L’enjeu stratégique des smart grids

L’innovation dans le domaine des réseaux électriques intelligents (smart grids) contribue à mieux cerner la dimension multidimensionnelle du marché de l’information dans les prochaines décennies. Evalué dans sa phase de développement à plusieurs dizaines de milliards d’euros sur le plan mondial, le marché des smart grids ne s’arrête pas à la gestion à distance et au contrôle de la consommation électrique des particuliers ou des entreprises. Ses extensions sont multiples et concernent aussi bien la domotique par l’informatisation des équipements ménagers, les applications industrielles fondées sur l’interopérabilité avec l’industrie automobile (véhicules électriques) ou le stockage de l’énergie.

Au-delà des smart grids se profile le marché majeur du traçage des comportements consuméristes. Fabriquer un compteur intelligent, c’est bien et c’est pratique. Le compteur est relevé et réparé à distance. Cette innovation a des applications pratiques évidentes car elle met fin par exemple à l’attente du technicien EDF et supprime la demi journée de travail perdue pour la circonstance. Mais cette vision à court terme de la performance technique (le nouveau compteur marche et la France va être le premier pays au monde à en installer 35 millions en un si court laps de temps) ne doit pas occulter les enjeux à moyen et long terme de l’exploitation des réseaux électriques intelligents et de leur interconnexion avec toutes sortes de potentialités technologiques qui en augmenteront les capacités de rendement.

Les technologies de l’information sont en train de bouleverser les règles de production de connaissances entre l’offre et la demande. Dès à présent, le code barre sur les produits de consommation courante permet de tracer avec une précision de plus en plus fine le comportement d’achat des individus. Demain, la télévision connectée permettra de mesurer l’ensemble des flux informationnels consommés, qu’il s’agisse de leur nature, de leur quantité ou de leur chronologie. Les acteurs de l’Internet travaillent dès à présent à un web de l’objet qui constitue un saut décisif dans l’histoire de la gestion de la marchandise et du commerce.

Les réseaux électriques intelligents font partie de cette diversité de sources d’information véhiculées par les technologies qui pointent du doigt ce que l’on pourrait appeler dès à présent le profiling technologique.  Cette approche sociologique des modes de consommation, différenciés par les cultures des peuples et la géographie des niveaux de vie, constitue la nouvelle révolution du développement industriel. Elle est déjà en marche en provoquant une mutation des méthodes de marketing et des techniques de vente, dont le e-commerce n’est qu’un très embryonnaire prototype. Plus le comportement du consommateur sera tracé naturellement par les remontées d’information issues de ces multiples réseaux électroniques, informatiques, et électriques, plus le marché de l’offre sera tenté de les exploiter pour satisfaire ou susciter une demande adaptée sur tous les continents.

Dans ce cadre, la France a la chance de disposer d’une industrie et de services électriques encore en  pointe de l’innovation dans le domaine de la haute, moyenne et de la basse tension. L’installation du compteur intelligent Linky par ERDF (gestionnaire national du réseau de distribution électrique) est une illustration de cette capacité d’intégrer l’univers des réseaux intelligents dans le patrimoine national et au service de tous. Mais le plus dur reste à faire. Pour ne pas retomber dans le piège de l’industrie informatique des années 60 (absence de vision offensive de la conquête des marchés extérieurs et polarisation de l’effort industriel sur une vision hexagonale du besoin), il est dès à présent nécessaire de bâtir une stratégie concertée entre les acteurs impliqués (issus à la fois des industries électriques et informatiques) dans cette création d’activités, d’emplois et de richesse. Notre position de faiblesse est déjà avérée dans certains secteurs (domination des Etats-Unis dans la maîtrise d’Internet, de l’Asie et de l’Inde dans l’informatique, défaillance dans l’équipement ménager, absence de modèle économique intégré avec indice boursier spécialisé, pas de concertation en termes de lobbying stratégique). Mais le ou les forts présentent plus d’un défaut dans leur cuirasse. Le positionnement clé dont rêvent certaines multinationales des technologies de l’information étrangères (être le distributeur incontournable des grands flux d’information sur la connaissance du consommateur) est piégé par les risques majeurs du profiling technologique. La défense des libertés individuelles et le débat ouvert sur l’identité numérique constituent des obstacles majeurs aux prétendants non avoués du big brother du e-commerce. Il ne s’agit pas d’un grain de sable mais du début d’une stratégie souterraine de redéfinition des lois de ce futur marché. Le pays des Droits de l’Homme est bien placé pour contrer les appétits des plus forts sur le marché mondial de l’information privée dont l’administration Clinton revendiquait à la fin des années 90 sa volonté de leadership sur le monde.

Christian Harbulot