Les Etats-Unis ne peuvent et ne souhaitent pas se battre sur deux fronts. Leur adversaire majeur est la Chine et cette priorité stratégique multidimensionnelle (économique, spatial, informationnel) les oblige à limiter toute marge de manœuvre sur les seconds fronts potentiels. L’Europe est aussi un allié encombrant en raison de son euro concurrent du dollar et de sa capacité de rebond par la taille de son marché de consommateurs. Cette zone rendue imprévisible par sa progression chaotique vers un devenir politique ne peut pas être dans le dos des Etats-Unis. Il est donc vain de croire une seconde que les Etats-Unis laisseront l’Union européenne devenir une zone stratégique autonome.
Ce constat prive les Etats membres de l’UE de toute velléité d’indépendance réelle. La France est aujourd’hui piégée par cet état de fait. Elle est tenue en laisse courte par les différents chefs d’orchestre qui se succèdent aux commandes de l’empire américain depuis un demi-siècle. Contrairement aux apparences, l’aventure libyenne n’a pas élargi le champ de nos possibilités d’action. A titre d’exemple, Paris est aujourd’hui dans l’incapacité d’enquêter sérieusement sur la déstabilisation des Etats souverains par les milieux financiers. Notons à ce propos que les économies comme la Bulgarie et la Roumanie sont aussi moribondes que la Grèce mais que cette évidence reste étrangement un non dit diplomatique et médiatique.
Les Etats-Unis n’ont aucun intérêt à jeter de l’huile sur le feu dans cette partie du monde à cause du bras de fer entamé avec la Russie sur les anciennes marches de son empire. L’affaire géorgienne a été un coup de semonce dont se sont encore mal remis les politiques de Washington. Ces derniers pensaient avoir réussi à percer la ligne de défense invisible du pouvoir russe entamée en Ukraine par la révolution orange. L’enchaînement des évènements a démontré que Moscou avait trouvé la parade symbolisée par la défaite militaire des troupes géorgiennes face aux troupes russes.
La Chine est devenue depuis plusieurs années l’adversaire principal de la première puissance du monde sur le plan économique. Le modèle économique américain n’est pas adapté à cette situation particulière. Une dictature communiste a su faire le bilan de l’effondrement de l’URSS et analysé avec une grande précision la manière dont les Etats-Unis étaient arrivés à ce résultat. L’empire soviétique n’avait pas su faire face à la course aux armements symbolisée par le projet de guerre des étoiles initiée par le président Reagan. La priorité accordée à l’entretien du complexe militaro-industriel par le parti communiste d’Union soviétique a abouti à un double échec : l’incapacité à bâtir une économie civile capable de satisfaire les besoins de consommation de la population russe, l’impossibilité d’organiser une division du travail performante entre les pays du pacte de Varsovie. Durant la guerre froide, les autorités du Kremlin ont constamment privilégié l’hypothèse de l’affrontement militaire impliquant le recours aux armes nucléaires. Cette optique a écarté toutes les autres alternatives stratégiques en dépit des apparences.
A la fin des années 50, le risque d’un cataclysme nucléaire a amené les deux blocs de l’Est et de l’Ouest à déplacer leur affrontement sur le terrain de la compétition pacifique entre les deux blocs (la course à la conquête de l’espace, les prédictions de Nikita Khrouchtchev sur la supériorité de la société socialiste par rapport au modèle américain de société de consommation, le débat diplomatique entre les pays alignés non alignés). Mais ce changement d’échiquier ne modifie pas le cadre politico-militaire de l’affrontement (Vietnam, Afghanistan, conflits de basse intensité dans les pays en voie de décolonisation). L’effondrement du bloc soviétique est ressenti comme une défaite majeure par le monde communiste. La Chine communiste n’a pas voulu reproduite les mêmes erreurs. Sa civilisation, sa culture, son passé économique la prédisposent à tenter une autre voie. Le Japon, pays vaincu militairement a su naviguer entre les écueils de la guerre froide pour se hisser au deuxième rang de l’économie mondiale.
Cette stratégie non militaire et très faiblement diplomatique a été étudiée avec beaucoup de soin par les experts de la Chine communiste. L’occupation de la Mandchourie par les Japonais au cours des années 30 a laissé des traces. A l’époque, le Japon a créé un Etat fantoche dont la réussite était son modèle industriel. Les recettes pour aboutir à ce résultat surprenant n’étaient pas libérales. Les observateurs occidentaux rapportent qu’en 1940, la Ruhr du Mandchoukouo était administrée par une compagnie de chemin de fer. Les Japonais avaient copié la manière dont les Américains s’étaient lancés à la conquête de l’Ouest en construisant des lignes de chemins de fer. Ils ajoutent à ce système un mode d’organisation adapté à l’occupation d’un territoire étranger. La compagnie de chemin de fer du Mandchoukouo possède une armée et une police pour sécuriser la colonie potentiellement menacée par des troupes chinoises nationalistes ou communistes; cet Etat dans l’empire du Soleil Levant gère plus de 200 000 employés, une banque d’émission, une flotte marchande ainsi que des écoles et des universités.
Il ne s’agit plus d’un modèle capitaliste inspiré du monde occidental mais d’une mutation fortement marquée par une empreinte asiatique fondée sur la volonté d’accroître la puissance par une dynamique industrielle combative et sortant des sentiers battus par le libéralisme. Tous les moyens sont bons pour opérer des raccourcis et combler le retard technique afin de devenir compétitif et d’arracher des parts de marché aux pays industrialisés. La Chine de Deng Xiaoping a adopté cette stratégie en créant les zones économiques spéciales (attirer le capital étranger, faire venir les chaînes de fabrication, récupérer le savoir faire, le copier, éventuellement le piller, fabriquer des produits moins chers, pratiquer le dumping en acceptant de perdre de l’argent, fausser le jeu concurrentiel des concurrents occidentaux, les affaiblir, provoquer la délocalisation et insuffler chez l’adversaire un processus de désindustrialisation).
Les Etats-Unis n’ont pas su intégrer cette dimension stratégique à leur schéma de pensée. Leur victoire géoéconomique sur le Japon au début des années 90 les a renforcés dans leur conviction que leur suprématie militaire, leur/ domination monétaire et financière et leur leadership dans l’économie de la connaissance leur donnaient un avantage déterminant et durable sur la conduite des affaires planétaires. La volonté chinoise de renverser le rapport de force par une prédominance industrielle a fortement porté atteinte aux convictions américaines. La désindustrialisation de l’Amérique sape les bases de cette politique de puissance de manière insidieuse. Acculés par l’endettement et un certain affaiblissement géopolitique (retrait d’Irak et d’Afghanistan programmés sans certitude de victoire), les Etats-Unis ont à l’égard de l’Europe une attitude dangereuse et proche du grand écart : la maintenir dans le giron de l’OTAN tout en l’affaiblissant par une incitation à un élargissement ingérable (anciens pays de l’Est, Turquie) et en la poussant dans ses contradictions monétaires, financières et budgétaires dès que la situation l’exige.
Christian Harbulot