Philippe Baumard (le vide stratégique, CNRS éditions) ouvre enfin le débat de fond que fuit le monde politique depuis la fin du gaullisme. Professeur atypique et hors normes de l’université française, Philippe Baumard a une qualité essentielle : il dit ce qu’il pense. A ce titre, il sort des sentiers battus qu’empruntent souvent ses pairs, à l’image d’un Jean Hervé Lorenzi, Président du cercle des économistes, qui ne cesse de répéter à qui veut bien l’entendre qu’il ne peut pas faire de pronostics sur l’avenir ! Cette prudence verbale, -- que vous ne trouverez pas dans Le vide stratégique – montre combien la science économique est en train de basculer dans le sophisme ! Il faut bien admettre que la pensée dominante des dernières décennies, symbolisée par le discours des économistes contemporains, est chahutée par les vicissitudes de l’Histoire (le libéralisme remis en cause par le modèle atypique développée par une dictature communiste comme la Chine), laminée par sa vision mono culturelle du monde (hors de l’analyse du marché et de la finance, point de salut pour comprendre la mondialisation), et aux antipodes de la transdisciplinarité dans la quelle les sciences dures se sont engagées depuis longtemps. Dans son ouvrage, Philippe Baumard a évité cet écueil. Il a osé sortir de la bulle contemplative en abordant la question centrale de la stratégie.
Son ouvrage comporte des mots clés qui feraient fuir le grand public : guerres cognitives, tactique par attrition, gagner des guerres par la subversion systématique de ses insurgés… Et pourtant sans cette ébauche de grille de lecture, l’étude de la stratégie se résume souvent à une partie de petits soldats. Contrairement à ce que prétend un éminent spécialiste de l’art de la guerre, Hervé Couteau-Bégarie, la stratégie est bien plus que la guerre militaire. C’est d’abord une réflexion sur la survie de l’humanité et ensuite une lecture critique sur l’acquisition de la puissance (le militaire n’étant qu’une partie plus moins ou moins significative des moyens utilisés selon les époques).
L’ouvrage de Philippe Baumard soulève pourtant trois questions. La première prend la forme d’un simple rappel : les « stratégies » dans l’Histoire sont rarement écrites revendiquées. Il est donc possible que le vide stratégique actuel masque en réalité un changement stratégique majeur et délibéré. C’est le propre des grandes crises d’être détournées, dans l’ombre, au profit du très petit nombre, et au détriment du plus grand dénominateur commun. Cet aspect n’a pas été traité par l’auteur, peut-être délibérément, car on ne peut pas croire qu’il ignore une telle possibilité en ayant côtoyé de si près ses potentiels organisateurs, aux Etats-Unis aussi bien qu’en France. Le « vide stratégique » est présenté comme la conséquence d’une « grande absence », mais jamais comme une stratégie de masquage des intentions réelles et profondes des acteurs les plus offensifs. Et pourtant ! L’histoire du XXe met en évidence le souci des Etats conquérants à ne pas apparaître comme des Etats agresseurs. Lorsque l’URSS justifia son invasion de la Finlande en 1939. Joseph Staline prétexta le danger qui planait sur la ville de Leningrad menacée par une attaque nazie pour forcer les Finlandais à négocier. Citons dans le même ordre d’idées les efforts accomplis par les dirigeants du troisième Reich pour présenter la France comme le pays agresseur en 1939 en forçant le gouvernement d’Edouard Daladier à déclarer la guerre à l’Allemagne à cause de son agression militaire contre la Pologne.
La seconde question porte sur la définition de la stratégie. Philippe Baumard ne reconnaît de valeur à une stratégie que si elle s’inscrit dans un objectif de pérennité et d’épanouissement humain, rejetant ainsi habilement tout le « paradigme Clausewitzien ». Toutes les autres sont des tactiques qui mènent les systèmes à leurs pertes. Si elle possède le mérite de poser la question de la primauté du but sur les moyens, cette vision louable ne s’applique pas à tous les contextes historiques. Michel Heller dans son Histoire de la Russie et de son empire (réédition Flammarion, 2010) retrace les affrontements entre les nomades des steppes du Sud et les sédentaires qui construisent des villes le long des fleuves qui vont de la Baltique à la mer noire. Douze siècles d’invasion nomade des civilisations sédentaires précédaient l’œuvre de Gengis Kahn, créateur de l’empire mongol. La légitimité des stratégies de combat des peuples nomades s’inscrit dans une échelle de temps qui dépasse très largement le cadre tactique.
Il en va de même pour la critique que Baumard porte sur les stratégies d’attrition qu’il voue à l’échec. L’histoire est là pour rappeler que des stratégies d’usure défensives piègent parfois le fort en jouant sur sa certitude de détenir la vérité. Dans son ouvrage Effondrement (comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006), Jared Diamond souligne la réussite d’une stratégie d’attrition des Inuits à l’encontre des conquérants vikings qui stoppe la colonisation du Groenland pendant trois siècles. Au Moyen Age, les Inuits du Groenland provoquèrent la disparition des fermes vikings favorisées par une période de réchauffement climatique en ne leur transmettant pas volontairement les techniques de pêche pour survivre en cas de chute durable des températures. Certes, souhaitons de ne pas être condamné à être reclus au fond d’une banquise par moins cinquante pour avoir l’imagination stratégique du faible au fort ! Sur ce point, Baumard, avec son pragmatisme froid, marque un point.
Joël Cornette dans son livre Le roi de guerre (petite bibliothèque Payot, 2010) met en exergue la stratégie de sanctuarisation du territoire que les sept Provinces-Unies développèrent dès la fin du XVIe siècle. Le solide réseau de forteresses astucieusement placée le long du rempart naturel des rivières et des fleuves épuisa les armées espagnoles deux fois supérieures en nombre. Plus récemment, Vladimir Poutine a démontré l’importance de l’arme économique en jouant sur la dépendance énergétique des anciens pays satellites de l’URSS. Soucieux de contrer les guerres cognitives inventées aux Etats-Unis (en certainement pas revendiquées comme manœuvre de puissance par Washington) sous le nom de révolutions de couleur, la Russie a laissé les Américains s’enfoncer sur les marches de l’ancien empire soviétique en attendant l’erreur. La Géorgie l’a commise en attaquant militairement des forces russes qui rapidement prirent le dessus. Ce revers eut des répercussions négatives dans les régimes où les actions de soft power américain avaient marqué des points, notamment en Ukraine.
La troisième question soulevée par « Le vide stratégique » de Philippe Baumard porte sur la profondeur historique de la stratégie. Une lecture baumardienne de la stratégie allemande actuelle aurait du mal à prendre en compte les constantes historiques qui comblent un vide apparent, dû aux conséquences de la seconde guerre mondiale. La volonté des Allemands d’avoir à l’Est une Russie maîtrisant les multiples défis d’un empire en mouvement, plonge ses racines dans le XVIIIe siècle lors de l’apparition de la Prusse. Les accords bilatéraux passés entre Berlin et Moscou s’inscrivent dans cette recherche de stabilisation des contrées de l’Est face à une Asie menaçante et instable. Contrairement aux apparences, nos amis allemands ne souffrent d’aucun vide stratégique. Au contraire, ils pérennisent une constante de grande stratégie inscrite dans leur processus d’unité territoriale depuis Bismarck. Mais, après tout, on peut tout à fait lire cela « au pochoir » dans l’ouvrage de Baumard : l’exercice intéressant consiste à observer les « vides » que l’auteur n’a certainement pas laissés au hasard ! L’Allemagne et la Russie font l’objet d’un certain tropisme qui pourrait faire croire que cet ouvrage a été écrit au delà de la ligne bleue des Vosges…
Un point de divergence de fond avec Philippe Baumard est l’interprétation qu’il fait de David Galula, le théoricien contemporain de la contre insurrection dans le monde occidental. La pensée de Galula aboutit à des défaites. C’est Giap, inspiré des théories de guerre prolongée de Mao Tsé Toung qui a gagné contre les Français en Indochine et les Américains au Vietnam, et non Galula. Quant au général américain David Petraeus, qui s’est inspiré de Galula en allant jusqu’à le qualifier de « Clausewitz de la contre insurrection », ses successeurs devront nous démontrer dans un futur proche la pertinence géopolitique de sa « victoire » stratégique en Irak et en …Afghanistan.
En revanche, là où je rejoins Philippe Baumard, c’est sur sa démonstration à propos des guerres cognitives. La recherche de la supériorité cognitive centrée sur le contrôle des infrastructures et des esprits (cf. le concept anglo-saxon d’information dominance) se heurte à la dimension irrationnelle de l’être humain. L’étude des grilles de lecture des régimes totalitaires nous démontre qu’ils oublient toujours une menace majeure. Christian Ingrao dans son ouvrage Croire et détruire (les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, 2010) décortique le mode de pensée nazie dans la détection des menaces contre le troisième Reich. Le service de sécurité de la SS (SD) ne sut pas concevoir la matrice pour détecter les dissidents nationalistes du régime car il était inconcevable qu’il y en ait. Un tel aveuglement existe aussi dans les démocraties. Et Philippe Baumard de conclure son ouvrage par ce qui est plus qu’une prédiction : « à force de ne plus vouloir définir, nous nous sommes collectivement contraints à un capitalisme de la punition permanente qui se maintient par la peur psychologique de son effondrement. ».
Christian Harbulot