Manipulations informationnelles lors de la guerre d'Algérie

 

Deux ouvrages récents Le putsch des généraux de Pierre Abramovici (1) et L’arme secrète du FLN du professeur de l’université de Columbia Matthew Connelly (2) apportent un regard nouveau sur la problématique de puissance de la France dans une période charnière de son Histoire. Pierre Abramovici revient sur le putsch militaire à Alger en 1961. Son analyse des évènements fait ressortir la complexité de l’expression de la puissance au début de la Vè République. Quelques mois avant le putsch, général Jouhaud qui deviendra par la suite un des quatre « généraux félons » est convoqué par des proches du général de Gaulle comme Roger Frey qui a en charge le Ministère de l’Intérieur. Ils lui expliquent qu’un coup de force militaire en Algérie serait souhaitable pour créer les conditions d’un nouvel Etat associé à la France et dans lequel pourraient coexister tous les Algériens (y compris les pieds noirs). L’auteur revient aussi sur la manière dont le général de Gaulle vit le déroulement du putsch. Cette chronologie est d’autant plus intéressante qu’elle met en lumière une certaine forme de double jeu. Que penser de la sérénité étonnante du général de Gaulle qui semble convaincu de l’échec d’un putsch au secret si mal protégé et à l’organisation pour le moins improvisée ? Que conclure de la mise en scène qui frise souvent le ridicule lors de l’appel à la résistance des Français contre cette tentative de coup d’Etat.


Une telle commedia dell'arte (les vieux chars Sherman de la gendarmerie déployés devant l’Assemblée nationale n’avaient pas de munitions) pose la question de sa finalité. Pierre Abramovici donne des pistes de réflexion, en particulier sur la mise en œuvre d’un article 16 de la constitution pendant plusieurs mois alors que le putsch a échoué. Il revient aussi sur la manière dont le général de Gaulle « a offert » à l’armée française la victoire de Bizerte contre les forces armées tunisiennes pour compenser le désarroi d’un certain nombre de militaires de carrière qui vivaient très mal la fracture engendrée par les multiples rebondissements de la guerre d’Algérie. L’ouvrage de l’universitaire américain Matthew Connelly complète cette tentative de lecture de la complexité de la puissance en revenant sur la manière dont le FLN a mené sa guerre de l’information contre la France et en exploitant les contradictions des relations franco-américaines durant la guerre froide. Si l’armée française a gagné une guerre de l’information tactique contre le FLN (affaire de la bleuite ; politique de pacification des SAS), elle a perdu la guerre de l’information au niveau stratégique. La démonstration de Matthew Connelly est particulièrement didactique sur ce sujet encore très sensible aujourd’hui et mérite d’être étudiée avec le plus grand soin (les opérations d’influence sur les votes à l’ONU, le décalage du discours induit par une vision colonisatrice et le double jeu du FLN à propos de la modernité démocratique qu’ils revendiquent et l’ambigüité qu’ils entretiennent à l’égard d’une vision jihadiste de l’Islam. Mattew Connelly a su délier les fils des finalités diplomatiques, géopolitiques et idéologiques d’une guerre de l’information qui est encore trop souvent analysée sous l’angle des opérations de propagande, de contrepropagande et d’intoxication.


Quels enseignements tirer de ces deux ouvrages fondamentaux ? Le premier d’entre eux est l’art de la ruse et du leurre manié aussi bien par le fort que par le faible. Dans un  contexte dangereux et difficile (attentats contre le général de Gaulle, appareil d’Etat divisé sur la question algérienne), le créateur de la Vè République gère dans un mouchoir de poche sa stratégie secrète pour mettre un terme à la guerre d’Algérie. De son côté les leaders du FLN ont tiré les leçons de Giap et d’Ho Chi Minh. Ils jouent notamment sur les contradictions de la politique extérieure américaine. Les Etats-Unis doivent à la fois contenir les manœuvres soviétiques dans leur soutien aux luttes de libération nationale en particulier en Afrique du Nord, tout en préservant les intérêts géoéconomiques américains par rapport aux pays pétroliers dans cette partie du monde. Le second enseignement est la perception avant-gardiste de certains hommes politiques de la IVè République qui ont anticipé avec une certaine clairvoyance l’évolution des rapports de force internationaux et la place que va jouer la montée du Tiers Monde face à un monde occidental divisé par des enjeux de puissance souvent antinomiques.

Christian Harbulot