1927 : Pour soutenir des revendications britanniques, la France renonce au remboursement d’une partie de la dette russe

La grande histoire des célèbres « Emprunts Russes » qui traumatisa longtemps l’inconscient français, est complexe, pleine de rebondissements et de polémiques, sorte de reflet des déchirures politiques de la société française au siècle dernier. Un de ses épisodes mal connu, l’échec des pourparlers de la conférence franco-soviétique en 1927, révèle une logique de soumission de la volonté des dirigeants français par un alignement sur leurs homologues britanniques, et témoigne de l’affaiblissement de notre position en Europe.

Anatole de Monzie (1876-1947), réputé pour sa volonté et ses talents de diplomate. La première série de discussions fut arrêtée lors du retour au pouvoir du Président Poincaré, en juillet 1926 dans un contexte de crise financière, en raison du désaccord persistant sur le montant des indemnités. Or en septembre 1927, l’ambassadeur d’URSS adressa une nouvelle proposition plus avantageuse pour nos épargnants, représentant les trois quarts du montant revendiqué en 1926, soit environ 3,6 milliards de francs or (la monnaie s’effondre à cette époque et le franc « Poincaré » en 1928 sera dévalué à 1/5e du franc germinal). Ce remboursement était conditionné à l’ouverture de crédits commerciaux et industriels pour un montant de 120 millions de dollars en six ans. Le gouvernement français, après d’âpres discussions, refusa de lier les deux questions. L’accord ne fut pas réalisé malgré les protestations de parlementaires dont le député Charles Baron, membre de la commission des pétroles. Les tentatives de conciliation furent alors brusquement arrêtées.

déficit commercial annuel vis-à-vis des Russes (21,3 en 1928, 20,8 en 1929 et 28,1 en 1930). Or l’octroi de ces crédits nous permettait d’en récupérer une partie puisqu’ils étaient destinés à des achats en France exclusivement. Ces sommes ne représentent de plus pas le dixième des prêts internationaux que nous accordions alors en Europe (y compris en 1924, 324 millions de francs puis à nouveau 2,5 milliards en 1930 à l’Allemagne qui n’honorait pas les réparations de guerre !), ce qui exclut l’idée première de notre incapacité à avancer ces sommes dans un contexte de crise financière et de manque de liquidités de l’Etat français.

En fait, la situation générale n’est pas favorable à la France. Depuis les traités de 1919, elle ne parvient pas à en défendre les clauses fortes initiales. Elle oscille ainsi entre l’idée de sécurité collective (conférences internationales et tentatives de désarmement avec Aristide Briand) et surtout la recherche de garanties militaires et diplomatiques auprès des Anglais et des Américains en cas d’agression. Or ces garanties, la France ne les a pas : les Britanniques s’y refusent, préférant la politique d’apaisement en privilégiant l’équilibre continental et les Américains ne ratifient pas le Traité de Versailles. En politique intérieure, les institutions ne permettent pas une politique forte et suivie. Le parlementarisme et le rôle pivot du parti radical qui fait basculer les majorités et renverse les gouvernements successifs, s’opposent aux attentes des Français, empreints de pacifisme mais réclamant un Etat plus fort et surtout plus stable. Les tentatives de renforcement de l’exécutif échouent et leur promoteur, le président Alexandre Millerand (1859-1943), a été contraint à la démission en 1924 lors du changement de majorité. Toute réforme dans ce sens est immédiatement assimilée au retour de la pratique du plébiscite sous Napoléon III et comme telle, rejetée par les députés et les sénateurs.

Ce contexte fait le jeu du Foreign Office. Le premier ministre britannique, lord Stanley Baldwin (1876-1947), refuse la matérialisation de la détente entre la France et l’URSS qui signerait le retour de cette dernière dans le jeu des puissances. Naturellement très attaché à ses intérêts économiques nationaux, il souhaite lui-même monnayer cette normalisation contre la reconnaissance des anciens droits des sociétés de son pays sur les gisements pétroliers de Bakou. Le pétrole est en effet devenu depuis 1919 un élément important des discussions internationales. Il est conseillé dans ce sens par le financier anglo-néerlandais Henri Deterding (1866-1939), fondateur et premier actionnaire du groupe Royal Dutch-Shell qui inspire largement sa politique. Ce dernier l’avait approché dès 1923 lorsque Baldwin était précédemment ministre des finances. Principaux exploitants pétroliers dans le Caucase avant 1918, les Anglais possèdent en 1927 environ 60% des titres des anciennes sociétés pétrolières russes, dont une part acheté au prix du papier après la révolution (la cotation des actions se poursuit jusqu’en 1996). Leur intérêt, dans les années 1922 (les premiers contacts se nouent en marge de la Conférence de Gênes) à 1928, consiste donc naturellement à empêcher tout accord diplomatique de l’URSS avec d’autres Etats, dont en premier lieu la France. En bloquant ce processus, ils cherchent à devenir le seul intermédiaire possible en Europe pour mettre fin à l’isolement soviétique. Leur exigence principale en échange est la reconnaissance de leurs droits sur les richesses pétrolières russes ou au moins leur compensation. Cette volonté se traduit directement par des pressions sur le gouvernement français pour refuser les conditions offertes et explique en partie la brutalité de la décision de rupture de la Conférence franco-soviétique de Paris.

Derrière l’échec des discussions à l’issue desquelles les épargnants français n’ont pas reçu d’indemnisation, même partielle, il s’agit d’un jeu d’influence qui dépasse la perte de créances. La reprise en main politique de 1926 du gouvernement Poincaré qui semblait être une affirmation de puissance se heurte immédiatement à cette recherche presque désespérée de la garantie militaire de nos alliés à mesure que les illusions nées de la victoire de 1918 s’estompent. En position de demandeur auprès des Britanniques, la France tente d’obtenir leur soutien y compris au détriment d’intérêts immédiats. Ce fait illustre l’incapacité qui semble inéluctable, des hommes politiques de l’entre deux guerres à innover et réformer pour sortir de la logique de perte de puissance. Inéluctable ? En fait le gouvernement français subit essentiellement trois influences qui paralysent son action : de l’extérieur, la politique anglaise d’équilibre continental, accompagnée de la protection de ses intérêts propres, et à l’intérieur, d’une part celle des parlementaires, maîtres du jeu politique de la IIIe, qui bloquent tout renforcement de l’exécutif (syndrome lointain du Second Empire), et d’autre part celle d’un fort courant d’opinion pacifiste. Ensemble, elles paralysent les initiatives par un repli frileux sur une aura dépassée et la recherche d’une sécurité illusoire.

Cet épisode anecdotique ne traduit donc pas une volonté perverse des dirigeants de spolier leurs propres épargnants, mais révèle simplement une politique qui conduit de fait à une attitude de soumission de l’ancienne puissance française. Elle prouve son incapacité à surmonter le coût exorbitant de la Grande Guerre et à dépasser ses blocages institutionnels.

Dominique THIRION

SOURCES :

- Commission des Affaires Etrangères du Sénat 1997-1998, rapport n°150 de C. Estier.

- Charles Baron, Au pays de l’or noir, libraire Polytechnique, Paris 1939.

- Pierre Fontaine, La guerre froide du pétrole, éditions SCEL, Paris 1956.

- Revue Diplomatie, juillet-août 2008, article Histoire de la diplomatie française.


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