Russie et Arabie Saoudite. Au premier abord, la relation peut ne pas sembler naturelle. Quel intérêt la Russie pourrait-elle porter à ce royaume, partenaire stratégique de longue date des Etats-Unis au Moyen-Orient ? Pourtant, le constat de ces dernières années montre clairement un rapprochement entre ces deux pays : un axe Moscou-Riyad se dessine.
Les liens tissés entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite sont anciens : après la découverte de pétrole dans son sol en 1938, le Royaume entame sa transformation économique et l’alliance stratégique avec les Etats-Unis voit le jour, ces derniers deviennent le protecteur armé de la dynastie Al Saoud. Il s’agit donc de plus de 60 ans de partenariat énergétique, et bientôt 30 ans d’étroite coopération militaire (1).
La nature des rapports avec la Russie est autre : l’URSS établit des relations diplomatiques avec le Royaume dès 1926 jusqu’à la fermeture de sa mission diplomatique en 1938. Après la Seconde Guerre mondiale, le roi Abdel Aziz refuse de reprendre des relations diplomatiques totalement incompatibles avec un communisme athée et hostile au système monarchique. Les liens diplomatiques sont rétablis à partir de 1989, mais 50 ans de gel diplomatique laissent des traces ; sans oublier qu’à cette époque les stigmates de l’ère soviétique demeurent vifs : guerre d’Afghanistan (1979-1989) où le Royaume se range du côté américain et soupçonne les Soviétiques de vouloir faire main basse sur son pétrole. Les intérêts des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite, bien que guidés par des motivations différentes, convergent lors de la Guerre froide. Ce lourd passif ne promettait pas un avenir radieux aux relations arabo-russes. Néanmoins, dès 1991, le Royaume annonce qu’il reconnaît la Russie comme successeur de l’URSS.
Une dizaine d’années durant, Russie et Etats-Unis commencent à coopérer dans le cadre d’un partenariat stratégique. Mais le temps des courbettes entre les administrations de Boris Eltsine et Bill Clinton est révolu, finies l’extase des médias et les espérances des analystes autour de ce partenariat qui devait être La Grande Alliance de ce XXIème siècle. La confiance qu’avaient George W. Bush et Vladimir Poutine l’un pour l’autre a été largement égratignée : d’une part, les Américains sont hostiles à la politique russe en Iran et reprochent à Moscou des dérives totalitaires, d’autre part les Russes sur la défensive sont agacés par les « révolutions de couleur » à leurs frontières (2), par la politique expansionniste de l’OTAN et plus récemment par les évènements en Géorgie. En parallèle, le soutien financier saoudien aux Tchétchènes dans leur lutte contre le pouvoir russe ne semblait pas jouer en faveur d’un réchauffement des relations Moscou-Riyad. Pourtant, cela n’a pas empêché la conclusion d’accords d’envergure entre les deux Etats, y compris dans des domaines sensibles.
Sur le plan politique : dès 1994, le Premier ministre russe Viktor Tchernomyrdine signait un accord global entre les deux Etats sur la coopération dans de multiples domaines (commerce, investissements, sciences, jeunesse, etc.), et depuis 2007 une série d’accords bilatéraux a été conclue dans les domaines de l’aérien, l’imposition, la coopération bancaire, la culture et l’information.
Sur le plan commercial : dès 2004, un contrat de 4 milliards de dollars était signé entre la société pétrolière russe Loukoil Overseas et la société nationale pétrolière Saudi Aramco qui ont créé une société mixte, une première dans les relations entre les deux Etats. Le contrat concerne l’exploration et l’exploitation de 30000 km² d’un champ pétrolier pour une durée de 40 ans. En 2005, c’était la compagnie nationale russe Stroïtransgaz et la CCI de Jeddah qui signaient un contrat prévoyant la création dans le Royaume d’un réseau national de transport et de distribution du gaz. Pour finir, en 2008, c’est sur le plan militaire que se porte la discussion. Un contrat de coopération militaire qui représenterait jusqu’à 2,4 milliards de dollars a été signé à Moscou en juillet, son exécution serait conditionnée par la réduction du soutien de Moscou à Téhéran. Dans tous les cas, le constat reste positif pour les Russes, si l’on considère que l’Arabie Saoudite est un client traditionnel des Etats-Unis et de la Grande Bretagne en matière d’armement.
Russian-Arab Business Council), sans oublier la multiplication des voyages de délégations et les forums d’affaires comme Arabia Expo à Moscou en octobre 2008.
L’objectif russe est de devenir un contrepoids des Etats-Unis dans la région, un partenaire alternatif pour le Moyen-Orient conscient de sa grande dépendance (réciproque) vis-à-vis des Américains. Cela correspond à la vision multipolaire du monde défendue par les Russes. Une confrontation directe avec les Etats-Unis sur le terrain saoudien serait une défaite pour Moscou, c’est pourquoi la tactique consiste à devenir un partenaire politique et commercial privilégié de l’Arabie Saoudite. Un succès à ce niveau ouvrirait à la Russie une voie d’influence vers l’Afrique et de consolidation de ses positions en Asie centrale. L’autre objectif, à plus court terme, provient du sentiment d’enfermement d’une Russie que les Etats-Unis tentent d’encercler par ses frontières occidentales (des pays baltes au nord à la Turquie au sud) et méridionales (de la Géorgie à l’ouest au Kirghizistan à l’est). Elle cherche donc à contrecarrer cet encerclement.
La stratégie russe consiste à construire un espace d’enrichissement des contacts entre Russes et Saoudiens afin de parvenir à un partenariat fort. La coopération s’effectue dans le traditionnel secteur de l’énergie, sans malgré tout mettre de côté d’autres aires de développement. En matière de discours face aux détracteurs cherchant à dénoncer la politique russe dans le Royaume, la stratégie consiste à porter la lumière sur les Etats-Unis en demandant pourquoi il ne leur est pas reproché de soutenir des pays tels que l’Arabie Saoudite. Cela n’empêchera pas Moscou de se heurter à deux difficultés : la gestion de sa relation avec Téhéran qui est au ban du système international et la difficulté à ne pas rentrer à nouveau dans un schéma de guerre froide. A l’avenir, l’implication de la Russie dans les affaires saoudiennes pourrait attiser les frictions avec Washington dans la mesure où les discours sont divergents : les Etats-Unis servent le traditionnel discours sur le soutien et la défense de la démocratie hors de ses frontières tandis que la Russie est très irritable sur les questions d’intégrité territoriale et d’ingérence.
D’ailleurs, où se positionnent les Etats-Unis sur cet échiquier ? Jusqu’à présent, les objectifs américains ont été d’assurer un accès aux gisements et de sécuriser les voies d’acheminement des hydrocarbures. En matière de sécurité, il était donc vital de maintenir un allié de poids dans la région, surtout après la chute du Shah iranien en 1979. Suite à la disparition du bloc soviétique, certains spécialistes américains parlent de détérioration rapide des relations entre Washington et Riyad. Etant donné la disparition de l’ennemi soviétique, les Etats-Unis ont recentré leur discours sur la coopération étroite en matière de lutte contre le nouvel ennemi commun : le terrorisme.
Il est probable que la stratégie américaine consistera à tenter de diaboliser Moscou en pointant le projecteur sur les relations de cette dernière avec Téhéran… avec le risque de faire ressortir la contradiction américaine concernant les relations privilégiées avec Riyad ainsi que les conséquences de l’intervention en Irak.
Long-Term Strategy) 2025 du Royaume est de sortir de la dépendance aux hydrocarbures, ce qui signifie se dégager d’une dépendance pesante vis-à-vis des Etats-Unis. On peut également s’interroger sur l’objectif du Royaume d’attirer la Russie, plus gros producteur mondial de pétrole à ne pas faire partie de l’OPEP, dans le giron de cette dernière afin d’exercer un contrôle sur la production et les cours des hydrocarbures russes.
La stratégie saoudienne est de développer d’autres pans de l’économie, ce qui nécessite des investissements et une restructuration importants, et de sortir du 100 % pétrole grâce au nucléaire où le savoir-faire russe a toujours été reconnu, d’autant que Moscou est bien moins frileux que Washington lorsqu’il s’agit d’exporter la technologie nucléaire. Les pays arabes du Conseil de Coopération du Golfe prévoient d’entamer dès 2009 leur propre programme de nucléaire civil. L’avantage du nucléaire est double : s’émanciper peu à peu du pétrole, puis disposer de facilités de désalinisation de l’eau dans une zone où cette dernière manque et où les mers ont un taux de salinité supérieur à la moyenne (3). Sur le plan politique, l’Arabie Saoudite continuera à mettre en avant ses atouts pour atteindre ses objectifs : sa position de carrefour géographique de premier choix, l’image d’influenceur et de médiateur dans la région et bien sûr sa place de premier producteur et exportateur mondial de pétrole. En 2004, les hydrocarbures représentaient 72 % des exportations saoudiennes, l’objectif est qu’ils représentent 37 % en 2024, contre respectivement 21 % et 54 % pour l’ensemble des autres exportations.
La marche de la Russie sera longue pour devenir un partenaire alternatif crédible aux Etats-Unis en Arabie Saoudite. L’exercice est tout aussi délicat pour l’Arabie Saoudite car il reste à savoir comment le Royaume parviendra à satisfaire ses intérêts momentanément convergents avec ceux de la Russie, tout en faisant évoluer sa relation d’interdépendance avec les Etats-Unis. Ces derniers redoutent de voir un jour la Russie jouer un rôle d’envergure dans la péninsule arabique et tenteront par tous les moyens de consolider leurs positions jusqu’à pénétrer dans la traditionnelle zone d’influence russe.
GH
(1) L’Arabie Saoudite est pour les Etats-Unis un allié essentiel du US Central Command, l’un des dix Commandements Interarmées de Combat des Etats-Unis à travers le monde. Dans ce cadre, la zone d’action militaire américaine s’étend de l’Egypte au Kazakhstan.
(2) Serbie en 2000, Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005.
(3) 45g à 100g de sel / litre dans le Golfe Persique et 42g en mer Rouge, contre 35g pour les océans.