Peut-on assimiler la spéculation à la baisse à de la contrefaçon ?

Dans un article paru en 2009, Matt Taibbi, journaliste américain spécialiste de la finance, évoque la spéculation à la baisse comme étant un mécanisme usant d'actions contrefaites. Il s'agit d'une première dans le monde de la finance et l'idée n'a pour ainsi dire jamais été reprise par d'autres analystes. Pourtant, si l'on considère la contrefaçon comme une violation d'un droit de propriété intellectuelle par le fait de reproduire ou d'imiter quelque chose sans y être autorisé ou en affirmant ou laissant présumer que la copie est authentique, la question de la spéculation à la baisse comme contrefaçon peut être posée. Il faut toutefois éclaircir ce qu'est, dans le champ de la finance, la spéculation à la baise, mécanisme particulier que seuls les traders avertis maîtrisent réellement.
La spéculation à la baisse, parfois aussi appelée vente a découvert, consiste en la vente de titres que l'on ne possède pas afin de les racheter à un cours inférieur au cours de vente. En d'autres termes, un investisseur vend des valeurs qu'il n'a jamais détenues afin de les racheter à un prix plus bas qu'il ne les a vendue et ainsi engranger une plus-value. Ce mécanisme n'est possible que grâce au Service des Règlements Différés (SRD), c'est-à-dire un service qui permet de différer le règlement en fin de mois boursier. Il faut admettre que ces aspects techniques peuvent laisser le profane perplexe. L'illustration du mécanisme par l'exemple suivant permet quelques éclaircissements.
Un investisseur pense fortement qu'un titre, au regard de divers signaux, va très prochainement chuter. Il décide donc de vendre 100 titres de cette valeur cotée 100€ dans l'idée de les racheter quelques jours plus tard lorsque le cours de la valeur aura chuté. Grâce au SRD, il vend les titres qu'il ne possède pas encore puisqu'il est censé effectuer le règlement en fin de mois boursier. Le cours de la valeur chute en quelques jours à 50€, il décide donc de racheter les titres qu'il a vendus, soit 100 titres à 50€. En fin de mois boursier, son compte titres est vidé et seule sa plus-value apparaît dans le compte : vendu 100x100€ = 10.000€, acheté 100x50€ = 5.000€ soit un solde positif de 5.000€ !
Cela n'est possible qu'au cours du mois boursier (bien qu'il soit possible, pour un prix donné, de reporter sur le mois suivant) et uniquement pour les valeurs éligibles au SRD. Sont éligibles au SRD les valeurs répondant aux critères suivants :
•    capitalisation boursière de 1 milliard d'euros et un volume échangé quotidien d'au minimum 1 million d'euros ;
•    appartenance à l'indice SBF 120 (indice déterminé à partir du CAC40 et de 80 valeurs des premier et second marchés cotées à Paris).
La spéculation à la baisse est donc relativement limitée. De plus, l'autorité des marchés financiers (AMF) se réserve le droit de suspendre la vente à découvert afin de protéger certaines valeurs. C'est ce qu'elle a fait le 12 août 2012 pour protéger 11 titres dont Société Générale, Crédit Agricole et BNP Paribas.
Mais que vient faire l'idée de contrefaçon dans ce mécanisme financier ? Dans l'absolu, et c'est l'idée sous-jacente de Matt Taibbi, si les spéculateurs à la baisse se concentrent en grand nombre sur une valeur en particuliers, ils peuvent vendre plus de titres que le nombre de titres disponibles, tout en ne les ayant jamais possédés. Illustrons la situation par l'exemple d'une entreprise qui serait capitalisée pour plus d'un milliard d'euros (critère SRD) avec 1 million de titres cotés 1.000€. Les spéculateurs vendent deux millions de titres qu'ils ne possèdent pas, donc deux fois plus de titres que le nombre de titres disponibles. Les cours ne peuvent que chuter irrémédiablement (loi de l'offre et de la demande) et les titres être complètement vidés de leur substance... C'est un tel mécanisme qui peut venir à bout d'une puissante banque par exemple (Bear Sterns aux États-Unis). Si les spéculateurs vendent plus d'actions que le nombre d'actions disponible, et qui de plus n'ont jamais été possédées par ces mêmes spéculateurs, il y a bien de fausses actions en circulation, du moins virtuellement. C'est ici que le concept de contrefaçon prend tout son sens. En effet, le spéculateur, agissant de la sorte, laisse présumer que le titre qu'il vend est authentique alors que celui-ci n'existe pas et n'a jamais existé et n'existera jamais. Cela toujours dans une situation extrême et dans l'absolu. Mais la question mérite d'être posée.
Contrefaçon ou pas, les titres échangés lors d'une vente à découvert ont la spécificité de ne pas être possédés par le vendeur et dans l'absolu de pouvoir être plus nombreux que leur volume réel. Ce mécanisme étant autorisé par les autorités financières et encadré par des procédures claires, il ne peut être assimilé à une forme d'escroquerie. Par contre, la question de la contrefaçon de titres est plus délicate. Seul Matt Taibbi a évoqué la problématique en 2009, laissée lettre morte depuis. Il est vrai que le monde de la finance est un monde complexe et il est sans nul doute que les professionnels du secteur émargeraient un sourire au seul fait d'évoquer la contrefaçon. Pourtant la question est posée depuis 2009 et aucune réponse claire n'y a été apportée. Il faut également noter que spéculer à la baisse implique une prévision de chute des cours qui peut-être elle-même orchestrée, notamment par la rumeur, en atteste le cas de la Société Générale le 10 août 2011 et la réaction de l'AMF (suspension de la spéculation à la baisse le 12 août 2011)...

Stéphane Mortier