Quelle est la pertinence du commerce de médicaments psychiatriques ?

À la fin des années 70, le président de Merck, Henry Gadsden, confiait à un journaliste de Fortune son regret d’avoir dû se limiter aux malades et son rêve de pouvoir vendre des médicaments aux biens portants… La guerre de l’information qui se joue au sein de la psychiatrie sur la définition des pathologies montre que son rêve pourrait bien devenir réalité. Cette pratique a même un nom, le disease mongering (« création de maladies »). En premier plan, la très influente American Psychiatric Association (APA), et derrière elle, les compagnies pharmaceutiques se partageant un marché annuel très profitable estimé à plus de 80 milliards de dollars, en forte croissance.
L’objet de la polémique ? Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), le « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » élaboré par l’APA et adopté par l’OMS. Il définit et répertorie tous les troubles mentaux, ainsi que leurs critères diagnostiques. C’est un véritable best-seller (un million d’exemplaires à chaque édition) traduit et vendu en 22 langues, bien au-delà des seuls psychiatres, sans compter ses nombreux produits dérivés et revenus associés. Il contribue ainsi à définir la norme des troubles psychiatriques, pour toutes sortes de domaines d’applications (pharmaceutiques, médicaux, juridique, assurances…).
La première version (DSM I, 1952) catégorisait 60 pathologies ; cinq éditions plus tard (DSM IV-TR, 2000) on en recense 410... Ainsi selon une étude de Ronald Kessler, 48% de la population américaine souffrirait d’un désordre mental (tel qu’il est défini dans le DSM) au moins une fois au cours de sa vie : un marché non négligeable de patients potentiels. La prochaine version (DSM V, prévue pour 2013) est en préparation et suscite déjà une intense polémique sur deux aspects liés : l’explosion du nombre de nouvelles prétendues pathologies (shopping excessif, addiction à internet, irritabilité suite à la perte d’un emploi, hyperactivité sexuelle…) et les cas patents de conflits d’intérêt de ses rédacteurs. L’enjeu est clairement exprimé par le président de l’APA, le Dr Alan Schatzberg : « le DSM ne détermine pas seulement comment les troubles mentaux sont diagnostiqués, il peut avoir un impact sur la manière de se regarder et de regarder les autres. (…) il influence la conduite de la recherche, et ce qui est recherché ». Toute pathologie répertoriée est donc un filon potentiel.
L’APA – dont 30% des financements provient des laboratoires pharmaceutiques (donnée 2006) - défend l’intérêt de clarification de ses travaux et tente de désamorcer la polémique, en rappelant que si le DSM aide au diagnostic, il ne recommande aucun traitement… Du fait des nombreuses controverses sur les conflits d’intérêts de ses membres (concernant même l’actuel président Schatzberg qui détenait 4,8 millions de dollars participation dans une société pharmaceutique), l’APA communique fortement sur les principes de transparence de son comité de rédaction et de ses productions (site internet dédié, déclarations de conflit d’intérêt des rédacteurs, soumission temporaire de ses travaux aux commentaires du public…). En mars 2009, le Dr Nada L. Scotland de l’APA, a annoncé la fin des financements par les laboratoires de repas et séminaires lors du congrès annuel de l’association (mais y maintient leurs expositions commerciales) : « nous avons décidé que notre éducation professionnelle devait être entièrement séparée des industries qui sont impliquées en psychiatrie ». Est-ce vraiment crédible? Pourquoi alors tant de scientifiques de journalistes et d’intellectuels tels que Christopher Lane dénoncent les dérives liées aux enjeux du DSM?
Selon les critiques, les éditions successives du DSM ont contribué à transformer de simples émotions en pathologies, au bénéfice de l’industrie pharmaceutique. Une étude de (2006) a montré que le comité de direction du DSM IV avait 66% de ses membres liés à l’industrie pharmaceutique. Ce chiffre passant à 80% dans un tiers des sous-commissions, et à plus de 90% dans deux d’entre elles (troubles d’humeur et des troubles psychotiques). De la même manière, au sein de l’APA, la moitié des membres des comités de direction de l’APF et l’APIRE (American Psychiatric Foundation et American Psychiatric Institute for Research and Education) étaient liés à l’industrie pharmaceutique. Pour le DSM V à venir, la situation ne s’est pas améliorée. Comment alors ne pas douter de l’objectivité de ces travaux ? Pourquoi malgré le souci de transparence annoncée, l’APA a demandé à ses rédacteurs de signer un accord de confidentialité rendant secret la nature des débats des commissions ?
Autant de sujets que dénoncent désormais des personnalités telles que Tom Insel, directeur du National Institute of Mental Health qui affirme « la relation de proximité entre les psychiatres importants et l’industrie pharmaceutique, qui fut un signe de progrès de la profession est désormais cité comme une preuve d’influence malsaine ». Même Robert Spitzer et Allen Frances, tous deux anciens rédacteurs des DSM-III et IV (et à ce titre largement contributeurs en leurs temps à l’allongement de la liste des pathologies…) dénoncent la dérive en ces termes : « Si vous n’améliorez pas rapidement le processus d’évaluation interne de la DSM-V, les critiques venues de l’extérieur vont se multiplier. Une controverse publique de ce type remettrait en question la légitimité même de l’APA, qui pourrait alors cesser de réaliser les DSM: un scénario que nous voulons tous éviter ».
Les détracteurs de ce système sont aidés par le sénateur républicain Charles Grassley qui vient d’obtenir la signature du Physician Payment Sunshine Act en 2009 et qui multiplie les demandes de transparence notamment à l’APA. Un rayon de soleil ? Léger tout du moins. Il va certes limiter et contrôler les subventions directes aux médecins. Mais certaines failles ne passeront pas inaperçues : non seulement il ne rentrera en application qu’en 2012 (soit, à la fin des travaux du DSM-V) mais le financement d’un médecin ou d’essais cliniques sur un nouveau produit pourra rester confidentiel jusqu’à son homologation. Un délai fixé au maximum à quatre ans pendant lesquels on ne saura rien. Autre limite, et non des moindres : alors que les médecins seront contrôlés, les organisations professionnelles ou de lobbying ne seront pas soumises aux mêmes règles de transparence. Ainsi, comme l’ont soulevé Lisa Cosgrove et Harold Burszstajn dans le Psychiatric Times : « Alors que l’APA a récemment annoncé la réduction des programmes d’éducation financés par l’industrie pharmaceutique, elle est restée curieusement silencieuse à propos du suivi des financements de ses deux extensions »: l’APF et l’APIRE. Concession du pouvoir politique face à l’industrie puissante de la Big Pharma ou début d’une lente progression ?
Vu l’influence mondiale du DSM et la consommation record des Français de ce type de médicaments, le cas du DSM-business devrait nous interpeller collectivement. Et si le rapport de force reste pour l’heure en faveur de l’APA, il est à espérer que nos acteurs de la santé sauront être mesurés. Réponse d’ici mai 2013. Nous verrons alors lesquels parmi nous sont – selon le DSM - des malades qui s’ignorent…

Alexandre Lubot

Sources :
Livre. Lynn Payer, Disease-Mongers : How Doctors, Drug Companies, and Insurers Are Making You Feel Sick, John Wiley & Sons, New York, 1994.
Livre. Ray Moynihan et Alan Cassels, Selling Sickness. How Drug Companies Are Turning Us All Into Patients, 2005
Livre. Christopher Lane, Shyness: how normal behavior becomes an illness, 2007
Article. Rob Stein, Revision to the bible of psychiatry, DSM, could introduce new mental disorders, Washington Post, février 2010 :
www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/02/10/AR2010021000009.html
Analyse de Ronald Kessler (2005): www.ph.ucla.edu/epi/faculty/detels/PH150/Kessler_DSMIV_AGP2009.pdf
Article. Psychiatry’s Billing Bible: The Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM)http://www.cchrint.org/cchr-issues/dsm-billing-bible/
Etude de L. Cosgrove, S. Krimsky S, M. Vijayaraghavan et L. Schneider L: Financial Ties between DSM-IV Panel Members and the Pharmaceutical Industry, Psychother Psychosom, avril 2006
Article. E. Silverman, Psychiatrists And Pharma: Undue Influence? (3/2010)
Lettre ouverte de Allen Frances et Robert Spitzer au board de l’APA, juillet 2009: www.scribd.com/doc/17172432/Letter-to-APA-Board-of-Trustees-July-7-2009-From-Allen-Frances-and-Robert-Spitzer
Réponse du comité de rédaction du DSM V : www.scribd.com/doc/16953085/PsychTimesFrancesResponse-062909-FINAL
Article. Alison Bass, the troubling link between Big Pharma and the American Psychiatric Association, mars 2010