Christian HARBULOT.
La transformation rapide du monde impacte la pratique et la fonction de lobbyiste. Cela a une conséquence directe sur le profil de cette nouvelle génération, qui doit désormais remplir une fonction transversale et globale lui permettant de se rapprocher et de s'adresser aux dirigeants des grands groupes.
Un autre aspect de l’évolution de leur fonction est le passage d’une posture défensive à une posture offensive dans la pratique de leur métier et dans la stratégie des entreprises. Dans le contexte actuel des affaires, le positionnement des grands groupes français devrait être davantage du côté de l'offensive et de la confrontation, directe ou non.
L’objectif serait donc ici de questionner les stratégies offensives, notamment dans la pratique du lobbying, et de sensibiliser les praticiens à l'intérêt du développement de stratégie offensive.
Je souhaiterais développer mon propos à partir d’une étude de cas sur l’économie électrique, un secteur qui pourrait être une source de compétitivité pour la France si elle appliquait, notamment pour ses entreprises, une stratégie plus offensive par le biais des réseaux électriques intelligents plus connus sous le nom de « smart grids ».
L’un des modèles les plus aboutis de ce que recouvre aujourd’hui l’expression diplomatie d’entreprise se situe peut-être en Corée du Sud. Séoul a initié une véritable stratégie de puissance en inscrivant les réseaux électriques intelligents comme l'enjeu N°1 pour le pays. L’objectif affiché est la dépendance énergétique par la croissance verte. Sur le plan défensif, il s’agit de mailler le territoire par le biais des smart grids. Cette stratégie passe aussi par la conquête de parts importantes du marché mondial ainsi que par une politique d’influence en matière de normes. Les pouvoirs publics sud-coréens ont mis en place un consortium animé par KEPCO l’équivalent d’EDF-ERDF en Corée du Sud, auxquels s’ajoutent quinze conglomérats industriels qui englobent 128 entreprises. Ce consortium travaille en relation étroite avec le politique qui définit la stratégie globale pour les années à venir.
Il s’agit d’un modèle compétitif différent du nôtre. Il est d’autant plus difficile à intégrer dans notre approche de la concurrence qu’il s’appuie sur une logique de concentration des forces et de moyens publics et privés mis au service d’une même cause. Son efficience repose sur une forme d’interopérabilité entre l’enjeu de puissance, la prise en compte de la réalité du marché et le plan de d’équipement des territoires.
Face à un modèle offensif aussi structuré, nous assistons en France à une dispersion du jeu des acteurs. Les opérateurs privés ou semi-publics suivent des stratégies de groupe et avancent chacun dans leur propre direction, sans aucune coordination. Notre pays est fragilisé par l’absence de débat public sur la place que doit occuper l’économie électrique française dans la compétition mondiale. Contrairement à la Corée du Sud, il n’existe pas de concertation sur le mode d’organisation qu’il faudrait inventer au niveau français ou européen pour ne pas perdre notre potentiel d’innovation et de création d’activité industrielle.
Il semblerait logique qu’EDF participât activement à une telle réflexion mais, actuellement, ses dirigeants semblent s’occuper prioritairement du dossier nucléaire, en laissant de côté – pour l’instant, mais jusqu’à quand ? – celui des réseaux électriques intelligents. Mais les autres industriels comme le groupe Schneider qui est très en pointe dans le domaine n’ont pour l’instant manifesté aucune volonté de regroupent des forces dans un consortium capable à terme de rivaliser avec le rouleau compresseur asiatique. Pour ce qui est du développement d’une stratégie concertée à partir des territoires, la situation n’est pas meilleure. L’installation des 35 millions de compteurs Linky a été repoussée pour des raisons politiques. Il est très difficile d’aboutir à une convergence de vue des élus locaux qui se battent pour récupérer le fruit financier de l’installation du compteur Linky notamment pour compenser les pertes de subvention découlant du désengagement progressif de l’Etat dans les régions. Nous avons donc en France une situation exactement inverse à celle de la Corée du Sud, c'est à dire pas de volonté de puissance et de stratégie claire de la part du pouvoir politique, pas de consortium industriel structuré pour chercher une taille critique suffisante et, au niveau des territoires, aucune sensibilisation voire aucune clarification du sujet pour dépasser les clivages politiciens. Il reste donc encore beaucoup d’acteurs à convaincre pour qu’une telle démarche puisse voir le jour.
Un autre exemple de posture offensive en diplomatie d’entreprise nous est donné par la Chine dans l’industrie solaire. Sa stratégie a consisté à opter dans un premier temps pour une politique d’ouverture afin de faire venir les entreprises et permettre le transfert des connaissances sur les technologies étrangères. Une fois ce transfert effectué, Pékin a décidé de protéger son marché par des mesures administratives afin de permettre à l'embryon de son industrie solaire de se développer sans être détruite par la concurrence étrangère qui détenait jusque-là les compétences techniques et était en position de force sur le marché mondial. Lorsque les entreprises chinoises du solaire ont atteint le stade de maturité concurrentielle, le gouvernement chinois a le marché pour qu’elles puissent partir de manière très agressive à la conquête des marchés extérieurs, en pratiquant le dumping, pour finalement – lorsqu’elles ont atteint une puissance et une croissance inégalées –obliger les entreprises innovantes du monde occidental à délocaliser en Chine pour ne pas disparaître.appelons à ce propos que cette politique conquérante de la Chine a obligé la chancelière allemande Angela Merkel à arrêter le processus d’implantation d’industrie solaire en ex RDA, entraînant le licenciement de plusieurs milliers de personnes. De leur côté, les Etats-Unis ont officialisé une politique de protectionnisme à l'égard de la Chine dans le domaine solaire pour protéger ce secteur innovant de l’industrie américaine.
Sachant cela, il est surprenant que personne en France, que ce soit dans le secteur privé ou public, à l’échelle politique nationale ou locale, n’accorde pas plus d’attention à cette forme de prédation économique qui pénalise fortement l’économie du monde occidental. Les bases industrielles éoliennes et solaires de l’économie verte sont d’ores et déjà considérées comme des activités passées aux mains de l’Asie et de la Chine. Qu’en sera-t-il demain des réseaux électriques intelligents ? Les acteurs économiques du secteur ne pourront prétendre qu’à défendre des positions marginales, et les responsables politiques auront à gérer le choc des emplois perdus dans ce qui est décrit comme une de nos dernières alternatives industrielles. Gageons que l’alternance politique puisse générer à l’issue des élections présidentielles de 2012 une nouvelle approche du problème et faire aboutir des initiatives allant dans le sens de la mobilisation des forces vives du pays sur une question cruciale de son avenir industriel.
Didier LUCAS – S’il fallait trouver un responsable à cette absence d’ambition stratégique, ce serait qui ? L’État, les collectivités, les entreprises … ?
La responsabilité est collective mais chacun a des raisons particulières. Citons d’abord les politiques qui ont trop calqué ces vingt dernières années leur approche de la France sur les limites temporelles des échéances électorales. Les collectivités vont être de plus en plus sollicitées pour prendre un rôle actif dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler une vision partagée d’une stratégie de développement. Le patronat a aussi sa part de responsabilité en se focalisant sur le marché et en faisant trop l’impasse sur la fonction de l’économie dans la problématique de puissance et la question de la localisation industrielle en termes de développement des territoires. Enfin, il est difficile d’omettre les syndicats et les salariés qui peuvent jouer un rôle plus constructif dans cette dynamique collective nécessaire à la relance d’une politique industrielle.
DL - Les Coréens, eux, peuvent avoir un champion national travaillant en relation avec d'autres acteurs de la filière qui au sein d'un consortium suivent la même dynamique parce qu’ils ne sont présents que sur ce périmètre qui est susceptible de créer de la valeur ; alors qu'en France, il y a une question d'arbitrage entre EDF d'un côté qui est encore une entreprise publique et l'ancienne entreprise publique qu’est GDF Suez. Aujourd’hui il est difficile l’Etat de faire un arbitrage entre ces deux groupes de peur de condamner l’un au détriment de l’autre qui prendrait alors le rôle de champion national à la tête d’un consortium industriel.
Comment résoudre ce problème d’arbitrage en France qui parait nécessaire pour développer ce type de stratégie sur ce secteur d’activité ?
Il faut une logique consensuelle au niveau national. Une démocratie occidentale comme la nôtre, avec son modèle économique, doit réfléchir et mettre en place un nouveau modèle de compétition qui permettrait d’arriver à un consensus national plus crédible que l’impossible conjugaison des intérêts particuliers. L’entreprise seule, grande ou petite, est très démunie dans la nouvelle configuration que prend désormais la compétition mondiale. La vitalité compétitive des champions nationaux non-européens oblige l’Union européenne à réfléchir enfin sur la question du protectionnisme (1) et à oser mettre en avant la notion d’intérêt européen (2). La négation de cette réalité nous a handicapés pendant de nombreuses années. Pour se prémunir des offensives tous azimuts des concurrents étrangers, l’approche morcelée (EDF d’un côté, Suez de l’autre et ainsi de suite) est pénalisante face au rouleau compresseur d’une stratégie de puissance. Même une entreprise aussi emblématique que Michelin dans sa volonté d’innovation et de compétitivité aura du mal à affronter seule non pas les dizaines de constructeurs de pneus chinois mais… la Chine. Aujourd’hui, l’innovation pour l’innovation ne suffit plus. Il faut prendre en compte les contextes stratégiques internes et externes. Si on prend le cas du TGV, les besoins français sont différents de ceux de l’Arabie saoudite. Et faute de prendre en compte cette différence, nous commettons encore des erreurs basiques qui nous font perdre des marchés que nous ne devons pas perdre. Les Saoudiens voulaient un TGV low cost pour transporter une partie des pèlerins à la Mecque, mais l’offre française qui leur a été faite était un TGV de luxe. La proposition espagnole a été choisie parce qu’elle avait intégré la demande locale.
Si nous ne voulons pas voir nos entreprises être battues par les systèmes à champions nationaux – d’Asie ou d’ailleurs – il va falloir aller sur des terrains où se jouent des marchés et être capables de les conquérir. Nous avons subi un échec éloquent à Abu Dhabi lors de l’appel d’offre international pour une centrale nucléaire, qui doit nous servir d’exemple dans ce qu’il ne faut surtout pas faire sur les marchés internationaux pour s’imposer face à la concurrence étrangère. Le défi est donc d'arriver à dissocier la réalité nationale qui n'est pas forcément prédominante en volume d'affaires, des logiques internationales où il faut aller à la conquête des marchés.
1. Trade and Investment Barriers Rapport de la commission européenne, 2011
2. European competitiveness, rapport de la direction entreprise et industrie de la Commission européenne, 2011.