La France et la francophonie : un échec lancinant ?

« Notre langue, c’est la langue arabe. On est devenu franco-arabe, c’est de la pollution linguistique » (Rached Ghannouchi, le 27 octobre 2011 à Tunis). La politique linguistique, rarement évoquée dans les médias, n’en conserve pas moins une forte acuité. Nous serions tentés de dire que cette intuition est encore plus évidente, ou devrait l’être, lorsqu’est abordé le domaine de la francophonie. Selon la définition donnée par Léopold Sedar Senghor en 1962, la francophonie représente cet « humanisme intégral tout autour de la Terre ». La Francophonie institutionnelle existe (Organisation Internationale de la Francophonie, basée à Paris), mais, comme le rappelle Yves Moisseron, « la francophonie est une réalité politique, économique, culturelle et humaine importante qui se passe essentiellement sur le terrain ». Les rapports entre la France et les francophones semblent être naturels. Mais cette évidence se traduit-elle dans l’Histoire ? La non-visibilité de ces rapports est-elle un aveu d’échec ?

 Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les rapports entre la France et la francophonie ne sont pas soutenus et constants (I). De fait, d’aucuns usent du vocabulaire de l’échec pour caractériser cette relation. Or cette assertion est vraisemblable, mais partielle. En effet, s’il est vrai que leurs rapports sont distendus et intensément variables, des volontés et des sursauts rendent cette relation viable et possible (II). La réforme constitutionnelle de 2008 (Nouvel article 87 : « La République participe au développement de la solidarité et de la coopération entre les États et les peuples ayant le français en partage ») nous montre que cette relation, tout en étant fragile et sporadique, prend de l’ampleur. Il est donc permis d’espérer. Espérer que les relations entre la France et la francophonie parviennent à éviter l’affront de l’échec insistant (III).

I La France et la francophonie
Depuis que la France s’appelle France, la francophonie existe. Si le mot n’apparaît qu’au XIXe siècle sous la plume d’Onésime Reclus, la francophonie, au sens de regroupement de personnes ayant une même langue en commun, a une réalité dès le XVIIe siècle, date de la fondation de la Nouvelle-France par Champlain. Toutefois, nulle stratégie écrite et médiatisée n’existe sur les rapports entre la France et sa potentielle « sphère d’influence francophone » avant la débâcle de 1870-1871, véritable électrochoc.
À partir de cette date, deux initiatives complémentaires voient le jour : d’une part les considérations intellectuelles et géographiques d’Onésime Reclus, que certains qualifient aisément « d’expansionnistes », et d’autre part la création de l’Alliance Française en 1883. Initialement destinée à la « propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger », cette dynamique est créée par deux fonctionnaires, Paul Cambon et Pierre Foncin. Il est à souligner que l’Alliance est composée à l’étranger de comités de droit local complètement indépendants de l’État. En outre, en 2010, l’Alliance Française s’autofinance à hauteur de 75 %. Ces deux exemples permettent de mettre en exergue l’idée que les rapports entre la France et la francophonie existent, mais qu’ils sont le plus souvent individuels, fondés sur le volontariat. De même, le peu de considération accordée aux écrits d’Onésime Reclus montre bien que la francophonie n’est nullement envisagée par la France comme un outil stratégique. Néanmoins,  « comment ne pas espérer en l'an 2000, quand on compare l'aire de sa langue, en cette fin de XIXe siècle, à l'espace occupé par elle en 1830, et même à la veille de 1848, quand Louis-Philippe, recevant à Paris la visite du bey de Tunis, ne put causer avec lui qu'en langue italienne ? » (Onésime Reclus).

 

II Réussites et échecs
Eu égard à la période considérée (XVIIe-XXIe), les échecs existent. L’exemple le plus célèbre concerne « le ratage huguenot », lorsque les Protestants, chassés de France par l’Édit de Fontainebleau en 1685, partirent s’installer à Berlin, Londres ou Amsterdam. Cet exode entraîna non seulement une perte de savoir-faire pour la France, mais aussi un vacuum quant à la non-utilisation de cet outil potentiel d’influence francophone à l’étranger. Notons que certains avaient déjà cette arrière-pensée, comme Vauban qui écrivit au Roi un « Mémoire pour le rappel des huguenots » en 1686.
Malgré cette absence de stratégie, qui n’est pas propre en France au domaine étudié, la francophonie connaît de nombreuses réussites. Il suffit de considérer l’évolution du nombre d’Alliances françaises. De 274 comités à l’étranger en 1914, il en existe aujourd’hui près de 1050. Environ 500 000 étudiants bénéficient chaque année de l’enseignement de la langue française. De même, Onésime Reclus estimait à 54 millions le nombre de francophones de par le monde fin XIXe. Il y en a aujourd’hui environ 200 millions. L’évolution est notable, même si, sur la durée, elle peut paraître infime.
La réussite déterminante qui pourrait être reconnue à la francophonie est sa vigueur associative. Elle est le signe d’un projet collectif porté par des personnes volontaires. Cette dynamique éclatée correspond d’autant plus à une réussite qu’elle est médiatique. Notons à ce titre le « Prix de la carpette anglaise », distribué chaque année à un membre de l’élite française ayant bafoué la langue française. Dans un autre registre, il existe l’Assemblée des Fonctionnaires Francophones des Organisations Internationales qui s’attache à promouvoir l’usage de la langue française au sein de ces institutions.

III Eviter l’échec lancinant
Si l’échec est une éventualité,  il ne se suffit pas à lui-même et doit être dépassé afin d’éviter qu’il ne devienne «  lancinant ». Pour ce faire, deux voies peuvent être empruntées : la mise à l’écart de l’échec (amélioration illusoire) ou l’amélioration réaliste continue à partir de l’échec initial.
L’amélioration illusoire consiste à donner une nouvelle terminologie à un même problème, à dire qu’il n’a jamais existé ou bien encore à lui adjoindre des motifs fallacieux. C’est ce que semblent faire les signataires du manifeste paru dans Le Monde intitulé « Pour une littérature-monde ». La francophonie serait une « lumière d’étoile morte », « brisée » en même temps que le « pacte colonial ». L’heure serait à la construction d’un « vaste ensemble polyphonique, sans souci d’on ne sait quel combat ». À vouloir éviter le combat, on finit par le subir. La francophonie représente une masse d’hommes et de femmes, répartie sur les cinq continents. Du simple fait de cette réalité, les notions de rapports de force et de stratégie doivent apparaître.
L’amélioration réaliste continue s’appuie sur le réel pour le dépasser. Un simple regard sur les rapports entre la France et la francophonie nous a permis de voir à quel point ils étaient multiples, mais dépendants souvent de simples bonnes volontés. C’est une force que de s’en nourrir. C’est une faiblesse que de ne pas avoir de vision pour mettre à profit ce florilège d’intentions. Cette stratégie concertée, seule la France peut l’initier. Elle a l’image et la caisse de résonnance diplomatique nécessaire. Évidemment, la France ne doit pas représenter à elle seule la Francophonie et la francophonie. C’est l’accusation la plus commune portée à son encontre et elle doit être absolument évitée. Mais comment expliquer, comme l’a démontré Mr le Sénateur Louis Duvernois, que la France consente 134 millions d’euros en 2011 à la francophonie, toutes lignes budgétaires confondues, sans que soit mise en place une stratégie de long terme et concertée ?
La France doit impérativement faire sien le mot de Boutros Boutros-Ghali : « la francophonie sera subversive et imaginative, ou ne sera pas » (Cotonou, 1994). La fenêtre d’opportunités semble d’ailleurs exister puisque nous fêtons l’année prochaine les cinquante ans de l’article fondateur écrit par Léopold Sedar Senghor. Des novations peu coûteuses existent, susceptibles de redéfinir, dynamiser et pérenniser les rapports entre la France et la francophonie. Voici quelques exemples de politique francophone qui pourraient exister à côté d’une Francophonie des grands sommets, exemples capables de prendre à revers les stratégies étrangères, qui passent souvent par le biais d’instituts (Goethe, Confucius).

 

IV Bibliographie

 

 

 


  •  « France, Algérie et colonies », Onésime Reclus, 1886

  • « Nouveau discours sur l'universalité de la langue française », Thierry de Beaucé, 1988

  •  « La langue française face à la mondialisation », Yves Montenay, 2005

  • « Pour une Renaissance de la Francophonie », Hervé Bourges, 2008

  • « L'Alliance française ou la diplomatie de la langue (1883-1914) », François Chaubet


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Revue historique, 2004/4 n° 632, p. 763-785