La faille d’Immanuel Wallerstein

Immanuel Wallerstein est un des grands intellectuels de notre époque. Adepte des théories de l’historien français Fernand Braudel, il a publié en 1993 un ouvrage sur la fin du libéralisme et plus récemment un manuel Comprendre le monde aux éditions de la Découverte en 2006. Son interview dans le quotidien Le Monde du 10 octobre dernier a lancé un pavé dans la mare en annonçant en ces termes la fin probable du capitalisme : «La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu'alors, et l'on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l'usage du mot "crise" à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin.» Si Braudel et ses descendants ont su apporter une vision pluridisciplinaire fondamentale à la progression des sciences humaines et sociales, ils n’ont fait qu’une partie du chemin. Fernand Braudel répugnait à étudier les rapports de force entre puissances, Wallerstein les prend en compte mais en leur donnant une lecture systémique. Autrement dit, il intègre la dimension géoéconomique à l’analyse des relations internationales mais sans toutefois faire ressortir une grille de lecture spécifique des rapports de force. Les interprétations du temps long sur l’économie monde, pas plus que les théories de Kondratieff n’expliquent la manière dont deux cents militants bolchéviques ont pris le pouvoir en Russie avec le soutien d’un régiment letton stigmatisé par un esprit anti-allemand. Or la révolution russe a modifié l’histoire du XXè siècle sur plusieurs décennies. Il en est de même pour la politique diplomatique de coups de dés impulsée par Adolf Hitler entre 1936 et 1941. Celle-ci a remodelé par ses conséquences la face du monde jusqu’en 1989. Il serait particulièrement illusoire d’analyser la crise actuelle avec des grilles de lecture centrées sur les systèmes-monde dans la mesure où le risque encouru est devenu quasiment imprévisible. La grille de lecture de Wallerstein ne prend pas en compte les traumatismes des peuples et encore moins les logiques guerrières générées par l’instinct de survie. Or ces deux éléments ont une importance considérable dans l’histoire de l’humanité. Relisons celle de l’empire romain d’Occident. La fin de l’empire romain n’est pas l’expression d’un cycle Kondratieff. Elle est le produit des multiples guerres civiles pour la lutte du pouvoir à Rome (dégarnissement répétitif des frontières pour envoyer les légions se battre contre d’autres légions) ainsi que des migrations de peuples en situation de survie ou fuyant les prédateurs. Aucune doctrine de l’échange à travers un système monde n’explique la portée décisive de ces affrontements qui aboutisse à la disparition de l’empire romain d’Occident. La faiblesse d’un Wallerstein comme d’ailleurs celle d’un Bertrand Badie en science politique (lire à ce propos son article désappointé  dans l’Etat du monde de 2008 publié sous l’égide l’Institut Français des Relations Internationales), c’est de substituer aux phases d’évolution chaotique du monde les vertus d’un humanisme intellectualisé à travers une théorie de régulation par l’échange.

Immanuel Wallerstein est aussi signataire du manifeste du Forum social de Porto Alegre en 2005, et l'un des inspirateurs du mouvement altermondialiste. Il dirige le Centre Fernand-Braudel pour l'étude de l'économie des systèmes historiques et des civilisations de l'université de l'Etat de New York, à Binghamton.