Les dessous du buzz sur le malaise de la poste

Vous avez peut-être lu dans le blog du Nouvel Obs, un « article » bouleversant sur une des entreprises fétiche des Français : « La Poste ». Il est servi par l’excellente plume de Louise Pothier – pigiste au Nouvel Obs et à Psychologie Magazine– où elle met en scène les propos du « facteur Stéphane Jarque ». En réel porte-parole des 240.000 postiers, il interpelle la société civile sur le suicide encore inexpliqué d’un jeune postier rennais. Il le présente comme le  symbole d’une « corporation » poussée à bout par un employeur mercantile. Son réquisitoire est implacable et s’appuie sur une multitude de faits et il est illustré par une vidéo choc.
Cette vidéo montre la compagne du jeune Rennais lisant des extraits de sa lettre d’adieu. Ces images font partager une douleur insoutenable et plusieurs visionnages successifs sont nécessaires pour saisir les motivations sous-terraines de cet acte désespéré. Il est plus aisé par contre de comprendre, vers 1’07’’, lorsque le champ de la caméra se resserre sur un visage empreint de larmes,  le message très explicite de « J’adhère CFDT » inscrit sur une affiche placée au second plan en haut à gauche de l’image. C’est surement un hasard, bien que ce soit à une conférence de presse et non à un reportage à laquelle nous assistons bel et bien. Si les raisons du geste resteront obscures jusqu’à la fin des 3 enquêtes, de quel malaise rend compte l’article ?

Stéphane y évoque pudiquement « le forum des postiers » et le décrit comme le lieu des appels au secours et du recensement des suicides qu’il estime à « une centaine en deux ans ». Il est en fait  modérateur de ce forum où il est connu sous le nom de Barad19. C’est l’auteur de 700 billets (post) depuis son inscription en mai 2009. Lorsqu’on analyse le contenu éditorial de ce site, il contribue principalement à médiatiser et à fédérer les luttes syndicales postales sur le territoire. En cherchant bien on trouve effectivement une liste de tentatives de suicide et de décès comportant bien 70 noms, mais recensés de 2006 à 2012 , soit 10 par ans. Ils sont heureusement moins fréquents que les statistiques françaises, toute population confondues pour une ville de  200 à 300.000 habitants ne l’indiquent. Le chiffre  «d’au moins de quatre suicides… ont endeuillé notre entreprise ce mois-ci.» est aussi fort heureusement erroné, 2 sont recensés dans cette liste.

L’objectif final de l’article attire aussi l’attention, il nous invite à signer une pétition pour dénoncer  « les suicides à la poste, brisons le tabou ». Sur le forum, on découvre qu’elle a été lancée plusieurs mois auparavant auprès des 11.000 postiers inscrits, sensés l’être pour exprimer leurs difficultés et leurs souffrances. 1. 550 d’entre eux l’ont bien signée, « seulement » s’en émeut  Barad19 et les autres animateurs du forum ; ils en espéraient 50.000. Depuis la publication de la vidéo déchirante, la barre des 2.000 signatures a été franchie sous les vivat des principaux membres actifs du forum. Stéphane a alors vécu un moment de gloire pour son « coup médiatique  sur le Nouvel Obs ». Comme une forme d’apothéose, il incite d’ailleurs les autres à transmettre l’article de Louise Pothier à « Marianne ».

D’autres recherches mettent pourtant en lumière la triste véracité des faits concernant :
-    le suicide en décembre 2011, par défenestration d’une employée de 52 ans à Paris chèques, à son retour d’un arrêt de travail pour longue maladie.
-    le suicide d’un cadre postier du Finistère, en arrêt maladie, qui est retourné sur son lieu de travail pour se pendre, au lendemain de la marche silencieuse en mémoire du jeune Rennais à laquelle il avait assistée (et de visites de « camarades » à son domicile).
-    la lettre du président des Médecin de Prévention existe bel et bien et elle a été envoyée aux destinataires cités. Elle se compose de six pages  et son contenu est plus détaillé que l’extrait évoqué par Stéphane. On y découvre à la fin un passage qui parle de la tentative de suicide de deux médecins de prévention. Si l’on réalise que l’auteur de cette lettre aussi est aussi le président qui en a la charge, il devient alors difficile de distinguer dans les motivations de son auteur la prise de conscience d’un malaise professionnel plus large ou le choix délibéré de rendre responsable l’entreprise d’un drame qui le touche personnellement.

Mais revenons à la question posée initialement,  quel malaise ou quel message exprime donc Stéphane Jarque? Penchons nous sur sa personnalité de cet internaute:
-    sur « Ebay » un acheteur le qualifie de « vendeur  pas sérieux qui se désiste le lendemain de sa vente »,
-    sur « Copain d’Avant » c’est un gars qui se dit « satisfait de son job et qu’il ne souhaite pas en changer ».

Si rien ne nous renseigne sur le malaise, on peut quand même en déduire que Stéphane navigue comme tout être humain entre ses qualités, ses défauts  et ses contradictions. Pour mieux le cerner, intéressons-nous à son travail. Est-il toujours le facteur que vous voyez passer devant chez vous tous les matins qu’il pleuve ou qu’il vente ou bien est-ce le postier qui vous accueille au bureau de poste avec le sourire?

Après quelques recherches, on déniche Stéphane sur FO.com. Il est secrétaire départemental de ce syndicat pour la Corrèze (05 55 74 02 28 [email protected] pour les incrédules) mais pas seulement, il est aussi un candidat national à l’élection professionnelle des représentants au comité technique de La Poste en 2011. On le découvre en 2009 et plus récemment en 2011 leader dans des grèves jusque-boutistes (en étroite proximité avec des élus de Corrèze sur la bonne ville de Brive). Son extrémisme lui vaut le commentaire suivant d’un de ses pairs (toujours sur le forum des postiers) : « Barrad19, pousser les facteurs de Brive au conflit sans solution de sortie de crise est inconscient, certains combats sont voués à l’échec, à une perte de salaire, de confiance... » Surtout « quand l’ entreprise a dépensé plusieurs milliards d’euros (accessoirement prêtés par l’Etat) pour automatiser le traitement du courrier, diminuer le tri manuel des facteurs le matin avant leur départ en tournée mais aussi pour élever le statut d’un facteur sur 3 au moyen de promotions et de formations sur la qualité et le management d’équipe : cette entreprise (…et les Français) sont en droit d’attendre un retour sur leurs investissements ».

Quels sont donc les intérêts en jeu autour de « La Poste » pour qu’une telle médiatisation soit si bien orchestrée? Hier, pendant la campagne des  législatives (et avec un certain succès d’ailleurs)  puis lors des primaires, ce furent Ségolène, François et Martine qui s’intéressèrent aux postes de province. Leur discours s’adressait aux élus locaux sur le thème fédérateur d’alors : « la critique de l’aménagement du territoire du gouvernent Fillon ». Aujourd’hui c’est le Front de Gauche qui appelle en visite à la Poste à la « lutte finale » afin que « rien ne change à La Poste ». Mais plus récemment encore c’est  le FN qui a le dernier mot et qui propose de « revenir au service public postal». Le « service public postal », quel symbole universel et surtout quelle unanimité autour d’une volonté d’immobilisme et de sanctuarisation. Sauf que, « service public », implique les notions de  « service et de public »… Encore faut-il que l’entreprise soit encore là demain pour offrir  un « service » au « public » et que le « public » utilise toujours le « service » en question.

Regardons donc outre Atlantique, là où les syndicats ont réussi,  en terre ultra-libéraliste, le tour de force de préserver quelques années l’US Postal et de conserver bec et ongle tous les avantages acquis lors des différentes luttes à la Poste Canada:
-    Aux USA en raison de la baisse de trafic du courrier et à  cause de l’incapacité statutaire d’évoluer,  les postiers sont licenciés en 2011 par vagues de 100 à 120.000. Ils étaient 600.000 initialement, soit à peine deux fois plus que le nombre de postiers Français il y a 10 ans pour un territoire 20 fois plus grand. Les conséquences sur la qualité du service sont les suivantes : la durée d’acheminement d’une lettre est passée à plus de dix jours, certains points du territoire ne sont plus distribués qu’une fois par semaine voire même, le courrier est  laissé en instance à la poste, charge à l’usager de venir le chercher. Obama (himself) a aussi mis deux fois « au pot » en un an pour éviter la faillite.
-    Au Canada, forts de grèves tournantes dans les centres de tri, 20% du courrier a été transféré en quelques mois et de manière durable vers des échanges informatiques. L’ancien directeur et les analystes économiques disent là bas que le dépôt de bilan ne saurait tarder…

Pourquoi l’acharnement syndical a-t-il conduit ces entreprises à leur perte et leurs employés au chômage au lieu de les aider dans leur difficile adaptation à la modernité? On peut l’expliquer par l’incapacité historique des syndicats à négocier plusieurs virages mais aussi par la perte graduelle du  sens profond de leurs luttes qui se manifeste dans l’érosion de leur base, du style de luttes que l’on voit émerger localement et leur radicalisation à défaut de projet de société réaliste.

-    Les syndicats ont raté le virage du chômage apparu dans les années 70 car ils ont toujours conservé leur crédo d’amélioration des conditions de travail ou de maintien des avantages acquis (de ceux qui possèdent encore un emploi, leurs adhérant et les leaders locaux eux-mêmes). L’enjeu était et aurait du rester l’emploi du plus grand nombre.
-    L’autre virage raté est celui de la mondialisation où l’avenir devrait s’envisager autour de la mise en œuvre de conditions de travail et de vies équivalentes entre pays industrialisés et pays émergeants : les syndicats n’ont pas su dépasser leurs divergences et s’internationaliser pour contribuer à tirer vers le haut les différences salariales et de couverture sociale. Les entreprises multinationales dans lesquelles ils étaient pourtant bien implantés en Occident sont des chevaux de Troie idéaux pour le faire. Cette tactique aurait limité de fait l’intérêt financier des délocalisations.
-    Pire encore,  leurs luttes et leurs blocages d’arrière garde ont été un prétexte majeur pour recourir à des transferts massif d’activités, d’où les pertes d’emploi associés dans nos pays industrialisés.

Et pour revenir à La Poste c’est le virage de la société numérique et de l’internet, que leur aveuglement les empêche d’accepter: Le courrier sera à l’internet ce que le moine copiste fut à l’imprimerie, une belle pièce de musée !

Cette entreprise séculaire comme La Poste doit donc faire face au plus grand défi de son histoire. Ce défi ne pourra être relevé qu’avec l’union des forces vives de l’entreprise et non dans le déni  et la défiance mutuelle.

Tel est le vrai malaise de La Poste d’aujourd’hui où des collaborateurs en souffrance sont tiraillés entre une vision surannée de leurs missions, de l’attente de leurs usagers, de la nostalgie de leurs acquis et surtout de l’appréhension du dur chemin qui reste à accomplir pour que l’entreprise survive. Accroitre les angoisses par une instrumentalisation médiatique  profite aux extrémistes et aux concurrents supra-nationaux. C’est dans une doctrine renouvelée que les organisations syndicales pourront retrouver une dynamique et œuvrer pour le XXIème siècle de l’emploi et de l’équité.

Thierry Lafon
Un postier, choqué par la situation et qui parle en son nom personnel