On se souvient des tensions inattendues survenues entre Bakou et Achgabat au cours de l’été 2009 lorsque le président turkmène menaçait son homologue azéri de saisir les juridictions internationales afin de régler la question (déjà ancienne) du partage de la Caspienne et des gisements gaziers litigieux que seize rencontres bilatérales n’avaient pas suffi à résoudre. La crise n’aura duré que quelques semaines mais elle aura suffit à préoccuper l’industrie gazière quant à la survie du projet Nabucco. En effet, le projet stratégique doit acheminer le gaz caucasien, et notamment turkmène, en Europe et doit passer par l’Azerbaïdjan.
En réalité, l’enjeu dépasse largement la seule question des relations bilatérales entre les deux Etats. En effet, dans la première phase du projet, seul le gaz azéri est concerné. Mais le gaz turkmène doit intervenir pour sa seconde phase (et passer par l’Azerbaïdjan) afin que le gazoduc fonctionne à pleine capacité. Le projet Nabucco repose donc en partie sur l’harmonie des relations entre les deux pays.
On imagine sans difficulté que le Président Berdymoukhamedov l’aura compris et que la crise de l’été 2009 lui aura servi de deux manières. Le président turkmène y aura vu l’occasion d’avertir l’Azerbaïdjan qu’il fallait résoudre ce conflit s’il voulait pleinement profiter de Nabucco. De plus, le durcissement de sa position lui aura permis de se rendre indispensable à la réalisation du projet (et de faire monter les prix de son gaz). Un règlement du litige opposant Bakou et Achgabat permettrait un déroulement harmonieux de l’initiative Nabucco et représenterait un avantage certain pour les deux Etats. Les présidences turkmène et azéri y auront également sans doute vu l’opportunité de mettre fin à un conflit ancien portant sur le tracé de leurs frontières maritimes et le partage de leurs ressources.
A l’heure actuelle, les relations entre les deux Etats se sont adoucies. Les présidents Berdymoukhamedov et Aliyev donnent l’impression de coopérer afin que des projets stratégiques ne soient pas bloqués par les litiges historiques qui les opposent. L’heure n’est donc plus aux menaces mais à la détente.
Mais les enjeux ne s’arrêtent pas là. Le projet de construction du pipeline et le tracé de son parcours sont contestés par un autre protagoniste de la zone. Nabucco doit acheminer le gaz des deux anciennes républiques soviétiques vers l’Europe en contournant la Russie et l’Ukraine. Le mois de septembre 2011 a marqué le début des négociations entre l’UE et les deux Etats caucasiens. Moscou s’est aussitôt exprimé et la diplomatie russe a condamné l’action de l’UE en la qualifiant d’ingérence susceptible de compliquer la situation dans cette région. La Russie conteste bien évidemment le tracé du gazoduc qui doit permettre aux Etats membres de l’UE de ne plus dépendre de ses seules réserves (suite aux crises gazières récurrentes entre Moscou et Kiev).
Les cinq pays riverains ne sont jamais parvenus à un accord sur le partage des eaux de la Caspienne. Moscou a tenu à rappeler que l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ont signé en 2007 une déclaration politique aux termes de laquelle les riverains s’engageaient à ne pas développer des activités hors de leurs eaux territoriales sans l’accord de leurs voisins. Aussi les russes avancent-ils l’argument selon lequel l’ingérence européenne n’aurait d’autres conséquences que la complexification des relations diplomatiques locales. Si, sur cet aspect, il est très probable que Moscou ait raison (sa réaction énergique le prouve), l’on ne peut s’empêcher d’associer ces déclarations à la crainte russe de perdre le monopole gazier dont elle dispose en Europe.
Pourtant, l’Etat russe n’est pas en reste sur le marché puisqu’il concurrence directement Nabucco avec le projet South Stream, qui doit acheminer le gaz exploité par la compagnie Gazprom et relier la mer Caspienne à l’Italie via un réseau terrestre et off-shore de plusieurs milliers de kilomètres. Et comme le rappelait en 2008 le directeur du projet Nabucco Reinhard Mitschek, la croissance de la demande annuelle européenne est telle qu’elle crée des besoins suffisants pour plusieurs gazoducs dont South Stream et Nabucco. Et pourtant la Russie continue de faire preuve de beaucoup de zèle pour mettre à mal ce projet qui pourrait « affranchir » les anciennes républiques soviétiques (mais aussi l’Europe) de son joug énergétique et politique.
En tout état de cause, si l’avenir du projet reste chancelant, le partenaire turkmène apparaissant comme peu fiable, son cadre juridique a toutefois été finalisé en juin 2011 avec la signature d’un accord entre l’Autriche, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie et la Turquie pour rendre le projet conforme aux législations de ces pays par lesquels transiterait le gazoduc. Les négociations concrètes ne font que commencer mais l’on peut être assuré que Russes, Azéris et tTurkmènes feront preuve de fermeté dans la défense de leurs intérêts respectifs.
Doriane de Lestrange