Nouveau Monde éditions, 2010). Cet ouvrage donne un éclairage nouveau sur l’histoire du renseignement et du contre-espionnage français. Le général Louis Rivet fut le responsable des services spéciaux militaires français, du Front Populaire à la fin de l’Occupation. A ce titre, il est à la fois un grand témoin et un acteur incontesté de cette période tragique de notre pays.
Que retenir de ces carnets et des excellentes annotations des deux universitaires, Olivier Forcade et Sébastien Laurent ? Le pouvoir politique est absent de ses écrits. C’est logique, le général Rivet rend compte à ses chefs, ainsi qu’au général Gamelin. Mais c’est aussi l’une des clés pour saisir les fondements des erreurs stratégiques commises à cette époque par le pouvoir politique du côté français. Pour tracer la présence du politique dans la ligne de conduite des services spéciaux de l’époque, il faut lire entre les lignes de ces carnets. Par exemple, on y décèle la ligne de fracture entre la crainte du communisme et la crainte du fascisme qui ressort avec évidence des divergences sur la conduite à tenir à l’égard de l’Italie. Rivet était favorable à un dialogue avec l’Italie, les responsables du Front populaire ne partageaient pas cette analyse. Mais là n’est pas le plus important.
Ce qui frappe à la lecture de cet ouvrage, c’est l’absence de prise en compte du renseignement et du contre-espionnage dans la prise de décision stratégique militaire et politique. Sur la question de la trouée des Ardennes et de Sedan (percée allemande qui déstabilise de manière décisive le système de défense français en mai 1940), le troisième bureau (opérations) écarte d’un revers de manche l’éventualité d’une telle hypothèse alors que le deuxième bureau (renseignement) la valide en mettant en garde les plus hautes autorités sur la faiblesse de nos troupes positionnées face aux Ardennes et le risque encouru par une attaque de divisions blindées allemandes dans ce secteur. Cette erreur très significative dans le processus de réflexion stratégique n’est pas prise en compte dans l’enseignement de la stratégie des écoles militaires. Le général De Gaulle, lui-même, n’a jamais su tirer de leçon d’un tel raté qui aboutit à l’une des plus grandes défaites que la France ait connue dans son histoire. C’est ce que l’on peut déduire de l’ouvrage très détaillé d’un professeur agrégé d’histoire-géographie, Sébastien Albertelli sur le service secret gaulliste durant la seconde guerre mondiale (Les services secrets du Général de Gaulle, le BCRA 1940-1944, Perrin, 2009). On y remarque la manière très particulière dont De Gaulle intégrait le rôle du renseignement dans son combat politique. L’analyse des carnets révèle aussi le poids et ce caractère pérenne des dissensions entre Ministères et leur incapacité de définir un renseignement d’anticipation. Cette incapacité de coordonner le renseignement ainsi que le contre-espionnage révèle l’incapacité du pouvoir politique à prendre les décisions qui s’imposaient dès les premières tentatives d’Hitler de transgresser le Traité de Versailles.
Que retenir en 2010 de cette implacable leçon d’histoire ? La France est-elle éternellement condamnée à avoir une guerre de retard dans ce domaine ? On peut se poser la question. Les conflits actuels, extérieurs comme intérieurs, soulignent la nécessité impérieuse de franchir un gap sur la question vitale de la guerre de l’information. Or, force est de constater que le coordinateur du renseignement à l’Elysée, Bernard Barjolet, n’a pris pour l’instant aucune initiative significative allant dans ce sens. Cette inertie est inquiétante. Elle souligne une éventuelle négligence dans la prise en compte de la mutation du renseignement et du contre-espionnage sous la pression constante et accrue de la société de l’information. Les conflits d’aujourd’hui se mènent autant avec le fusil que l’information. Or l’usage défensif et offensif de l’information n’est plus une affaire de bureau réservé ou de communication classique. Il s’agit d’une révolution dans les mentalités, dans l’art de la guerre et dans la résolution des conflits. En France, les enseignements supérieurs qui étaient jusqu’à présent des références sur ces questions sont dépassés. C’est flagrant pour le CELSA de la Sorbonne ou pour Sciences Po Paris qui restent prisonniers des vieux schémas de pensée (le rejet des questions complexes dans des logiques des cabinets noirs et la communication comme seule porte de sortie). Dans leur tentative de modernisation de la pédagogie, ces derniers n’intègrent la dimension de la web technologie que dans une vision d’utilisateurs d’outils alors que le problème est ailleurs. Le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan pour ne parler que des conflits les plus importants, ont démontré la nécessité d’intégrer au niveau stratégique la guerre de l’information dans la gestion d’un conflit. C’est une des réformes décisives engagées par l’OTAN dans ses méthodes de commandement. Après un certain nombre de revers, les pays occidentaux les plus avancés ont compris qu’il est devenu vital de relever plusieurs défis : le traitement multi sources humaines et virtuelles, la représentation visuelle de l’information et l’usage opérationnel de la connaissance dans un contexte conflictuel quasi permanent.
Christian Harbulot
Général Louis Rivet, Carnets du chef des services secrets, 1936-1944, Nouveau Monde éditions, 2010