Entre stratégie et Guerre de l’Information, les Anonymous peuvent-ils tomber le masque ?
En dehors des cercles initiés, la société publique n’a entendu parler des Anonymous que depuis peu de temps. Pour certains, ils représentent l’évolution moderne du justicier masqué, pour d’autres, des terroristes informationnels. Quel que soit le qualificatif que l’on emploie envers les membres de ce collectif, leurs actions, légitimes ou non, là n’est pas la question, sont devenues une réalité. La résonance de ces actions, fournie par les médias, a fait des Anonymous, si ce ne sont des acteurs, au moins des contributeurs à la vie publique. Mais alors, pourquoi ne tombent-ils pas le masque pour s’afficher au grand jour et entrer dans le débat démocratique ?
En ne nous attardant pas sur les causes multiples de l’émergence de ce groupe, il est clair que les Anonymous séduisent par leur positionnement rebelle, clandestin et militant. Par leur capacité de nuisance aussi. De fait, par sa nature anonyme et sans organe de communication officiel, l’origine du groupe reste floue. Il en va bien entendu aussi du nombre de leurs membres. Nous savons cependant que ce groupe dépasse les frontières, puisque l’on peut observer l’activisme de mouvements aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Il semble aussi qu’il se positionne en faveur d’une liberté d’expression et d’un Internet libre et ouvert à tous.
Néanmoins, si leur positionnement n’a, à priori, rien de contradictoire vis-à-vis des idéaux de la démocratie, leur identité représente, en elle-même, une contradiction majeure. En effet, notre perception de la démocratie impose que chaque acteur prenne part au débat public en toute transparence. Or, les Anonymous restent masqués. C’est le premier élément qui dérange et qui empêche la société publique de se positionner en faveur ou non de ce collectif.
Il nous apparaît alors légitime, à tout citoyen, de réclamer, à l’instar de Christophe Barbier, rédacteur en chef de l’Express, que ce groupe affiche au moins l’identité de ses représentants pour participer au débat public. Mais deux questions fondamentales se posent : le peuvent-ils et le veulent-ils ?
Si les Anonymous s’affichent comme unis, on observe que le collectif est en fait composé de plusieurs sous-groupes, ou sous-communautés. Il semble que son fonctionnement se base sur une logique de cellules indépendantes les uns des autres. L’attaque contre l’Express suite aux propos de Christophe Barbier en est révélatrice. Cette dernière est en contradiction avec les idéaux défendus par le groupe, à savoir la liberté d’expression (et donc la liberté de la presse). Les propos de Christophe Barbier mettaient au défi les Anonymous de bloquer le site de l’hebdomadaire. Deux choix s’imposaient au collectif, soit relever le défi tout en entrant en contradiction avec l’idéal affiché, soit ne pas répondre à cette provocation au nom de cet idéal. Par sa nature anonyme et la puissance de leurs actions, appartenir aux Anonymous peut donner un sentiment de puissance. Il devient alors difficile de renoncer à faire la démonstration de cette puissance face à cette provocation. Quelques jours plus tard, lorsque un membre d’Anonymous, dont la réelle appartenance au groupe reste malheureusement à démontrer, est interviewé au Petit Journal de Canal +, on apprend que cette attaque viendrait d’un certain nombre de personnes indépendantes. Il est raisonnable de penser que certains membres ont choisi la première option. En effet, qui peut répondre à cette provocation contre les Anonymous, si ce ne sont des Anonymous eux-mêmes ? On peut certes penser à une autre entité agissant dans le but de discréditer ce collectif pour diminuer leur capacité de nuisance. Suite à cette action, leur légitimité s’en trouve surement diminuée. Mais, ont-ils besoin de cette légitimité ? Une des grandes forces des Anonymous est de ne pas en avoir besoin pour mener leurs actions, puisque ils sont invisibles et leur capacité de rétorsion n’en est aucunement atteinte. Il est donc très probable que ce sont les Anonymous eux-mêmes qui ont fomenté cette action.
On peut désormais comprendre que les Anonymous ne sont pas organisés comme un groupe militant classique avec une ligne hiérarchique précise. C’est ce qui fait leur force comme leur faiblesse. Composé de plusieurs sous-groupes protéiformes et anonymes, chacun peut d’ailleurs intégrer le collectif sans attendre une confirmation, accord ou reconnaissance d’une autorité. Ses membres sont aussi bien des individus lambda que des hackers chevronnés, avec toutes les disparités culturelles et les perceptions personnelles que cela implique. Dans un tel système aussi déstructuré, aucun leader ou porte-parole ne peut émerger et s’afficher au grand jour et se réclamer représentant de tous dans le but de devenir une force politique réelle. Cela signifierait d’ailleurs, par la même occasion, trahir l’identité même du groupe, représentée par son nom. Il est donc illusoire de penser que les Anonymous pourront tomber le masque un jour. Mais le veulent-ils vraiment ?
Il existe peut-être des membres souhaitant continuer leur combat sur un terrain plus politique. Cependant, avec les avantages octroyés par l’organisation actuelle du groupe, cela ne peut qu’aller dans un sens contraire. En effet, dans un contexte d’affrontement et d’économie de ressources propre à toute stratégie, il est intéressant de neutraliser les têtes d’un mouvement clandestin, afin d’entrainer une paralysie décisionnelle. Cela permet de gagner du temps pour le démanteler peu à peu. Or, dans le cas des Anonymous, le groupe ne présente aucune cible émergente. C’est en cela que repose la première dimension de sa puissance : sa capacité à rester invisible, ce qui lui permet de mener ses frappes sans être inquiété, ce qui représente la seconde dimension de sa puissance. Toute mesure de rétorsion ne peut aboutir car il faudrait identifier au préalable une cible sur laquelle la diriger. Les Anonymous n’offre aucun point majeur de fixation, ils sont pour l’instant intouchables, ce qui représente un avantage indéniable.
Au moment où ils tomberont le masque, ils perdront cet avantage et donc tout moyen d’action. De plus, les cibles étant, jusque-là, des gouvernements comme des grandes entreprises dont les intérêts sont importants, s’afficher comme Anonymous au grand jour implique malheureusement d’être épié, espionné et piraté afin d’identifier les membres du mouvement en relation. Cela pose un problème de sécurité pour le groupe et peut neutraliser la chaîne d’information et de communication.
La forme d’organisation des Anonymous prévient aussi tout risque d’infiltration. Le groupe étant composé de sous-groupes protéiformes, indépendants, plus ou moins impliqués, n’agissant pas forcément tous toujours à chaque attaque, cela rend l’identification des cercles et leur infiltration difficiles. Si certaines plateformes sont identifiées comme étant des lieux d’échanges entre les membres, ces dernières permettent d’échanger sans créer de profil ou sans s’enregistrer au préalable. Les initiatives peuvent y être prises de façon spontanée, sans attendre de validation d’une autorité supérieure. Le processus de décision y est complétement décentralisé, sans ligne hiérarchique.
Pour conclure, que ce constat implique-t-il pour les entreprises ? Les Anonymous existent et leur pouvoir, légitime ou non, est une réalité avec laquelle les acteurs économique doivent composer. Pour une grande entreprise, il est nécessaire de ne pas négliger ce nouvel acteur et de prendre en compte ses éventuels mouvements lorsqu’elles communiquent ou se positionnent. Au contraire, certaines PME innovantes, proposant un produit ou un service compatible, mais disposant de peu de ressources, trouveront surement des alliés chez les Anonymous face aux géants du secteur, dans un contexte d’affrontement du faible au fort.
Sylvain Boivin