Edito : L’effet miroir de l’affaire Clearstream

La péripétie judiciaire qui agite le monde médiatique autour de l’affaire Clearstream reflète une crise latente de la démocratie française autour de ses principes fondateurs. Plus qu’une crise des symboles de la République (conflit larvé entre un Président de la République et un ancien Premier Ministre), l’affaire Clearstream est le révélateur d’un nœud gordien dont les fils s’emmêlent autour de trois non dits majeurs :




  • La disparition de l’idéal patriotique à la suite des trois crises majeures 1815, 1870, 1940 : alliance passée d’une force politique française avec un ennemi qui nous a vaincu militairement.


  • L’orientation atlantiste de la majorité des élites françaises après 1945 (la sécurité est assurée par les Etats-Unis, l’indépendance de la France perd son sens), non assumée devant le corps électoral et masquée par la période gaulliste et un anti-américanisme de façade.


  • Une vision hexagonale de stratégie de puissance qui se limite désormais à quelques prés carrés résiduels comme le nucléaire.

La perte de légitimité de la classe politique est le fruit de cette accumulation de déficit stratégique dont aucun ouvrage ne rend compte aujourd’hui. Le général de Gaulle a été une exception car il a essayé de sortir de ce piège historique en tentant de redonner à la France une visibilité internationale qu’elle n’avait plus depuis longtemps. Ce fut un échec car il ne fut suivi dans cette voie que par quelques fidèles comme Jacques Rueff dans le bras de fer monétaire engagé avec les Etats-Unis au cours des années 1960. Autrement dit, De Gaulle ne créa pas de nouvelle école de pensée stratégique et éluda les épisodes antérieurs qui grippaient tout processus de recomposition.

Tant que le nœud gordien ne sera pas délié, le monde politique français tentera de recoller des morceaux de son histoire autour de mythes fondateurs en partie vidés de leur substance sulfureuse. La Révolution française a généré la République mais a aussi créé un système totalitaire qui a conduit à une politique de terreur sous la férule d’instruments dictatoriaux comme le comité de salut public et le comité de sûreté générale. Cette évidence est encore considérée comme une injure à la morale historique par une partie non négligeable du peuple de gauche et des milieux intellectuels qui se raccrochent à la République comme au radeau de la Méduse. A contrario, la droite cherche son salut dans un libéralisme de façade qui résiste de plus en plus mal aux lézardes de la crise actuelle.

L’affaire Clearstream est le produit glaireux de cette succession de non-dits historiques qui bloque tout dépassement de nos contradictions par les futures générations. Le ghetto culturel dans lequel survit aujourd’hui la classe politique française commence à atteindre ses limites, à gauche comme à droite. La gauche ne sait pas se sortir des pièges idéologiques du passé, ce qui pénalise lourdement sa capacité d’alternance à cause du rapprochement avec le centre honni par la gauche de la gauche. De son côté, la droite est à la merci d’une perte de sens du politique si elle ne sait pas se préparer à un affaiblissement éventuel de la superpuissance américaine, son allié sécuritaire de la guerre froide. Amorcé depuis la guerre du Vietnam (victoire militaire inutile à cause d’une guerre de l’information perdu au sein de sa propre population qualifiée de patriotique par les observateurs de la société américaine), ce déclin pourrait à terme être accentué par l’échec de l’exportation du modèle démocratique en Irak et en Afghanistan, ainsi que par les conséquences de la crise du système libéral américain. De facto, les Etats-Unis sont à la croisée des chemins. Empire luttant sur plusieurs fronts, leur puissance est devenue relative. L’hypothèse d’une influence dégradée n’est pas à exclure dans les décennies à venir. Et le jeu de dominos qui en découlera, risque de mettre la France en difficulté. Un minimum de bon sens politique implique de ne pas faire l’impasse sur une telle hypothèse. Il est donc nécessaire de réapprendre aux élites françaises à changer de posture mentale sur les questions vitales afin de ne pas faire de la France un pays exposé à la volonté des puissances montantes tentées par l’exploitation des failles de l’empire américain. S’il est évident pour tout le monde que l’affaire Clearstream nous tire vers le bas, peu d’entre nous osent encore en tirer des conclusions opérationnelles. Pour ce faire, il est urgent dans un premier temps d’identifier les failles évolutives du monde occidental (Etats-Unis et Union européenne) et de s’interroger sur les actes nihilistes des pays occidentaux qui nous fragilisent par rapport aux stratégies géoéconomiques prédatrices des puissances en devenir.