Les médias et la guerre économique

Sébastien Demailly : Quel est votre sentiment général sur la manière dont les médias traitent les défaites commerciales des entreprises françaises (PME/PMI notamment) à l’étranger ? Observez-vous une asymétrie de l’information de la part des médias entre les victoires et les défaites commerciales françaises à l’international ?

Claude Fouquet : Je ne sais pas si on peut parler d’asymétrie de l’information. A mon avis, il y a deux choses à distinguer. Il y a dans un premier temps les pratiques de la presse et puis ce qu’on peut dire sur le cœur du sujet du commerce extérieur de la France. En ce qui concerne les pratiques de la presse il y a un vieux fantasme qui consiste à dire que les trains qui arrivent à l’heure on n’en parle pas et donc du coup c’est vrai qu’on a tendance à ne donner que les bonnes nouvelles. A partir du moment où on ne donne que les bonnes nouvelles, surtout pour les très grands groupes parce qu’historiquement on est très focalisé sur eux, on pourrait dire que les journalistes ne relatent pas des échecs. C’est vrai dans une certaine mesure parce que je pense qu’on a une certaine pudeur à faire, et puis aussi parce que les entreprises n’ont pas vraiment envie de parler de leurs échecs. Après sur le cœur du sujet, il y a deux choses à souligner. Premièrement, la culture du grand groupe. Historiquement, même si c’est moins vrai maintenant, les grands groupes français étaient des grands groupes publics. Par conséquent, il était un peu logique que la communication sur les affaires en cours passaient par des circuits institutionnels et tournaient notamment autour des voyages présidentiels ou des déplacements ministériels ou autre. Même si c’est moins vrai maintenant car de plus en plus de gros groupes se sont privatisés, ces groupes restent des fleurons de l’industrie française et leurs dirigeants sont des personnes proches du pouvoir. C’est donc plus facile d’annoncer une victoire de cent millions ou dix milliards d’euros qu’un contrat d’un ou deux millions d’euros. Il y a aussi une culture de la discrétion parmi les PME. Une PME n’aime pas parler par définition. Moi en tant que journaliste j’essaie de savoir ce qui se passe derrière. J’ai forcément des blocages de la part des dirigeants de PME sous prétexte qu’ils ne veulent pas donner de l’information qui pourrait être profitable à leurs concurrents. A partir du moment où les dirigeants de PME ne me parlent pas, ou très peu, je n’en parle pas derrière. Il y a toujours cette culture « pour vivre bien, vivons caché » au sein des PME.


S.D : Même si les PME sont plus accessibles que les grandes entreprises j’imagine.

C.F : Je ne dirai pas que les PME sont forcément plus accessibles que les grands groupes. En effet, elles ne sont généralement pas assez structurées pour recevoir les appels de la presse. En plus la presse continue à faire peur aux PME. Je me rappelle d’un livre dans les années 1980 sur le journalisme dont on avait pas mal parlé à sa sortie, je ne me souviens plus du titre, mais qui disait en gros qu’un journaliste était quelqu’un qui venait non pas pour savoir ce que vous faites, mais pour vous faire dire ce qu’il a envie de dire et d’écrire, et que dans 9 cas sur 10, il déformait vos propos. Je pense que ce genre de perception des journalistes a plombé des générations de chefs d’entreprises par rapport à la presse. Ensuite sur l’analyse que vous pouvez faire, je mettrai un bémol. Quand il y a effectivement un voyage présidentiel ou du Premier Ministre et que l’on met en avant les contrats des grands groupes c’est parce que c’est ce qui valorise les hommes politiques. Mais vous vous apercevrez que l’on parle quand même de l’activité des PME à l’internationale aux Echos ou à La Tribune. Après pour ce qui est des échecs commerciaux, je dirai qu’en France et comme dans d’autres pays, on n’a pas la culture de l’échec. Donc une boîte qui a raté un appel d’offres ne va pas en parler, elle ne va pas faire de la publicité sur un échec évidement. Alors ensuite, mon côté optimiste me fait dire que les boîtes analysent bien les causes de leurs échecs en interne, mais c’est clair qu’elles ne feront pas sortir d’informations à l’extérieur de la boîte.

S.D : Pour revenir sur les grands groupes qui ont des services de communication très professionnels et structurés, faites-vous parfois le constat que le journaliste économique peut être en quelque sorte plus ou moins dépendant, si je puis dire, de ces agences privées de communication ? Est-ce difficile de contourner les services de communication des grands groupes pour obtenir de l’information à valeur ajoutée ?

C.F : C’est le job d’un journaliste de contourner ces barrières. Non, ce n’est pas facile de contourner les services de communication de ces grands groupes mais avec les années vous vous constituez un carnet d’adresses. Mon job c’est justement de connaître des gens qui acceptent de me parler et qui ne sont pas forcément aux services de communication des grands groupes.

Après c’est vrai que vous avez certaines grandes entreprises, voire certaines PME plus ou moins importantes, qui ont structuré un discours à l’extérieur, ce qui permet de faciliter les choses. Quand vous avez en face de vous un chef d’entreprise de formation d’ingénieur et qui est formatée ingénieur, et qui n’est donc pas habitué à parler, il aura lui-même du mal, si vous n’êtes pas ingénieur, à expliquer ce qui fait en termes logiques et compréhensibles pour un large public. On s’y intéressera seulement si c’est une innovation technologique révolutionnaire, mais sinon on aura tendance à regarder à côté ce qui se passe. Si vous ne savez effectivement pas me parler de la façon dont vous travaillez, je suis comme tout le monde, je n’ai pas beaucoup de temps, j’irai voir quelqu’un d’autre qui sait me parler de ses activités. Cette autre personne n’aura pas forcément un produit plus intéressant que le vôtre, mais il saura simplement mieux communiquer. Personnellement, je ne pense pas être devenu au fil du temps plus ou moins dépendant des agences de communications des grandes entreprises. Pour ma part, je n’ai ni spécialisation géographique ni spécialisation sectorielle, je suis donc obligé de piocher un peu partout et donc je peux me permettre de varier les interlocuteurs.

S.D : Pouvez-vous me relater un cas récent d’une défaite commerciale française à l’étranger (grande entreprise ou PME) dont vous avez eu connaissance, et qui n’aurait pas suscité l’intérêt des médias français ? Pouvez-vous me décrire brièvement le contexte et causes de cette défaite ?

C.F : Je n’ai pas de cas en tête. Mais par définition on ne va pas parler d’une défaite commerciale.

S.D : Ca n’intéresse pas ? Vous pensez que ce n’est pas un sujet porteur ?

C.F : C’est assez compliqué finalement. Il y a en France, y compris dans la presse française une culture du grand contrat. Dans la presse nationale vous faites rêver un lecteur avec des contrats en milliards d’euros. Quand vous êtes dans la presse régionale vous pouvez faire rêver votre lecteur avec la boîte qui est à 2 kilomètres de chez le lecteur et qui remporte un contrat de 100 000 euros. En presse nationale vous avez des impératifs qui sont différents. Ainsi vous allez parler d’AREVA qui soumissionne un appel d’offres de centrales nucléaires au Kazakhstan par exemple. En revanche, la petite boîte qui va essayer de décrocher l’équipement d’une chaîne hôtelière au Kazakhstan, on n’en parlera pas dans la presse nationale. On en parlera si elle remporte le marché seulement. Si elle n’emporte pas le contrat, c’est un non-événement pour nous. Pour moi les trois facteurs qui font qu’on ne parle pas des défaites commerciales françaises, c’est la hiérarchisation de l’information, des blocages comme je vous ai dit pour des raisons concurrentielles, et puis la culture du secret des affaires qui reste très français et qui vous empêche d’avoir des éléments d’information vous permettant de tirer des conclusions. Vous pouvez comprendre pourquoi la boîte X n’a pas eu le contrat. Mais ce n’est pas parce que la boîte X n’a pas eu le contrat qu’elle est représentative de la plupart des PME. L’échec est d’autant plus difficile à percevoir dans la mesure où parmi toutes les études du commerce extérieur réalisées au niveau national, on vous explique pourquoi les PME ne sont pas tournées suffisamment vers l’international, on vous explique celles qui réussissent etc. Mais vous ne trouverez jamais aucune étude sur les PME qui ont été à l’international et qui n’y sont pas retourné par la suite. Ca c’est un grand mystère, sachant que le turnover des PME qui tentent une fois l’aventure à l’international et qui n’y retournent pas est absolument faramineux. Même au niveau des douanes ou du Ministère des Finances où il y a logiquement tous les outils statistiques, il n’y a pas ce suivi.

Je pense que même si la presse avait plus de moyens, on ne parlerait pas forcément davantage des échecs commerciaux français. Encore une fois, on n’a pas la culture de l’échec. Si vous vous êtes planté sur un marché il y a six ans, je continuerais à vous parler en ayant à l’esprit que vous vous êtes planté six ans auparavant, même si vous avez fait quelque chose derrière. C’est assez trivial comme analyse mais malheureusement c’est la réalité française.

S.D : Y-a-t-il une « autocensure » chez les journalistes qui empêche la diffusion des défaites commerciales françaises à l’étranger ? Dans le sens où lorsqu’un journaliste arrive à obtenir une information à valeur ajoutée, un « scoop », il lui arrive de s’interdire à lui-même de diffuser une information craignant de dépasser la ligne éditoriale ou bien des retombées contre lui.

C.F : Pas régulièrement mais ça m’est déjà arrivé. La chose qu’il faut se dire c’est que si on a 10 informations, on ne va pas écrire à priori sur les 10 informations. Mon job consiste par définition à hiérarchiser l’information et de définir celle qu’on fait passer ou pas. Non pas parce qu’on est persuadé d’avoir la meilleure information sur tel sujet, mais tout simplement parce qu’à un moment donné, on se dit que ce n’est peut-être pas pertinent de la faire passer à tel moment.

S.D : Comment expliquez-vous que l’on parle très peu des relocalisations des entreprises françaises ?

C.F : En presse nationale, je ne pense pas qu’il y ait eu suffisamment de choses importantes pour être repris. A la rigueur dans la presse régionale. C’est plus logique. A partir du moment où vous avez un entrepôt qui ferme, que ce soit 15 emplois créés ou 15 emplois détruits, au niveau local ça a plus d’impact. Pour la presse nationale, il y a aussi un problème de proximité. C’est clair que quand vous êtes à un niveau local, vous pouvez plus facilement savoir ce qui se passe dans telle ou telle PME locale.

S.D : Il y a une enquête auprès des 2000 conseillers du commerce extérieur de la France que vous avez-vous-même publiée dans les Echos du 30 avril 2008. D’après cette enquête, 65% des conseillers interrogés estiment que l’handicap le plus important des entreprises françaises, reste celui du lobbying dans les réseaux locaux. Comment expliquez-vous cette réticence envers le lobbying de la part des dirigeants de PME à dimension internationale ? Est-ce, d’après vous, un blocage culturel ?

C.F : Il y a deux choses. Premièrement il y a bien un blocage culturel. Le lobbying en France est considéré comme sale. Les Anglo-saxons n’ont aucun problème avec ces pratiques, en revanche les Français ont du mal à dire qu’ils font du lobbying même à Bruxelles. Après j’aurais tendance à dire que les réponses des conseillers du commerce extérieur sont à la fois une réponse et une non-réponse. C'est-à-dire que où que vous alliez, il faut savoir à quelle porte il faut frapper, à quel moment et de quelle façon etc. C’est la même chose en France ou à l’étranger. Dans un pays comme la France où il n’y a pas forcément la culture de l’international et de l’export, c’est assez peu étonnant de noter que lorsqu’un chef d’entreprise français arrive sur un marché à l’étranger, il ne connaît pas les acteurs-clefs sur place. Ensuite cette enquête voulait également évaluer l’efficacité des réseaux français à l’étranger, y compris les conseillers du commerce extérieur.

S.D : Pensez-vous qu’il y a un problème de lisibilité du système public de soutien à l’exportation des entreprises françaises ?

C.F : A ce propos je suis gentil avec les Missions Economiques (ME) mais moins sympathique avec les Chambres de Commerce et d’Industrie (CCI) et les Conseillers du Commerce Extérieur. Pour ce qui est des ME, ce sont des fonctionnaires qui sont très bons sur le régalien ainsi que sur l’analyse macroéconomique et ce genre de choses. Mais je n’attends pas par exemple du spécialiste du secteur du textile-habillement d’une PME qu’il connaisse tous les relais. Par contre un Conseiller du Commerce Extérieur, à ma connaissance c’est un chef d’entreprise qui pratique sur le terrain. Donc lui doit connaître les relais efficaces. Et quand je vois l’enquête dont vous faites allusion, je me dis qu’il y a un problème à partir du moment où ce sont eux qui disent que c’est le principal handicap [le lobbying dans les réseaux locaux] des entreprises françaises à l’étranger alors que c’est une de leurs principales missions à assurer normalement.

S.D : Donc vous constatez que les Conseillers du Commerce Extérieur ont des difficultés à tisser et développer des réseaux locaux à l’étranger ?

C.F : Absolument. Actuellement, on a une tendance à avoir une vision catégorique de la situation. On part du principe que le service public n’est pas bon et que donc forcément le service privé est bien plus efficace. Or, c’est comme partout. Vous avez des ME qui sont bonnes et d’autres qui sont mauvaises, comme vous avez des CCI qui sont bonnes et d’autres qui sont nulles. Et malheureusement, j’estime qu’il y a beaucoup de Conseillers du Commerce Extérieur qui sont très médiocres parce que très souvent, c’est un poste de notable que vous obtenez généralement quand vous êtes implanté depuis longtemps dans un pays et que vous êtes à la tête d’une filiale d’un groupe important. A partir de là, il y a des gens qui prennent ça à cœur et d’autres qui n’en font pas plus.

S.D : La « machine exportatrice » française a cédé du terrain en 10 ans. On s’aperçoit que depuis trop longtemps, la France est restée prisonnière d’un tropisme régional en partie hérité de son passé colonial, qui l’a conduit à concentrer 80% de ses exportations vers sa zone traditionnelle de commerce extérieur, à savoir l’Union Européenne, l’Afrique, le Proche et Moyen-Orient. Or les zones de forte croissance, à savoir l’Asie et l’Amérique Latine, contribuent seulement à 20% du total de nos exportations alors que ces zones de forte croissance pèsent plus de la moitié du commerce mondial.

Comment expliquez-vous la difficulté des entreprises françaises (en particulier les PME) pour se déployer dans ces zones de forte croissance ?

C.F : Je pense que c’est un fort déficit de la culture internationale de la France. Historiquement, on s’aperçoit que les entreprises françaises vont à un moment donné à l’international, souvent par opportunisme, souvent par le bais d’une rencontre au hasard qui leur informe des possibilités commerciales dans tel pays etc. Soit aussi parce qu’une entreprise a des difficultés à survivre en France et qu’elle se dit qu’elle pourrait faire du chiffre à l’étranger. Or il est souvent trop tard d’envisager le déploiement à l’international à ce stade de difficulté car l’exportation implique des coûts non-négligeables. L’exportation implique en plus du temps. Pour assurer une pérennisation à l’export, le patron d’une PME doit un moment ou un autre se consacrer à autre chose que ses fonctions de gestion habituelles. Je vois trop souvent des patrons de PME qui ont trop la tête dans guidon pour gérer sereinement un développement à l’international. La France, c’est quand même extraordinaire, c’est le seul pays où les entreprises sont aidées de A à Z pour l’export. C'est-à-dire depuis le moment où vous envisagez d’exporter jusqu’au moment où vous vendez réellement votre produit à l’étranger. Et pourtant on n’a pas de meilleures performances que les autres. Par exemple en Allemagne, il n’y a pas de Ministère du Commerce Extérieur mais l’équivalent de la COFACE. Les entrepreneurs allemands ont plus d’aides au niveau régional dans les Länder.

Si vous prenez les Allemands ou les Anglais ou même les Italiens ou les Espagnols, il y a une culture industrielle plus forte. C’est-à-dire qu’un entrepreneur allemand, anglais, etc. qui créer sa boîte, a l’idée dès le départ d’en faire un groupe important à dimension internationale. En France malheureusement, on est encore souvent avec des gens qui créent leurs emplois et qui à partir de là, on des visions assez restrictives du développement de leur activité. Il ne faut pas négliger non plus le fait que les Français parlent assez peu les langues ce qui les freine pour l’expatriation. Par rapport aux Allemands par exemple, il n’y a aucune comparaison. Les Allemands parlent beaucoup mieux l’Anglais que nous. Il y a également des problèmes de structures financières. La PME allemande est deux à trois fois plus solide financièrement que la PME française, ce qui aide pour faire de l’international.

S.D : Si l’on prend le cas de la Chine, on s’aperçoit que la France a cédé du terrain vis-à-vis de l’Allemagne. On estime que les exportations françaises représentent environ 13% du total des exportations de la zone euro à destination de la Chine. Actuellement, un produit européen sur deux vendu à Pékin est d’origine allemande. Selon les statistiques de la Douane chinoise, la France se trouve au 4ème rang des partenaires commerciaux de la Chine au sein de l'Union européenne, avec un volume d’échanges commerciaux de 13,39 milliards de dollars contre 41,8 milliards USD pour l’Allemagne en 2006. Enfin, la France ne réalise que 12% de ses exportations avec les pays dits « émergents » contre 17% pour l’Allemagne. Quelles sont, selon vous, les principales faiblesses dans la stratégie des entreprises françaises pour l’exportation de leurs produits en Chine et les autres pays dits « émergents » ?

C.F : Il y a le tissu français de PME qui est insuffisant et puis les structures de coûts qui sont différentes. Je ne suis pas forcément un « va-t-en-guerre » des 35 heures mais c’est vrai que les 35 heures ont planté la structure financière d’un certain nombre d’entreprises. Une autre piste également. La structure du commerce extérieur français est différente de celui de l’Allemagne, c'est-à-dire que les Allemands font beaucoup dans les biens d’équipement, à savoir des produits dont les pays en développement ont tendance à acheter en priorité. Il y a également l’image des produits allemands je pense. Il suffit de regarder l’enquête réalisée chaque année du COE-Rexecode sur l’image des produits européens de consommation1. Cette enquête souligne clairement que les produits allemands ont une meilleure image que la plupart des autres produits européens.

S.D : Cet écart du commerce extérieur entre la France et l’Allemagne ne révèle-t-il pas une inadéquation des produits français avec les besoins indispensables des pays émergents en termes d’équipements ?

C.F : Ce n’est forcément une mauvaise adaptation de nos produits. On peut penser que dans quelques années, et c’est ce que je souhaite d’ailleurs, que la Chine achètera moins de machines-outils à l’Allemagne et qu’elle se tournera davantage vers des produits de consommation où la France aura davantage sa carte à jouer. Après ça reste un des facteurs d’explication. Si on connaissait toutes les raisons qui expliqueraient la meilleure performance du commerce extérieur allemand, on aurait commencé à y remédier depuis un certain temps. C’est tout un ensemble de facteurs, allant de la mentalité, de la structure financière des PME, de la différence d’influence dans les réseaux locaux, de la coordination des acteurs publics sur place etc.

S.D : Pensez-vous que la dimension politique pour la promotion du commerce extérieur est suffisante en France ?

C.F : Il faudrait pour commencer qu’il y ait plus de stabilité au poste de Ministre du Commerce Extérieur. Sur trente ans, il y eu beaucoup trop de changements à ce poste, ballotés au fil des gouvernements. La fonction avait même disparu dans le premier Gouvernement Raffarin en 2002.

En fait, je ne suis pas sûr que le Commerce Extérieur intéresse réellement. Quand on était en excédent, on était content les premières années puis après on en a plus trop parlé. Puis quand on a découvert qu’on était dans le rouge, tout le monde en a parlé et s’est affolé. Quand vous regardez la campagne présidentielle de l’année dernière, le déficit du commerce extérieur n’était pas un thème. On trouvait à la place le thème des délocalisations par exemple, mais le déficit commercial en tant que tel, ce n’est pas un thème porteur. Je n’ai plus le chiffre exact en tête mais toujours est-il que le budget public consacré au Commerce Extérieur est ridicule. Quand Christine Lagarde affirme que l’on est dans un déficit commercial historique et que dans le même temps, les exportations sont au plus haut, elle a raison. Historiquement les exportations sont au plus haut mais les importations aussi. Je pense que le Commerce Extérieur est un faux thème important parce que je pense que l’on a une classe politique qui reste très centrée sur elle-même sur les questions nationales. Quand vous rentrez au Gouvernement, vous ne rêvez pas d’être nommé au Commerce Extérieur. D’ailleurs ça a un peu changé car pendant longtemps vous avez eu des radicaux de gauche ou de droite à ce poste tout simplement parce qu’il fallait mettre un radical au Gouvernement. On leur donnait le Commerce Extérieur en sachant bien que ce n’était pas un Ministère très prisé.

S.D : Avez-vous des retours de la part des chefs d’entreprises sur la perte des parts de marchés de la France en Afrique ? Constatez-vous une érosion de l’influence française en Afrique ?

C.F : Le cas de l’Afrique est un cas particulier dans le sens où si vous prenez le côté parts de marché, ou le côté investissements, vous vous apercevrez que la présence française est assez forte mais c’est une présence ancienne. Vous avez des boîtes françaises qui sont là depuis des dizaines d’années et qui augmentent leurs investissements ou augmentent leurs chiffres d’affaires mais dans des zones où vous avez très peu de nouveaux entrants. Ces entreprises capitalisent une expérience qu’elles ont eue dans les cas les plus extrêmes à l’époque des colonies ; dans les cas les plus récents quand il y a eu des phases de croissance dans certains de ces pays, conjuguées avec une ouverture économique et démocratique. Encore une fois, il y a très peu de nouveaux entrants dans les zones ou il y a encore une forte présence française, car ce sont des zones qui n’intéressent pas plus que ça économiquement.

On parle énormément des Chinois. Ils ont deux forces : dans les pays africains où le pouvoir d’achat est quasi inexistant, la Chine est en mesure de proposer des produits à des prix absolument imbattables de consommation courante. Deuxièmement, une fois que les Chinois pénètrent le marché du BTP en Chine, ils n’ont aucun état d’âme. Ils arrivent avec leur matériel, leur personnel et travaillent 24h/24. Aucune boîte occidentale en face ne peut employer des moyens comme la Chine.

Le problème ensuite c’est de définir des priorités. Quand vous prenez un crible des évolutions de marchés, vous trouvez alors normal d’encourager les entreprises à aller faire du business en Asie puisque c’est la plus forte région en termes de croissance économique. Pendant ce temps, personne ne va s’inquiéter que les entreprises françaises délaissent l’Afrique par exemple. Et puis d’un seul coup on réalise que les Chinois sont de plus en plus présents en Afrique et qu’on l’on doit défendre nos zones traditionnelles de commerce. Sauf qu’on ne peut pas envoyer les entreprises partout. D’un côté vous allez dire que les entreprises françaises ne vont pas assez dans les pays émergents, et quand elles s’y rendent en masse, les entreprises délaissent davantage les pays africains ce qui nous fait perdre des parts de marchés. Et si les entreprises restent en Afrique, elles vont gagner moins qu’en Asie. Au final vous allez où ?

S.D : Vous faites quand même le même constat que moi, à savoir que la France n’est pas assez présente sur les zones à forte croissance ?

C.F : C’est vrai mais vous ne pouvez pas enlever le poids historique. Si vous prenez le cas des Espagnols, leur commerce extérieur se concentre principalement en Amérique Latine, en Afrique du Nord et au sein de l’UE. Les boîtes espagnoles sont également dans leur zone historique. Après il n’y a que les aléas de l’histoire qui font que vous n’êtes pas forcément présent dans les bonnes zones de croissance. Les Allemands sont assez peu présents en Afrique mais on avait repris leurs colonies après la Première Guerre mondiale. Les Britanniques ont eu de la chance pour l’Asie. Ils ont été historiquement sur les bonnes zones. Prenez par exemple la situation qu’il y avait au siècle dernier en Asie, en enlevant l’Inde. Vous comparez les Britanniques et les Français. Vous demandiez à l’époque qui avait le plus de chance d’avoir les meilleurs revenus au cours du XXème siècle. On vous répondait que c’était les Français car ils étaient présents au Vietnam etc. Les Britanniques quant à eux étaient présents davantage en Birmanie ce qui présentait moins d’avantages. Moralité, l’histoire a fait que les zones historiques d’influence françaises en Asie sont des zones qui se sont le plus refermées. On ne peut pas occulter l’histoire des relations commerciales internationales.

S.D : Pour revenir sur les annonces des grands contrats lors des voyages présidentiels, ce qui me frappe c’est la différence des montants annoncés entre la Présidence de la République et les entreprises concernées. Je me demandais donc qui étaient les journalistes présents durant ces voyages présidentiels. Est-ce uniquement le service de presse de l’Elysée, ou bien y-a-t-il également des journalistes de grands quotidiens nationaux qui peuvent vérifier les montants annoncés ?

C.F : Je vais être très cynique. Si on m’envoie en Afrique du Sud ou au Kazakhstan, ce n’est pas pour que j’écrive « il ne se passe rien ». Donc dès qu’il se passe quelque chose, on va avoir tendance à en parler. Vous avez aussi parfois la communication des boîtes même qui n’est pas très claire. AIRBUS vous annonce parfois des contrats ; et vous n’avez pas forcément le temps de vérifier entre les avions achetés fermement, des options d’achat et ainsi de suite. Quand vous avez peu de place pour l’écrire, c’est plus facile de dire « AIRBUS décroche un accord sur 25 appareils » plutôt que de dire « AIRBUS décroche un accord sur 10 appareils qui sont payés cash, 10 autres qui devraient être payés d’ici 6 mois, et 5 autres qui doivent encore être confirmés mais qui doivent logiquement être vendu sûr à 70% ». Vous dites systématiquement qu’il y a 25 AIRBUS de vendu.

S.D : Justement, y a-t-il un suivi sur place de la part des journalistes auprès des patrons des entreprises pour vérifier les montants des contrats entre ceux qui sont annoncés et ceux qui sont réellement conclus au final ?

C.F : Ca dépend des journalistes. Vous suivez ou pas vos dossiers. Quand vous annoncez par exemple que la compagnie Tartempion commande dix A380, on va vous faire un communiqué en disant « Tartempion a reçu ses dix A380 ». Parce ce que c’est un avion symbolique. Mais pour un A320, vu le nombre, il n’y a pas grand intérêt d’annoncer six mois après que les A320, qui avaient été annoncés six auparavant par Sarkozy, ont été livrés. Ca ne change pas grand-chose si vous voulez. Quand la Chine annonce l’achat de X avions, les journalistes qui connaissent le fonctionnement des choses, se posent toujours la question quand est-ce que la Chine avait déjà acheté ces avions. Parce que sur la plupart de ces contrats, vous avez l’option d’achat, la signature, la signature ferme et ainsi de suite.

S.D : Et puis il y a le côté business de la presse si je puis dire qui vous impose en quelque sorte de faire des titres accrocheurs ?

C.F : La presse n’est pas au-dessus de tout. Je veux dire qu’on fait un produit pour le vendre. Je reviens du Kazakhstan. Mon but à moi c’est que vous lisiez un article du Kazakhstan alors que vous n’en avez peut-être rien à faire du Kazakhstan, et à la limite moi non plus d’ailleurs. Mais le but ce que lorsque vous voyez le titre et la mise en forme de l’article vous ayez envie de le lire. Ca veut dire aussi qu’on fait du tri. Et par définition, j’ai une place limitée donc je ne vais pas mettre tout ce que j’ai obtenu pendant une semaine.

S.D : En discutant avec une journaliste, j’ai appris que certains journalistes plutôt malins se faisaient payer par des chefs d’entreprises pour annoncer de l’information inexacte pour déstabiliser la concurrence. Avez-vous déjà entendu ce genre de pratiques ?

C.F : Pas à ma connaissance. Ca existe sûrement, il y a de tout dans ce métier. En ce qui me concerne, on ne me donne pas de l’information parce que je suis un garçon sympathique et qui a le sens de l’humour. On me donne des informations à un moment ou à un autre parce que je travaille aux Echos et que c’est utile de m’utiliser comme relais. Maintenant qu’une entreprise ait fait passer une information par le biais d’un journaliste pour gêner un concurrent, ça se voit régulièrement. De toute façon, le risque de manipulation quand on fait ce métier est toujours important. Par exemple quand vous faites un salon international, vous avez intérêt à parler plusieurs langues et à aller écouter les débriefings sur les mêmes questions de deux ou trois pays où les entreprises bien souvent ne disent pas du tout la même chose. Après j’aurai tendance à dire que c’est humain et que l’information est un outil parmi d’autre dans la compétition économique. C’est pour ça que vous avez toutes les attitudes possibles et inimaginables qui vont de la boîte qui va communiquer à tout-va à celle qui est complètement fermée et qui ne laisse rien passer.

S.D : Finalement faites-vous le même constat que moi, à savoir que l’on parle beaucoup plus des victoires que des défaites commerciales française ?

C.F : Je ne suis pas étonné que vous ayez du mal à trouver des sources ouvertes sur ce sujet en tous cas. Je crois qu’on parle plus facilement des échecs des autres que de ses propres échecs. Statistiquement dans la presse française, on devrait trouver plus facilement des articles expliquant pourquoi tel groupe américain, allemand ou espagnol n’a pas réussi à décrocher tel contrat contre un groupe français que le contraire. On peut toujours écrire sur tout, ce sont les joies de ce métier. Après, tout dépend du message que vous voulez faire passer. Par exemple actuellement il y a une crise financière majeure. Qu’est-ce que vous voulez ? Davantage d’articles sur « ces entreprises qui réussissent malgré la crise » ou bien « ces entreprises qui sont enfoncées par la crise » ? Les deux titres sont vrais et je peux les écrire. Après vous avez des canards et ce sera le premier qui sera le plus vendeur. Après tout est une question de mise en forme et de perception. Le principe est toujours le même. Vous écrivez un article pour votre lecteur. Une fois que vous avez bien défini votre lecteur vous adoptez une continuité de style et de mise en forme.