La Chine ne fait pas dans la demi-mesure. Elle a jeté son dévolu sur le continent africain. Et sous couvert d’une « amitié séculaire », d’un « destin commun » basé sur la lutte anticolonialiste, de développement d’une « relation sud-sud » dans une perspective « gagnant-gagnant », elle gagne du terrain en tant que nouvelle puissance mondiale et grignote des parts de marché aux opérateurs historiques occidentaux (1). Ces derniers, coincés dans les carcans du développement durable, des Objectifs du Millénaire, de la bonne gouvernance et autres mesures de conditionnalité de leurs aides, ne peuvent qu’assister, impuissants, au basculement à l’est de leur pré carré.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : un commerce bilatéral de 73 milliards de dollars en 2007 et qu’on estime à 100 milliards d’ici 2010, des remises de dettes de 10 milliards de dollars, des investissements massifs dans tous les secteurs avec quasiment tous les pays (49 sur 53), un fonds de développement de 5 milliards de dollars…
Mais les pays africains sont-ils gagnants ? Si la rencontre entre l’Afrique et la Chine remonte à 1421, cela ne fait qu’une cinquantaine d’années que les relations diplomatiques ont officiellement repris (Conférence de Bandung, 1955). La « phase idéologique » passée, le géant asiatique met désormais tout en œuvre pour s’imposer sur les trois échiquiers économique, politique et stratégique. C’est que les enjeux sont de taille : offrir des réponses à la poussée démographique et à la raréfaction des ressources en matières premières et en énergie, développer ses propres savoir-faire, se créer un vaste marché pour ses produits manufacturés et technologiques.
L’abandon progressif du marché africain par les entreprises occidentales, par crainte des sanctions internationales ou de l’instabilité des pays cibles, facilite grandement la tâche à leurs homologues chinoises. Il y aurait déjà environ 1 000 entreprises chinoises sur le sol africain et entre 500 et 700 000 Chinois (contre 250 000 Libanais et 110 000 Français). Cette frilosité laisse le champ libre au prédateur asiatique qui, via son offre packagée, cet « ensemble complet », que représente le tryptique « investissements dans les infrastructures/soutien commercial/soutien politique », s’enracine peu à peu et de manière irrémédiable sur son nouveau territoire.
La littérature prolixe qui existe sur ce sujet montre s’il en était besoin, que les acteurs dotés d’une courte vue peuvent certes y trouver des avantages, tels la hausse du coût des matières premières, la concurrence des produits chinois avec les produits américains ou européens, la construction d’infrastructures nécessaires au développement du continent ou encore le fameux principe de « non ingérence » qui permet de fermer les yeux sur la corruption... mais on ne compte plus les cas - qui viennent comme autant de bémols - de fermetures d’usines ou de faillites des producteurs locaux et la montée du chômage qui les accompagne, dues aux pratiques de dumping pratiquées systématiquement par les entreprises chinoises.
A long terme, il n’est rien moins certain que ces pays, ayant accumulé crédits et prêts chinois, puissent atteindre les niveaux de développement économique escomptés et éviter le surendettement. Par ailleurs, la Chine n’hésite déjà plus à abandonner les pays émergents non pourvoyeurs de matières premières ou à menacer ceux dans lesquels s’élèvent des voix contre ses intérêts.
Un autre bénéfice, que les pays africains, qui n’ont que peu de poids sur l’échiquier international, semblaient pouvoir obtenir, est un appui diplomatique, la Chine devenant une alternative aux pays du G8 ou au FMI ou exerçant a contrario un lobbying au sein de l’OMC pour la reprise du cycle de Doha. Or, même cet appui, qu’on qualifiait il y a peu encore « d’indéfectible », tend à se relativiser, la Chine craignant pour son image de puissance internationale en devenir. Elle gagne davantage à avoir de son côté les voix africaines, qui représentent plus du tiers des effectifs de l’ONU.
La Chine a modifié la situation stratégique de l’Afrique, entraînant les réactions des parties internationales présentes. C’est peut-être en cela que l’on peut parler d’un gain de marge de manœuvre pour les pays africains, à condition que soient prises les bonnes décisions qui permettront de transformer l’essai et profiter des réévaluations des politiques et stratégies de chacun.
l’Africom, conjointement à l’amélioration de son programme de formation des troupes militaires africaines, ACOTA (augmentation du budget et élargissement à treize pays).
De même le Japon, qui réclame à son ancien adversaire plus de transparence sur son implication en Afrique, tout en proposant un partenariat accru. Important bailleur de fonds, il se positionne comme un acteur majeur de la coopération entre l'Asie et l'Afrique et a procédé par exemple à la fusion entre la JICAD (Agence Japonaise de Coopération Internationale) et la JBIC (Japan Bank for International Cooperation) pour former une agence d’aide bilatérale au développement, devenue la seconde plus grande du monde (8,8 milliards de dollars de ressources) et dont la priorité est l'Afrique.
La coopération Europe – Afrique, quant à elle, se développe peu dans sa dimension politique et l’ouverture à l’Est dilue l’influence de la France, comme défenseur des intérêts africains. Pendant que l’aide chinoise augmente régulièrement, celle de l’UE décroît (20 milliards d'euros pour 2007-2013). A noter, l’Europe a récemment adopté une résolution de 70 paragraphes mêlant reproches à l’encontre de la Chine en Afrique et propositions de partenariats, réaffirmant toutefois par là sa volonté de ne pas rester en retrait. Les raisons du rejet des Accords de Partenariat Economique (3) illustrent malheureusement à quel point les pays africains sont capables d’accepter de la Chine ce qu’ils reprochent à leurs partenaires traditionnels, aveuglés par le discours « non aligné » et le nouveau modèle chinois. Cette attitude est pourtant en contradiction avec celle de l’Union Africaine, qui réaffirme lors de sa dernière assemblée, en février 2008, son attachement aux principes chers aux Occidentaux. La résistance anti-occidentale s’organise en Afrique et occulte les phénomènes de rejet, encore embryonnaires (mais pour combien de temps ?) : de nombreux pays, qui ne jurent plus que par la Chine, exhortent au développement des relations bilatérales directes, sans passer par les « intermédiaires inféodés » à la Banque Mondiale.
Avec la mainmise de la Chine sur l’Afrique, le continent est revenu sous les feux de la rampe et fait à nouveau l’objet de toutes les attentions. Cette apparente attractivité semble n’être toutefois qu’une répétition de l’histoire, la Chine ne cachant pas ses ambitions impérialistes. Mais pour l’instant, il semblerait que la Chine, avec sa stratégie de contournement des puissances occidentales, ait gagné la première bataille : l’Europe s’est résignée à proposer des partenariats tripartites UE-Chine-Afrique et hésite de plus en plus à sanctionner les pays africains, la Banque Mondiale a signé un partenariat avec la China Eximbank pour financer des projets communs… Les nombreux projets en cours, comme la création d’une zone de libre échange avec le COMESA (Common Market for Eastern and Southern Africa), la création du fonds souverain CIC (China Investment Corporation), l’implantation d’une filiale de China Eximbank à Khartoum ou encore le déploiement de ses investissements dans le domaine militaire, montrent, enfin, que la Chine n’est pas prête d’abandonner la partie.
SG
(1) En 2007, la Chine aurait ainsi pris la place de la France comme second plus gros partenaire commercial de l'Afrique.
(3) Invasion des pays africains par les produits européens subventionnés, entretien de la dépendance aux seules matières premières, obstacle à l’industrialisation.