Les interrogations autour de la pénurie du verre

Depuis bientôt 2 ans, les viticulteurs et les négociants français font face à une augmentation importante de leurs coûts de production, liée au renchérissement des « matières sèches » (comprenez tout ce qui n’est pas le vin dans la bouteille de vin). Parmi les coûts supplémentaires auxquels ils sont confrontés, c’est le prix des bouteilles en verre qui reste le phénomène le plus marquant de ces 2 dernières années. En effet, les producteurs français doivent affronter un déficit de 60 millions de bouteilles, voire plus. Le déficit serait plus important car on parle d'un manque global de 1,5 milliard de bouteilles sur l'ensemble de l'Europe (équivalent à 250 000 T de verre) dans La Tribune du 26/06/2007. Ce problème qui perdure de nos jours commence à peser sérieusement sur la reprise du marché du vin.
A l’exception de la Champagne (compte tenu de la prévisibilité de sa production), peu de régions viticoles ont été épargnées par la pénurie de bouteilles qui a touché le marché français. Et les opérateurs de toute taille sont concernés : du petit viticulteur indépendant qui n’a pas forcément de contrat avec ses fournisseurs, au groupe Castel (n°1 français) qui achète au bas mot 300 millions de bouteilles en verre par an, les problèmes ont été les mêmes. Et encore, les verriers préfèrent livrer des camions entiers et les négociants semblent prioritaires.
Les premières difficultés d’approvisionnement sont apparues en début d’année 2007 et n’ont fait que croître au printemps. L’été 2007 a vu la situation s’aggraver en raison d’une reprise du marché du vin et de la fermeture de fours chez les verriers, en raison de problèmes techniques ou de grèves. Et pour un produit aussi spécifique que le vin, difficile de choisir un produit de substitution.
La pénurie a d’abord affecté les modèles premiers prix et notamment les bouteilles en verre blanc largement utilisées pour le conditionnement des rosés, mais elle s’est rapidement étendue aux autres modèles. Elle touche en particulier les utilisateurs de bouteilles blanches, de bouteilles en verre allégé, de bouteilles standard sur lesquelles les verriers font moins de marges.
En février 2007, Saint-Gobain aurait imposé une augmentation de 10% à 15% de ses prix et avertit ses clients d'une nouvelle salve de hausse des prix, de la même ampleur, pour le 1er juillet. Même si selon Gérard Desenclos, un ancien commercial du verrier belge la Manufacture de Verre: «Il y a toujours des remises occultes qui réduisent l'impact". Pour les négociants, peut être, mais pour les viticulteurs indépendants?
Le délégué général de l’Agev (Association Générale des Entreprises Viticoles), Michel-Laurent Pinat, souligne en Mai 2008 que  les négociants, comme les viticulteurs, sont en outre contraints d’amortir la hausse du prix des bouteilles car la grande distribution ne veut pas payer plus cher. La hausse des prix des bouteilles en France se situerait entre 15 et 35% entre 2007 et 2008.
Alors: problème conjoncturel ou conséquence de la concentration dans l’industrie du verre ?
Au cours des dernières années, l'industrie du verre a subi une période de concentration, "due à une baisse des prix du verre que l'on peut qualifier de catastrophique dans certains cas", explique Gérard Desenclos. Le marché du verre s’est alors fortement concentré pour ne laisser place qu’à deux grands groupes en France, l’américain OI (Owens-Illinois), leader mondial, qui a racheté l’activité verrerie de BSN (devenu Danone depuis) en 2004, et Saint-Gobain, n°2 mondial.
Ainsi, seuls sont restés en lice les groupes capables de fabriquer des quantités considérables pour réaliser des économies d'échelle. Ce phénomène de concentration se poursuit et si les hausses de prix tiennent, la situation des verriers pourrait changer. On pourrait tabler sur une hausse de leur cash flow capable de compenser la hausse de leur matière première. Est-ce de nature à stimuler un cycle d'investissement? Pour l’instant, c’est toujours le Statu Quo et on constate surtout un repli des opérateurs sur leurs marchés locaux. Ainsi, les verriers allemands soumis à une forte demande intérieure liée à des contraintes règlementaires sur le verre consigné ne livrent déjà plus sur la France.
L’exemple de la "flûte du Rhin", cette bouteille caractéristique et obligatoire pour les vins d'Alsace est à ce titre, révélateur : il manquait 3 millions de bouteilles aux producteurs alsaciens pour finir l'année 2007. L'américain O-I qui a racheté l'usine de Düsseldorf qui fournissait 10 millions de bouteilles par an à l'Alsace l’a fermé. En dépannage, St Gobain a donc lancé la production de 2 millions de flûtes du Rhin en novembre 2007 (le groupe français fournissant déjà 40% du marché alsacien).  Mais pas question de faire plus, car il expliquait que ses usines tournaient déjà au maximum. Il ne peut surtout pas se passer de ses concurrents. Et surtout, les prix ont soudain augmenté de 8%.
En septembre 2008, la Confédération Européenne des Vignerons Indépendants soulignait l’ampleur du phénomène dans une enquête réalisée auprès de ses adhérents au Portugal, en Espagne, en France, en Slovénie, au Luxembourg et en Suisse: sur 151 réponses, 90% des vignerons disent avoir subi une augmentation moyenne de 10,6% du prix des bouteilles ainsi que des problèmes récurrents de délais de livraison.
Sur l'ensemble des vignerons européens, 63,6% affirment avoir rencontré des problèmes de délai de commandes et de livraison entraînant des problèmes de trésorerie. En France, la proportion monte à 68,4%. Dans un contexte difficile pour le marché du vin (baisse de la consommation, forte concurrence), seuls 30,5% des vignerons ont relevé leurs tarifs, parfois partiellement seulement. La pénurie de bouteilles sur le marché a donc un impact direct sur le coût de production des vignerons, qui n'est pas toujours répercuté dans leur prix.
Cette étude sera transmise "pour information" à la Direction Générale de la Concurrence de la Commission européenne, a annoncé la  CEVI.
Car nombre de vignerons et de négociants soupçonnent également les deux grands groupes verriers de faire en sorte « d’organiser la pénurie » pour s’assurer une meilleure rentabilité. « OI nous a expliqué pendant des années que la filière vin a acheté des bouteilles à bas prix, que le secteur n’était donc pas assez rentable et qu’ils ont du fermer des fours », confie Michel-Laurent Pinat. Celui-ci reconnaît d’ailleurs que la concurrence était féroce sur le marché du verre.
Fin août 2007, la Commission européenne a été saisie une première fois d’une plainte émanant de la Fédération européenne des importateurs et distributeurs de vins et spiritueux concernant l'existence éventuelle d'un « Cartel » dans le secteur des bouteilles et bocaux en verre.
Deux députés européens se sont également saisis du dossier au printemps 2008. Dans le collimateur, le groupe français Saint-Gobain et l'américain OI, les deux principaux fabricants de verre. Les services de la concurrence de la Commission devront déterminer si cette pénurie a été organisée par ces entreprises pour augmenter leurs revenus. Si c'est le cas, la Commission, qui a fait de la lutte contre les cartels l'un des ses chevaux de bataille, peut leur imposer d'importantes amendes.
Du côté des verriers, OI ne communique pas sur le sujet. Saint-Gobain assure pour sa part livrer à la hauteur des engagements pris par ses clients dans le cadre de leurs prévisions annuelles et assure avoir fait progresser de 10% en volume sa production au premier trimestre 2008. « Nous augmentons nos prix en fonction des coûts de production, notamment de l'énergie et des matières », a indiqué à l'AFP une responsable de Saint-Gobain. « Notre stratégie est, comme pour les transporteurs, d'ajuster trimestriellement nos prix sur ceux du pétrole », a-t-elle ajouté, avant d'assurer « qu’il n'y a pas d'entente sur les prix". Les industriels européens du vin, de la bière et des spiritueux sont de nouveau récemment intervenus auprès de la commissaire européenne à la Concurrence, Neelie Kroes, afin de déterminer s’il existe une entente illicite entre OI et Saint-Gobain. Mais pour l’heure, de tels soupçons ne sont étayés d’aucune preuve. Il avait fallu attendre 5 ans dans le dossier d’entente illicite dans le secteur de la téléphonie mobile en France entre le dépôt de la plainte en février 2002 et l’arrêt de la cour de cassation rendu en juin 2007. Soit 10 ans après les faits.

Michel Rouquet