, un journaliste le plus souvent, a la lourde tache de produire à partir des échanges une synthèse. Il s’agit de l’exercice dialectique suprême, composer puis dépasser des contradictions absolues, la réussite est donc très rarement au rendez vous. D’abord parce qu’elle demande au modérateur une impartialité exceptionnelle, ensuite parce que comme on la vue précédemment l’essentiel du débat n’est pas dédié au sujet mais à une remise en cause réciproque de leurs légitimités respectives par les participants. Le modérateur échoue très fréquemment car il ne dispose pas d’un contenu suffisant pour une synthèse ni de la discipline philosophique nécessaire au dépassement de ses propres opinions et contradictions.
L’expert est celui qui a le rôle le plus ingrat, si l’on se demande parfois pourquoi les scientifiques rechignent à communiquer dans les médias, cet emploi que l’on leurs réserve souvent, doit jouer un rôle. L’expert n’est pas un communicant, son rôle est de dire la réalité, dans les limites de la science, il est celui sur lequel repose la plus importante charge pédagogique. Il est donc celui qui échoue le plus facilement, le plus systématiquement même. Il a en charge une position neutre dans un système polarisé, il s’expose donc aux attaques et aux contradictions des deux parties, selon que ses explications contredisent ou affaiblissent des positions qui sont essentiellement idéologiques. Un scientifique n’est pas formé pour opérer efficacement dans un débat dialectique (thèse antithèse synthèse), il fonctionne dans un schéma différent : hypothèse argumentation/réfutation conclusion, un environnement ou deux thèses contradictoires ne peuvent exister longtemps simultanément.
Ainsi dans la controverse sur la forme de la terre, le débat entre ceux qui la pensait plate et ceux qui la savait sphérique, n’a pas été résolu par un compromis ou une synthèse selon laquelle la terre aurait la forme d’une galette ou d’un beignet mais la victoire d’un camp sur l’autre. On notera que pour leur récompense, les défenseurs de la vérité ont surtout gagné des ennuis : procès, mises à l’index voir le bucher
Autre limitation de l’expert, l’obligation de faire simple, répondre clairement à une question complexe n’est pas impossible, c’est juste difficile. Si la simplicité n’est pas gage de clarté, espérer des explications simples à des problèmes complexes est au mieux naïf. Si l’on souhaite être suffisamment éduqué pour comprendre, il faut fournir un minimum d’efforts pour maitriser au moins les concepts de bases en jeux.
En résumé, la réponse à la question standard :
« Pr lambda, vous avez dédié 30 ans de votre vie dont 10 ans d’études à ce sujet, pouvez vous résumez de manière claire et en 30 secondes votre travail et votre position de scientifique afin qu’elle soit compréhensible pour quelqu’un qui n’a consacré au sujet que 30 minutes. »
La réponse est non.
La liberté d’opinion et d’expression sont des principes non négociables de notre société, chacun est libre d’avoir une opinion sur les sujets de son choix et de l’exprimer, cependant il serait illusoire de croire que toutes les opinions ont le même intérêt et la même valeur. C’est une erreur de croire que convaincre c’est prouver, que si plus de gens partagent votre opinion alors votre perception de la réalité deviendra la réalité.
C’est dans la nature de l’homme que de rechercher l’adhésion, de faire parti du groupe, de rechercher le compromis mais il est nécessaire aussi d’intégrer la réalité à ce consensus. L’idéologie et la science ne fonctionne pas de la même manière et il faut impérativement éviter de les confondre ou de les opposer. Cette tentation est grande, au début de chaque cycles de progression des sciences, certains ont essayés de tordre la science ou a défaut les scientifiques, afin de les fondre dans un système idéologiques, les exemples sont nombreux et l’histoire et le temps cruel : l’église et l’astronomie, le nazisme et la biologie, le communisme et la génétique…
La réalité des débats scientifiques, c’est qu’ils sont rarement scientifiques, la science ou la technologie, ne provoquent pas de rupture dans la société, mais en la contraignant à avancer, elle  révèle des fractures, nouvelles ou anciennes. Les forces, sociales ou économiques, opérant sur ses fractures s’animent alors chacune essayant de confronter ou d’enrôler la science. Dans ce contexte la science réagit de manière maladroite et désordonnée car elle se trouve attaqué pour des fins et des buts qui ne sont pas les siens, on ne devient pas physicien ou biologiste pour remettre en cause les dogmes d’une religion ou d’une philosophie, on ne développe pas la génomique pour contrôler les modes de productions agricoles ou ficher les gens. Ces problèmes, ces fractures préexistent leurs avatars scientifiques et leurs réponses ne viendra pas de la science.
Si vous êtes en désaccord avec les modalités de la production agricole votre question n’est pas celle de la sécurité des OGM et la pertinence des progrès de l’agronomie, de plus une position dogmatique  sur ces sujets, vous place en contraction avec votre objectif de nourrir sainement et durablement l’humanité.
Si vous êtes en désaccord sur le mode de développement industriel votre question n’est pas de savoir si les centrales nucléaires sont fiables mais si vous pouvez proposer un modèle viable de substitution, utiliser la peur du nucléaire ne vous donnera qu’un avantage tactique temporaire au prix de votre crédibilité.
Si vous êtes en désaccord sur la définition et la place de l’humain dans la société, votre question ne concerne pas les progrès de la procréation médicalement assistée et la recherche sur les cellules souches, mais de savoir si votre vision de la création est encore celle de la société.
Choisir une partie de sa problématique et générer des peurs à bon compte, est une tactique de communication d’un usage beaucoup trop courant. Parce que l’inconnu fait peur, parce que la complexité inquiète, la science est une cible idéale pour ce genre d’approche et le monde scientifique devrait fournir plus d’efforts pour s’y soustraire, et chacun de nous devrait également exercer son sens critiques afin de rendre l’usage de la peur moins systématique. Il est plus difficile d’expliquer que de convaincre, c’est aussi plus respectable. Dans un environnement complexe, de confusion des intérêts et des genres, privilégier ceux qui cherchent à expliquer plutôt que ceux qui cherchent à convaincre est souvent une bonne stratégie.

Stéphane Ledoux