Le World Press Freedom Committee [1] vient de publier son nouveau classement 2009 [2], destiné à sensibiliser l’opinion publique mondiale sur l’état des libertés de la presse en différents points de la planète. Parmi les évolutions marquantes, on constate le net recul de Taïwan de la 32ème (2008) à la 43ème place (2009). Celui-ci est d'autant plus spectaculaire qu’il met fin à une progression constante entre 2004 et 2008, date à laquelle l’île s’était même vu attribuer le statut de meilleur élève asiatique devant le Japon.
Le contexte et les enjeux
Cette nouvelle arrive dans un contexte particulier puisqu’elle coïncide avec le premier anniversaire de Ma Ying-Jeou (KMT) à la présidence de la République. Le 20 mai 2008, l’ancien maire de Taipei succédait en effet à Chen Shui Bian (DPP), connu pour ses velléités d’indépendance vis-à-vis de la Chine continentale. Le nouveau président s’est au contraire toujours distingué de son prédécesseur en envisageant plus librement un rapprochement avec la République Populaire de Chine. L’ouverture de l’économie Taïwanaise à des acteurs Chinois est un thème important et récurrent sur l’île, donc dans une problématique impliquant les médias – organes de propagande par excellence – elle prend une dimension encore plus emblématique. La population Taïwanaise est pour sa part assez divisée sur cette question sensible, probablement du fait d’un passé compliqué, car marqué par différentes vagues d’immigration, par plusieurs périodes d’occupation, par le conflit militaire avec la Chine communiste de Mao, ou encore par la crise des missiles de 1995 [3]. En termes d’enjeux, on peut tenter de résumer la situation simplement. Bien qu’elle s’accommode du statut-quo actuel, la Chine souhaite à terme récupérer une province riche et dynamique, qu’elle considère comme une partie intégrante de son territoire. Elle semble toutefois s’interdire le recours à la force, afin de préserver une image aussi pacifique que possible. Pour Taïwan, c’est plus compliqué car DPP et KMT s’affrontent régulièrement, notamment sur les questions de l’identité, ou du rapport à la Chine. En revanche, aucun des deux partis n’a l’air de vouloir remettre en cause le système démocratique, jugé globalement sain par les observateurs extérieurs.
Guerre de l’information
Dans le conflit informationnel, la posture choisie par le DPP consiste à véhiculer l’idée d’un KMT inféodé à la Chine continentale, prêt à lui abandonner Taïwan sans concessions. Celle du KMT repose sur l’idée que la R.O.C. (Republic Of China, c’est-à-dire Taïwan) serait plus forte économiquement si elle acceptait une plus grande ouverture vis-à-vis de sa cousine la P.R.C. (People’s Republic of China, c’est-à-dire la République Populaire de Chine). En toile de fond se pose bien sûr la question de l’influence de cette dernière sur la politique Taïwanaise, mais aussi de celle des USA, directement engagés via le « Taiwan Relations Act » signé par le président Carter en 1979 [4]. Le conflit informationnel s’étend donc bien au-delà du simple échiquier local, et doit aussi s’appréhender à travers les grilles de lecture militaire, géopolitique et géostratégique. Si l’on en reste cependant au jeu de la communication intra-insulaire, on constate que bien avant la campagne présidentielle, et bien après sa prise de pouvoir, le président Ma a su exploiter les failles du président sortant pour l’affaiblir. La tâche lui fût grandement facilitée par les scandales de corruption – artificiellement amplifiés ou non – dans lesquels Chen Shui Bian s’est trouvé impliqué. En outre, au KMT, les avis convergent pour qualifier de maladroite, car peu efficace, la stratégie de provocation systématique de ce dernier. Ses démarches vaines au sujet de la reconnaissance de Taïwan par l’ONU sonnent comme un désaveu de sa politique, et son choix d’une opposition quasi frontale est bien sûr largement critiqué. E-Taiwan news souligne par ailleurs dans un éditorial du 6 mai 2009 [5] que Chen n’a pas su – ou pas voulu – prendre la mesure de son échec, et que c’est pour cette raison qu’il a entraîné son parti avec lui dans sa chute.
Au-delà des attaques personnelles, les déclarations quotidiennes sur le rapport à la Chine nourrissent les débats entre DPP et KMT. Ainsi le président Ma n’a pas manqué de souligner la bonne volonté de la PRC lorsque celle-ci a récemment autorisé la participation de Taïwan à la WHA (World Health Assembly) organisée par la WHO (World Health Organisation), sans toutefois trop s’attarder sur la double condition imposée : obligation pour Taïwan de s’y rendre en qualité de simple observateur, et utilisation obligatoire de la dénomination « Chinese Taipei » [6]. Dans un registre plus léger – du moins d’un point de vue occidental – le recours à la « diplomatie du panda » vis-à-vis de l’île en juillet 2008 [7] fut vendu par le KMT comme un geste amical extrêmement fort, rassurant, et prometteur de la part de l’administration de Hu Jintao. Mais le parti n’insiste pas sur le fait que les drapeaux Taïwanais ont dû être cachés pour préserver les sensibilités [8]. Côté DPP, Chen Shui Bian avait en son temps lui aussi pratiquer une guerre des symboles pour toucher le cœur et l’honneur des citoyens Taïwanais, en leur offrant la possibilité de choisir le mot « Taïwan » sur leur passeport, en lieu et place du traditionnel « Republic Of China ». Il tentait par ce geste d’affaiblir la réalité du concept d’ « un pays, deux systèmes » défendu par le gouvernement de Beijing.
Alors bien sûr, cette dimension « attaque informationnelle » du conflit est intéressante à observer sur le plan médiatique. On s’aperçoit en effet que le traitement et la diffusion de l’information sont très différents selon le vecteur considéré, et l’observation de la presse insulaire anglophone en donne un aperçu assez significatif. On constate ainsi que «The China Post » (pro-KMT) participe activement au Chen Shui Bian « bashing », tandis que le Taipei Times (pro-DPP) donne davantage de résonance à des problèmes tels que le passage difficile de la flamme Olympique en France, ou aux manifestations pro-Tibet ici ou là. Concernant le classement du World Press Freedom Committee qui sert de point de départ à ce billet, il est frappant là aussi de s’apercevoir que The China Post ignore cet élément, tandis que le Taipei Times y consacre plusieurs articles [9]. On est donc en droit de s'interroger sur l'influence de la Chine dans ce combat médiatique. Se cache-t-elle derrière le KMT, derrière certains médias? La question reste en suspens. Quoi qu’il en soit, on comprend facilement l’intérêt qu’il y aurait pour elle de manipuler les esprits au cœur même de l’île de Formose. Or pour y parvenir en douceur, un noyautage des médias n’est-il pas le moyen le plus efficace ? A cet égard il peut s’avérer utile d’analyser la structure de l’actionnariat de certains d’entre eux : on peut citer à titre d’exemple la chaîne de télévision TVBS, détenue à 100% par un groupe Hongkongais, et se demander dans quelle mesure sa communication est toujours impartiale…ou non. Une lecture attentive des messages transmis par les médias s’impose constamment, mais peut-être est-on ici à un tournant imperceptible. L’avenir nous le dira.
Vers une contre-attaque pour défendre la liberté de presse ?
Quelles que soient les causes réelles de la chute de Taïwan au classement du WPFC précédemment cité, il est raisonnable de penser que celle-ci sera exploitée par les partisans de l’indépendance ou par les défenseurs de la liberté d’opinion. Le KMT peut donc s’attendre à une contre-attaque, dans un rapport du faible au fort, s’appuyant sur l’hypothèse que le recul apparent des libertés de la presse est le fait d'une pression croissante de la part du gouvernement Ma, sous l’influence – directe ou indirecte – de l’administration de Hu Jintao.
La faille
Si la faille informationnelle évidente est à chercher du côté de Beijing, avec un contrôle traditionnellement très strict des médias par le gouvernement, les théories de guerre informationnelle ainsi que les méthodologies liées à la culture subversive nous apprennent cependant que les efforts se limiteront probablement à de simples tentatives de riposte, principalement destinées à circonscrire la portée des attaques dirigées contre les médias Taïwanais non-complaisants. Si contre-attaque il y a, les meneurs chercheront sans doute à s’appuyer sur des faits solides, sans quoi leur entreprise serait vouée à l’échec. Dans cette optique, le classement du WPFC apporte un certain nombre d’informations, de même qu’une relative légitimité pour qui tenterait d’en tirer profit. D’une part il explicite l’attaque : les observateurs ne manqueront pas de mettre en perspective les éléments à charge pour aboutir à la conclusion que la Chine exerce effectivement une influence croissante sur la presse taïwanaise depuis l’arrivée au pouvoir du président Ma. D’autre part, ce rapport étant diligenté par Freedom House [10], une ONG réputée sérieuse, indépendante, et luttant pour la démocratie, il est une source relativement crédible. En revanche, il est important de noter qu’elle est financée à 80% par les Américains, ce qui constituera une faille que le gouvernement de Pékin saura sans doute identifier, puis utiliser, pour décrédibiliser toute contre-attaque et protéger le KMT. Alors, comment les défenseurs de l’intégrité de Taïwan pourraient-ils trouver des caisses de résonance adaptées afin d’amplifier la portée de ce nouveau classement? On peut s’attendre à une riposte jouant sur les ressorts psychologiques, culturels et historiques des grands acteurs de la diplomatie mondiale, ainsi que sur la nature des liens économiques, politiques et stratégiques qui les lient à la Chine de Hu Jintao. Quelques pistes peuvent alors être imaginées, toutes susceptibles de s’inscrire dans une « stratégie du grain de sable » typique de la guerre du faible au fort. Libre au lecteur de juger de la pertinence de celles rapidement présentées ci-dessous, et d’apprécier leur faisabilité comme leur portée.
Une mobilisation des intellectuels et des humanitaires pour donner de la visibilité ?
Pour les opposants, une première idée consistera peut-être à profiter de l’impact des manifestations anti-JO menées l’an dernier, et de l’écho positif qu’elles ont eu à travers le monde. Nul ne peut nier que la Chine y a perdu quelques plumes en termes d’image à l’extérieur de son territoire. Un écho étant par essence appelé à se répéter, on pourrait imaginer un plan de communication surfant sur cette vague de protestations, et impliquant des médias toujours friands de polémique de même que les défenseurs traditionnels des droits de l’Homme. Leur but sera peut-être de perturber la préparation d’un évènement médiatique majeur comme l’Exposition Universelle de Shanghai prévue en 2010, dont la Chine est d’ores et déjà très fière [11].
Une mobilisation des acteurs économiques ?
Leur effort de riposte pourrait aussi s’organiser au cœur de certaines multinationales occidentales habituées à collaborer avec Taïwan. Le secteur de l’électronique fournit une opportunité réelle dans la mesure où la quasi-totalité des marques telles qu’Apple, Nokia, Ericsson, Thomson, ou encore HP fabriquent l’essentiel de leurs produits via des ODM (Original Design Manufacturer) Taïwanais. Certes, ces sous-traitants envoient moules, lignes de fabrication et équipes managériales à Shenzen ou Dongguyan, donc en Chine Populaire, mais les rapports quotidiens avec les clients se font toujours via les décideurs Taïwanais. Ces relations professionnelles créent des liens très forts, favorables dans l’optique d’une sensibilisation des cadres et dirigeants de ces entreprises. Il s’agit d’un levier discret, permettant néanmoins d’envoyer un message audible à destination des acteurs Occidentaux, et de l’opinion en général.
Une contre-attaque plus générale, visant aussi à discréditer le slogan du KMT ?
Une critique contre le gouvernement de Ma au sujet de la liberté d’opinion peut aussi être l’occasion d’ajouter d’autres messages susceptibles d’amplifier un mouvement de désapprobation, et de lui donner un second souffle. Par exemple, les opposants pourraient chercher des soutiens locaux et/ou des financements étrangers pour organiser la délocalisation d’usines d’ODM Taïwanais, de la Chine vers un autre pays à la main d’œuvre bon marché tel que le Venezuela. Cette stratégie pourrait être officiellement justifiée par le besoin de se rapprocher de certains clients, et le résultat d’une telle action, si elle parvenait à être correctement relayée dans l’opinion, serait un renforcement du sentiment qu’une autre voie que celle proposée par le KMT est possible, et que la dépendance vis-à-vis de la Chine n’est donc pas une fatalité comme semble le considérer la parti du président Ma.
Une riposte sur le plan culturel ?
A Taïwan, les partisans d’une plus grande autonomie cherchent en général à se démarquer du continent – souvent par une approche liée au thème de la qualité – afin de renforcer leur indépendance. Ils pourraient toutefois décider d’agir à l’inverse, en utilisant davantage les racines communes qu’ils partagent avec la Chine continentale. Replacer le classement WPFC au cœur d’une problématique culturelle lui donnerait une autre dimension en faisant apparaître – par comparaison et par contraste – l’avance démocratique de Taïwan sur son voisin. Plus généralement, et toujours sur un plan culturel, on pourrait s’attendre à une démarche reposant sur la crainte que la Chine inspire en Europe ou aux USA, et qui verrait Taïwan se positionner comme un conseiller stratégique de ces puissances, en échange d’efforts accrus de leur part pour la défense de l’intégrité et de la reconnaissance internationale de l’île : en effet, qui mieux que Taïwan connaît la Chine? La culture stratégique de la Chine, comme celle de Taïwan, ne dérivent-elles pas des mêmes principes fondateurs énoncés par Sun-Tzu? Enfin, pour terminer sur les aspects culturels et élargir le débat, on peut imaginer une manœuvre des opposants destinée à créer un véritable levier d’influence culturel qui passerait par une appropriation plus nette de l’imaginaire Asiatique tel qu’il existe en Occident, et qui repose sur des fantasmes souvent très naïfs liés par exemple à la sagesse supposée de l’Orient.
Une amplification du message via le web ?
Concernant la mise en œuvre de ces contre-attaques, la Chine surveille probablement les prémices d’une orchestration à distance effectuée par une diaspora Taïwanaise solidaire et omniprésente, de San Francisco à Toronto, de Paris à Sidney. Les atouts des Taïwanais sont en effet importants : leurs connaissances dans le domaine des technologies, leur expérience de-facto en termes de démocratie, et leur ouverture au monde – nécessaire du fait de l’étroitesse de leur territoire. Forums, blogs et sphère internet sont des outils parfaitement adaptés pour mener une contre-attaque à moindre frais, et déjà largement utilisés [12]. Pour conclure, il est bien évident que pour chacune de ces quelques possibilités de riposte rapidement ébauchées, des réactions Chinoises et/ou du KMT devront également être envisagées. Nous laisserons cependant le soin au lecteur de poursuivre cette réflexion s’il le souhaite.
Jean-Christophe MARCOUX
Sources :
[1] http://www.wpfc.org/
[2] http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=939075&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
http://www.asiamedia.ucla.edu/article-eastasia.asp?parentid=108123
[3] http://en.wikipedia.org/wiki/Taiwan
[4] http://en.wikipedia.org/wiki/Taiwan_Relations_Act, http://www.taiwanadvice.com/ustaiwan/intro.htm
[5] http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=940401&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
[5] http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/asia-pacific/8025569.stm
http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=938221&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
[7] http://en.wikipedia.org/wiki/Panda_diplomacy
[8] http://www.nytimes.com/2008/11/05/world/asia/05taiwan.html?_r=1
[9] http://www.taipeitimes.com/News/editorials/archives/2009/05/07/2003442958
http://www.chinapost.com.tw
[10] http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1
[11] http://www.chine-informations.com/shanghai2010/
[12] http://www.wretch.cc/blog/cliquer
Le contexte et les enjeux
Cette nouvelle arrive dans un contexte particulier puisqu’elle coïncide avec le premier anniversaire de Ma Ying-Jeou (KMT) à la présidence de la République. Le 20 mai 2008, l’ancien maire de Taipei succédait en effet à Chen Shui Bian (DPP), connu pour ses velléités d’indépendance vis-à-vis de la Chine continentale. Le nouveau président s’est au contraire toujours distingué de son prédécesseur en envisageant plus librement un rapprochement avec la République Populaire de Chine. L’ouverture de l’économie Taïwanaise à des acteurs Chinois est un thème important et récurrent sur l’île, donc dans une problématique impliquant les médias – organes de propagande par excellence – elle prend une dimension encore plus emblématique. La population Taïwanaise est pour sa part assez divisée sur cette question sensible, probablement du fait d’un passé compliqué, car marqué par différentes vagues d’immigration, par plusieurs périodes d’occupation, par le conflit militaire avec la Chine communiste de Mao, ou encore par la crise des missiles de 1995 [3]. En termes d’enjeux, on peut tenter de résumer la situation simplement. Bien qu’elle s’accommode du statut-quo actuel, la Chine souhaite à terme récupérer une province riche et dynamique, qu’elle considère comme une partie intégrante de son territoire. Elle semble toutefois s’interdire le recours à la force, afin de préserver une image aussi pacifique que possible. Pour Taïwan, c’est plus compliqué car DPP et KMT s’affrontent régulièrement, notamment sur les questions de l’identité, ou du rapport à la Chine. En revanche, aucun des deux partis n’a l’air de vouloir remettre en cause le système démocratique, jugé globalement sain par les observateurs extérieurs.
Guerre de l’information
Dans le conflit informationnel, la posture choisie par le DPP consiste à véhiculer l’idée d’un KMT inféodé à la Chine continentale, prêt à lui abandonner Taïwan sans concessions. Celle du KMT repose sur l’idée que la R.O.C. (Republic Of China, c’est-à-dire Taïwan) serait plus forte économiquement si elle acceptait une plus grande ouverture vis-à-vis de sa cousine la P.R.C. (People’s Republic of China, c’est-à-dire la République Populaire de Chine). En toile de fond se pose bien sûr la question de l’influence de cette dernière sur la politique Taïwanaise, mais aussi de celle des USA, directement engagés via le « Taiwan Relations Act » signé par le président Carter en 1979 [4]. Le conflit informationnel s’étend donc bien au-delà du simple échiquier local, et doit aussi s’appréhender à travers les grilles de lecture militaire, géopolitique et géostratégique. Si l’on en reste cependant au jeu de la communication intra-insulaire, on constate que bien avant la campagne présidentielle, et bien après sa prise de pouvoir, le président Ma a su exploiter les failles du président sortant pour l’affaiblir. La tâche lui fût grandement facilitée par les scandales de corruption – artificiellement amplifiés ou non – dans lesquels Chen Shui Bian s’est trouvé impliqué. En outre, au KMT, les avis convergent pour qualifier de maladroite, car peu efficace, la stratégie de provocation systématique de ce dernier. Ses démarches vaines au sujet de la reconnaissance de Taïwan par l’ONU sonnent comme un désaveu de sa politique, et son choix d’une opposition quasi frontale est bien sûr largement critiqué. E-Taiwan news souligne par ailleurs dans un éditorial du 6 mai 2009 [5] que Chen n’a pas su – ou pas voulu – prendre la mesure de son échec, et que c’est pour cette raison qu’il a entraîné son parti avec lui dans sa chute.
Au-delà des attaques personnelles, les déclarations quotidiennes sur le rapport à la Chine nourrissent les débats entre DPP et KMT. Ainsi le président Ma n’a pas manqué de souligner la bonne volonté de la PRC lorsque celle-ci a récemment autorisé la participation de Taïwan à la WHA (World Health Assembly) organisée par la WHO (World Health Organisation), sans toutefois trop s’attarder sur la double condition imposée : obligation pour Taïwan de s’y rendre en qualité de simple observateur, et utilisation obligatoire de la dénomination « Chinese Taipei » [6]. Dans un registre plus léger – du moins d’un point de vue occidental – le recours à la « diplomatie du panda » vis-à-vis de l’île en juillet 2008 [7] fut vendu par le KMT comme un geste amical extrêmement fort, rassurant, et prometteur de la part de l’administration de Hu Jintao. Mais le parti n’insiste pas sur le fait que les drapeaux Taïwanais ont dû être cachés pour préserver les sensibilités [8]. Côté DPP, Chen Shui Bian avait en son temps lui aussi pratiquer une guerre des symboles pour toucher le cœur et l’honneur des citoyens Taïwanais, en leur offrant la possibilité de choisir le mot « Taïwan » sur leur passeport, en lieu et place du traditionnel « Republic Of China ». Il tentait par ce geste d’affaiblir la réalité du concept d’ « un pays, deux systèmes » défendu par le gouvernement de Beijing.
Alors bien sûr, cette dimension « attaque informationnelle » du conflit est intéressante à observer sur le plan médiatique. On s’aperçoit en effet que le traitement et la diffusion de l’information sont très différents selon le vecteur considéré, et l’observation de la presse insulaire anglophone en donne un aperçu assez significatif. On constate ainsi que «The China Post » (pro-KMT) participe activement au Chen Shui Bian « bashing », tandis que le Taipei Times (pro-DPP) donne davantage de résonance à des problèmes tels que le passage difficile de la flamme Olympique en France, ou aux manifestations pro-Tibet ici ou là. Concernant le classement du World Press Freedom Committee qui sert de point de départ à ce billet, il est frappant là aussi de s’apercevoir que The China Post ignore cet élément, tandis que le Taipei Times y consacre plusieurs articles [9]. On est donc en droit de s'interroger sur l'influence de la Chine dans ce combat médiatique. Se cache-t-elle derrière le KMT, derrière certains médias? La question reste en suspens. Quoi qu’il en soit, on comprend facilement l’intérêt qu’il y aurait pour elle de manipuler les esprits au cœur même de l’île de Formose. Or pour y parvenir en douceur, un noyautage des médias n’est-il pas le moyen le plus efficace ? A cet égard il peut s’avérer utile d’analyser la structure de l’actionnariat de certains d’entre eux : on peut citer à titre d’exemple la chaîne de télévision TVBS, détenue à 100% par un groupe Hongkongais, et se demander dans quelle mesure sa communication est toujours impartiale…ou non. Une lecture attentive des messages transmis par les médias s’impose constamment, mais peut-être est-on ici à un tournant imperceptible. L’avenir nous le dira.
Vers une contre-attaque pour défendre la liberté de presse ?
Quelles que soient les causes réelles de la chute de Taïwan au classement du WPFC précédemment cité, il est raisonnable de penser que celle-ci sera exploitée par les partisans de l’indépendance ou par les défenseurs de la liberté d’opinion. Le KMT peut donc s’attendre à une contre-attaque, dans un rapport du faible au fort, s’appuyant sur l’hypothèse que le recul apparent des libertés de la presse est le fait d'une pression croissante de la part du gouvernement Ma, sous l’influence – directe ou indirecte – de l’administration de Hu Jintao.
La faille
Si la faille informationnelle évidente est à chercher du côté de Beijing, avec un contrôle traditionnellement très strict des médias par le gouvernement, les théories de guerre informationnelle ainsi que les méthodologies liées à la culture subversive nous apprennent cependant que les efforts se limiteront probablement à de simples tentatives de riposte, principalement destinées à circonscrire la portée des attaques dirigées contre les médias Taïwanais non-complaisants. Si contre-attaque il y a, les meneurs chercheront sans doute à s’appuyer sur des faits solides, sans quoi leur entreprise serait vouée à l’échec. Dans cette optique, le classement du WPFC apporte un certain nombre d’informations, de même qu’une relative légitimité pour qui tenterait d’en tirer profit. D’une part il explicite l’attaque : les observateurs ne manqueront pas de mettre en perspective les éléments à charge pour aboutir à la conclusion que la Chine exerce effectivement une influence croissante sur la presse taïwanaise depuis l’arrivée au pouvoir du président Ma. D’autre part, ce rapport étant diligenté par Freedom House [10], une ONG réputée sérieuse, indépendante, et luttant pour la démocratie, il est une source relativement crédible. En revanche, il est important de noter qu’elle est financée à 80% par les Américains, ce qui constituera une faille que le gouvernement de Pékin saura sans doute identifier, puis utiliser, pour décrédibiliser toute contre-attaque et protéger le KMT. Alors, comment les défenseurs de l’intégrité de Taïwan pourraient-ils trouver des caisses de résonance adaptées afin d’amplifier la portée de ce nouveau classement? On peut s’attendre à une riposte jouant sur les ressorts psychologiques, culturels et historiques des grands acteurs de la diplomatie mondiale, ainsi que sur la nature des liens économiques, politiques et stratégiques qui les lient à la Chine de Hu Jintao. Quelques pistes peuvent alors être imaginées, toutes susceptibles de s’inscrire dans une « stratégie du grain de sable » typique de la guerre du faible au fort. Libre au lecteur de juger de la pertinence de celles rapidement présentées ci-dessous, et d’apprécier leur faisabilité comme leur portée.
Une mobilisation des intellectuels et des humanitaires pour donner de la visibilité ?
Pour les opposants, une première idée consistera peut-être à profiter de l’impact des manifestations anti-JO menées l’an dernier, et de l’écho positif qu’elles ont eu à travers le monde. Nul ne peut nier que la Chine y a perdu quelques plumes en termes d’image à l’extérieur de son territoire. Un écho étant par essence appelé à se répéter, on pourrait imaginer un plan de communication surfant sur cette vague de protestations, et impliquant des médias toujours friands de polémique de même que les défenseurs traditionnels des droits de l’Homme. Leur but sera peut-être de perturber la préparation d’un évènement médiatique majeur comme l’Exposition Universelle de Shanghai prévue en 2010, dont la Chine est d’ores et déjà très fière [11].
Une mobilisation des acteurs économiques ?
Leur effort de riposte pourrait aussi s’organiser au cœur de certaines multinationales occidentales habituées à collaborer avec Taïwan. Le secteur de l’électronique fournit une opportunité réelle dans la mesure où la quasi-totalité des marques telles qu’Apple, Nokia, Ericsson, Thomson, ou encore HP fabriquent l’essentiel de leurs produits via des ODM (Original Design Manufacturer) Taïwanais. Certes, ces sous-traitants envoient moules, lignes de fabrication et équipes managériales à Shenzen ou Dongguyan, donc en Chine Populaire, mais les rapports quotidiens avec les clients se font toujours via les décideurs Taïwanais. Ces relations professionnelles créent des liens très forts, favorables dans l’optique d’une sensibilisation des cadres et dirigeants de ces entreprises. Il s’agit d’un levier discret, permettant néanmoins d’envoyer un message audible à destination des acteurs Occidentaux, et de l’opinion en général.
Une contre-attaque plus générale, visant aussi à discréditer le slogan du KMT ?
Une critique contre le gouvernement de Ma au sujet de la liberté d’opinion peut aussi être l’occasion d’ajouter d’autres messages susceptibles d’amplifier un mouvement de désapprobation, et de lui donner un second souffle. Par exemple, les opposants pourraient chercher des soutiens locaux et/ou des financements étrangers pour organiser la délocalisation d’usines d’ODM Taïwanais, de la Chine vers un autre pays à la main d’œuvre bon marché tel que le Venezuela. Cette stratégie pourrait être officiellement justifiée par le besoin de se rapprocher de certains clients, et le résultat d’une telle action, si elle parvenait à être correctement relayée dans l’opinion, serait un renforcement du sentiment qu’une autre voie que celle proposée par le KMT est possible, et que la dépendance vis-à-vis de la Chine n’est donc pas une fatalité comme semble le considérer la parti du président Ma.
Une riposte sur le plan culturel ?
A Taïwan, les partisans d’une plus grande autonomie cherchent en général à se démarquer du continent – souvent par une approche liée au thème de la qualité – afin de renforcer leur indépendance. Ils pourraient toutefois décider d’agir à l’inverse, en utilisant davantage les racines communes qu’ils partagent avec la Chine continentale. Replacer le classement WPFC au cœur d’une problématique culturelle lui donnerait une autre dimension en faisant apparaître – par comparaison et par contraste – l’avance démocratique de Taïwan sur son voisin. Plus généralement, et toujours sur un plan culturel, on pourrait s’attendre à une démarche reposant sur la crainte que la Chine inspire en Europe ou aux USA, et qui verrait Taïwan se positionner comme un conseiller stratégique de ces puissances, en échange d’efforts accrus de leur part pour la défense de l’intégrité et de la reconnaissance internationale de l’île : en effet, qui mieux que Taïwan connaît la Chine? La culture stratégique de la Chine, comme celle de Taïwan, ne dérivent-elles pas des mêmes principes fondateurs énoncés par Sun-Tzu? Enfin, pour terminer sur les aspects culturels et élargir le débat, on peut imaginer une manœuvre des opposants destinée à créer un véritable levier d’influence culturel qui passerait par une appropriation plus nette de l’imaginaire Asiatique tel qu’il existe en Occident, et qui repose sur des fantasmes souvent très naïfs liés par exemple à la sagesse supposée de l’Orient.
Une amplification du message via le web ?
Concernant la mise en œuvre de ces contre-attaques, la Chine surveille probablement les prémices d’une orchestration à distance effectuée par une diaspora Taïwanaise solidaire et omniprésente, de San Francisco à Toronto, de Paris à Sidney. Les atouts des Taïwanais sont en effet importants : leurs connaissances dans le domaine des technologies, leur expérience de-facto en termes de démocratie, et leur ouverture au monde – nécessaire du fait de l’étroitesse de leur territoire. Forums, blogs et sphère internet sont des outils parfaitement adaptés pour mener une contre-attaque à moindre frais, et déjà largement utilisés [12]. Pour conclure, il est bien évident que pour chacune de ces quelques possibilités de riposte rapidement ébauchées, des réactions Chinoises et/ou du KMT devront également être envisagées. Nous laisserons cependant le soin au lecteur de poursuivre cette réflexion s’il le souhaite.
Jean-Christophe MARCOUX
Sources :
[1] http://www.wpfc.org/
[2] http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=939075&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
http://www.asiamedia.ucla.edu/article-eastasia.asp?parentid=108123
[3] http://en.wikipedia.org/wiki/Taiwan
[4] http://en.wikipedia.org/wiki/Taiwan_Relations_Act, http://www.taiwanadvice.com/ustaiwan/intro.htm
[5] http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=940401&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
[5] http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/asia-pacific/8025569.stm
http://www.etaiwannews.com/etn/news_content.php?id=938221&lang=eng_news&cate_img=46.jpg&cate_rss=news_Editorial
[7] http://en.wikipedia.org/wiki/Panda_diplomacy
[8] http://www.nytimes.com/2008/11/05/world/asia/05taiwan.html?_r=1
[9] http://www.taipeitimes.com/News/editorials/archives/2009/05/07/2003442958
http://www.chinapost.com.tw
[10] http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=1
[11] http://www.chine-informations.com/shanghai2010/
[12] http://www.wretch.cc/blog/cliquer