La guerre des contenus (suite)

La guerre franco-française entre Orange et Canal + fait rage autour de l'industrie des  « contenus ». Et se focalise sur la retransmission en exclusivité des matches de foot et des films sur la TV sur Internet ou sur les téléphones mobiles. Orange vient de nommer il y six mois un directeur des contenus, Xavier Couture, sur les téléphones mobiles, le web,  et la TV sur ADSL . Cet homme qui a fait sa carrière  dans  l'audiovisuel à TF1 puis à la présidence de Canal + en 2002 et enfin chez Endemol envisage les réseaux de télécommunications comme la révolution du siècle. Et face à la pression de la concurrence qui brandit le Plan France Numérique 2012 autorisant la saisie du conseil de la concurrence contre toute exclusivité d'un Fournisseur d'Accès Internet (FAI) sur les contenus, il rétorque que l'exclusivité n'est pas au cœur de la stratégie  de contenus d''Orange. Il propose même aux autres chaînes de télé et de TNT d'établir des liens interactifs.

Orange est devenue producteur de cinéma.
Orange a dépensé en faveur du cinéma français et européen plus de 50 millions d'euros en 2009,  soit plus que TF1.  « La production française est très bien financée puisque de 120 films produits par an il y a 15 ans, nous sommes passés à 240 en 2009 » constate Xavier Couture. Studio 37, une filiale à 100% d'Orange-France Télécom coproduit et achète des films : des films à grand spectacle aux films de «niche» en passant par les films d'animation, d'auteur ou de genre. « Nous voulons de  la diversité car les services de contenus du futur seront individualisés non seulement en fonction des écrans (téléphone mobile, ordinateur, télé), mais aussi selon leur moment d'utilisation. Nous coproduisons une quinzaine de films par an et nous achetons des films ou des catalogues de films et même des sociétés détenant des catalogues » déclarait il y un an au Nouvel Obs Frédérique Dumas  qui dirige Studio 37. Les obligations d'Orange sont les mêmes que celles de Canal+ .  D'ailleurs Canal+ est une filiale de Vivendi qui est  actionnaire de SFR et de Neuf. Et  TF1, qui est une filiale de Bouygues, est également actionnaire de Bouygues Télécom.

La tendance est à la convergence des acteurs
La vraie bagarre est mondiale. Et Orange aujourd’hui se trouve confronté à des acteurs internationaux  tels que Samsung, Nokia,  Microsoft, Apple qui tous développent des stratégies d'alliance pour se positionner comme des producteurs de services et de contenus. Microsoft a tenté de racheter Yahoo ou Amazon. Sans succès. La librairie en ligne  propose des services et des logiciels, et s'est allié avec TiVo  pour les enregisteurs vidéo numériques et avec  Kindle pour le livre électronique, qui connaît un succès grandissant aux Etats-Unis (60 % du marché américain) et arrive en Europe (la progression prévue pour 2009 est de 33% à l'international).   Apple est entré sur le terrain  des métiers de réseaux en lançant l'iphone à la fin 2007 alors qu'elle possédait déjà une plate-forme de distribution avec l'Itunes. Orange vient d'annoncer qu'il se séparait d'Apple. Des géants s'affrontent et rivalisent de vitesse pour se positionner sur toute la chaîne de production : FAI, opérateurs de télécommunications, producteurs de contenus et de services.  Devenu en moins de dix ans avec Yahoo l'un des mastodontes de l'Internet, Google  développe  lui aussi des centres informatiques et de télécoms et participe au déploiement de câbles (en fibres optiques)  sous le Pacifique des Etats-Unis vers le Japon.  La stratégie d'Orange est donc de devenir lui aussi  « un amplificateur d'audience » pour bénéficier des revenus publicitaires correspondants. Orange n'est pas seul à s'insurger contre les recettes publicitaires réalisées en France par Google depuis son siège européen en Irlande. La Turquie réclame 32 millions d'euros à Google qui ne s'acquitte pas de ses obligations fiscales  en prétendant opérer depuis Dublin alors qu'une antenne Google Publicité et Marketing est ouverte dans le pays.

Google est en passe de devenir une régie publicitaire mondiale
Google et une dizaine d'autres grands groupes de l'Internet captent les deux tiers de la manne publicitaire qui contribuait jusque là aux financements de la presse ou des chaînes de télévision et menace leur modèle économique. Grâce à des algorithmes puissants permettant de mieux cibler les consommateurs selon des profils de plus en plus individualisés, elle  met en péril  les agences de publicité aux méthodes plus traditionnelles. Les ressources publicitaires engrangées  lui permettent de financer la recherche et l'innovation en recrutant les meilleurs talents de la planète à Montain Valley. Parmi les services développés, Google maps ou Google earth . La firme californienne devient également une bibliothèque  mondiale. Fort de ses ressources financières et  technologiques, Google Books scanne gratuitement et à grande vitesse (à raison de  3000 documents par jour) le contenu des  bibliothèques de grandes universités américaines ( Berkeley ou Standford) avec lesquelles des accords ont été conclus. Soit environ 15 millions de livres depuis 2005. Depuis 2004, des accords ont été passés également avec 25 000 éditeurs et 29 bibliothèques parmi les plus prestigieuses au monde comme celle d'Oxford.  Arqueboutée sur son exception culturelle française, la BNF résiste depuis quatre ans aux sirènes de Google. Mais la tentative française Gallica ne fait pas le poids faute de financement  suffisants et surtout à cause de la lenteur de sa numérisation (300 000 livres jusque là). Pour  ne pas perdre du terrain sur le plan de son rayonnement international, la BNF s'est résolue a engager des négociations pour numériser une partie de son fonds concernant la 3ème république (1870 à 1940).  Il lui en aurait coûté 80 millions d'euros alors que son budget n'est que de 5 millions d'euros.

Pourquoi ne pas parler de guerre de la connaissance ?
A l'heure où l'Unesco recueille les patrimoines  culturels de l'humanité (et désigne quelques ultimes représentants de cultures orales comme des patrimoines vivants de l'humanité), le patrimoine de connaissances accumulé par la vieille Europe ou par d'autres civilisations millénaires ne devrait pas leur échapper sans contreparties négociables. La Chine ne badine pas plus que la France sur la question des droits d'auteur. Alors que Google Books plaide pour qu'un fair use (usage raisonnable) à l'américaine soit applicable en droit français, les auteurs chinois ont forcé Google Books à renverser sa logique de droits d'auteurs concernant les ouvrages chinois scannés dans les bibliothèques américaines. Google Books a proposé 60 dollars par livre mais s'est heurté à un refus. Dans cette guerre des contenus, ou des connaissances au sens large, il s'agit d'étudier les acteurs en présence et les stratégies déployées pour conquérir les marchés de l'avenir dans un contexte de transformation radicale. Quelles alliances ont-ils conclu?  Pour quels contenus ? Et selon quels modes de diffusion?

Thérèse Bouveret

Sources
La Grande conversion numérique  Milad Doueihi Editions du Seuil (Janvier 2008)
La fin des journaux de Bernard Poulet, Editions Gallimard (Le débat)
Libération 7 /09/08
La Tribune 18/09/09
Le Post 7/06/09